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Tchernobyl, 26 avril 1986. Le monstre se déchaîne

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 Chronique de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl - 2 

26 avril 1986. 1 h 23. En moins de cinq secondes, le réacteur s’est emballé, dépassant sa puissance jusqu’à cent fois. Il n’était plus contrôlable, les barres de modération de la réaction nucléaire ayant été éjectées. Des explosions successives se produisent, suivies d’une autre, si forte que la dalle de 1 000 tonnes de béton située au-dessus du bâtiment est projetée dans les airs, retombant inclinée sur le cœur du réacteur, qui s'entrouvre alors. Un gigantesque incendie se déclare. Plus de 100 tonnes de combustibles radioactifs entrent en fusion. Un immense faisceau de lumière aux reflets bleuâtres monte du cœur du réacteur, illuminant l'installation dévastée, plongée dans l'obscurité.

Centrale nucléaire de Tchernobyl, Ukraine

« Ceux qui ont mené l'expérience, expliquera par la suite le Pr Vassili Nesterenko [ref]Vassili Nesterenko, physicien biélorusse, directeur de l'Institut de l'énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie de 1977 à 1987. Il a cherché à limiter les effets sanitaires de la catastrophe, et aussi à en limiter l'ampleur ; il est intervenu lui-même comme liquidateur pour larguer par hélicoptèredirectement dans le réacteur en fusion des produits de colmatage. Trois des quatre passagers de l’hélicoptère sont morts des suites de l’irradiation. Lui a survécu jusqu’en 2008.[/ref], se sont lourdement trompés dans leurs calculs. La puissance du réacteur a brusquement baissé à 30 mégawatts, au lieu des 800 mégawatts escomptés. Ils ont alors levé les barres mobiles pour augmenter la puissance. Mais là, à la suite d'un défaut de fabrication, l'eau a rempli l'espace qu'avaient occupé les barres. La puissance est montée en flèche et l'eau est entrée en ébullition. Une radiolyse de l'eau a commencé à se produire, ce qui a provoqué la formation d'un mélange détonant d'oxygène et d'hydrogène. Ces premières petites explosions ont éjecté entièrement les barres mobiles destinées à arrêter le réacteur en cas de panne, le réacteur n'était donc plus contrôlable. En 5 secondes, sa puissance a augmenté de 100 fois ! Les expérimentateurs ont alors essayé d'enfoncer de nouveau les barres, mais trop tard. Une immense explosion s'ensuivit. »

Tchernobyl-horloge
Quand tout a basculé. [Musée de Tchernobyl]
Historien français, de père russe, Nicolas Werth est un spécialiste de l’histoire de l’Union soviétique. En 2006, dans la revue L’Histoire, à l’occasion du vingtième anniversaire de la catastrophe, il en reconstituait la genèse. Il reliait ainsi les faits au contexte politico-économique du régime soviétique à bout de souffle. Son analyse se nourrit d’un voyage qu’il effectue alors en Ukraine. Voici comment il reconstitue ce qui demeure jusqu’à présent l’accident nucléaire le plus grave de la planète (On évitera l’inutile et sordide comparaison avec Fukushima et ses quatre installations dévastées ; les contextes sont différents et les conséquences également, bien que tout aussi incommensurables.)

« Viktor Petrovitch Brioukhanov [le directeur] est réveillé à 1 h 30 du matin. Pour tenter d'éteindre l'incendie, il fait appel à une simple équipe de pompiers de la ville de Pripyat […]. Le directeur téléphone au ministère de l'Énergie, à Moscou, vers 4 heures du matin. Il se veut rassurant, affirme que " le cœur du réacteur n'est probablement pas endommagé ".

« Avec un équipement dérisoire, sans aucune protection spécifique, quelques dizaines de pompiers s'efforcent de maîtriser l'incendie, comme s'il s'agissait d'un feu ordinaire. Au petit matin, celui-ci est circonscrit. Mais le cœur nucléaire du réacteur endommagé et le graphite continuent de se consumer, dégageant dans l'atmosphère une très forte radioactivité. Les pompiers, gravement irradiés, sont évacués vers l'hôpital local, puis, leur état empirant, acheminés vers Moscou, où la plupart meurent, dans d'atroces souffrances, au cours des jours suivants.

« Ce n'est qu'après l'extinction de l'incendie généré par l'explosion que la direction de la centrale prend enfin conscience de la gravité de la situation : le coeur du réacteur est atteint ! Mais personne, parmi le personnel de la centrale, ingénieurs, techniciens, cadres dirigeants compris, n'a jamais été préparé à faire face à une situation pareille. La panne la plus grave envisagée par les constructeurs était une rupture du système principal de refroidissement !

« Brioukhanov n'ordonne, dans l'immédiat, aucune évacuation. Or, au moment de l'explosion, plus de 200 employés travaillaient à la centrale, et plusieurs centaines d'ouvriers s'affairaient à la construction des cinquième et sixième réacteurs. Dans la matinée du 26 avril, les alentours de la centrale grouillent de pompiers et de militaires appelés en renfort. En ce samedi matin, les habitants de Pripyat vaquent tranquillement à leurs occupations. Près de 900 élèves, âgés de 10 à 17 ans, participent même au "Marathon de la paix" qui, de Pripyat au village de Kopachy, distant de 7 kilomètres à peine du réacteur dévasté, fait le tour de la centrale !

« Entre-temps, à Moscou, une commission gouvernementale est mise sur pied. Quelques-uns de ses membres prennent l'avion pour Tchernobyl. Valeri Legassov, un haut responsable du nucléaire soviétique, témoigne : " En nous approchant de Tchernobyl, dans la soirée du 26 avril, nous fûmes frappés par la couleur du ciel. A une dizaine de kilomètres, une lueur cramoisie dominait les

Tchernobyl explosion

environs. Pourtant, les centrales nucléaires ne rejettent habituellement aucune fumée. Mais ce jour-là, l'installation ressemblait à une usine métallurgique surmontée d'un épais nuage assombrissant la moitié du ciel. Les responsables étaient perdus, paralysés. Ils ne savaient où donner de la tête et n'avaient reçu aucune directive. Les employés des trois autres blocs atomiques de la centrale n'avaient toujours pas quitté leur poste. Personne n'avait pris soin de débrancher la ventilation intérieure et les radioéléments s'étaient répandus à travers toutes les installations de la centrale"

« Le chef de la commission gouvernementale, Boris Chtcherbina, l'un des vice-présidents du Conseil des ministres de l'URSS, arrivé sur place vers 21 heures, décide enfin d'ordonner l'évacuation, à partir du surlendemain, 28 avril, 14 heures, de la population dans un rayon de 30 kilomètres autour de la centrale, et de faire appel à l'armée de l'air pour tenter d'ensevelir le coeur du réacteur nucléaire en fusion sous du sable et d'autres matériaux.

« Il faudra quinze jours à des équipes spécialisées pour étouffer la réaction nucléaire en déversant, depuis des hélicoptères, plusieurs milliers de tonnes de sable, d'argile, de plomb, de bore (qui a la propriété d'absorber les neutrons), de borax et de dolomite. Plus de 1 000 pilotes participèrent à ces opérations menées à bord d'hélicoptères militaires gros porteurs.

[© Tass]
[© Tass]
« Atteindre le coeur du réacteur – un objectif d'une dizaine de mètres de diamètre – depuis une hauteur de 200 mètres était une tâche ardue. Il fallait faire très vite : à cause de la formidable radiation qui se dégageait du réacteur en fusion – 1 500 rems [ref]Soit 3 000 fois plus que la dose maximale tolérée en France par an pour une personne. Le rem est une unité de mesure d'équivalent de dose de rayonnement ionisant.[/ref] à 200 mètres de hauteur –, les pilotes ne pouvaient pas rester plus de 8 secondes à la verticale du réacteur. Les premiers jours, les deux tiers des largages manquèrent leur cible. En chutant, les gros paquets de sable explosaient sous l'effet de la chaleur. Les jours passant, les ratés se firent plus rares. Le 30 avril, 160 tonnes de sable, mélangé à de l'argile pour former une masse plus compacte, furent ainsi jetées sur le coeur nucléaire en fusion. Les radiations chutèrent brusquement. Mais le lendemain on s'aperçut que le sable avait fondu et que les rejets de radionucléides avaient repris de plus belle.

« On décida alors de déverser d'énormes paquets en grosse toile de parachute contenant des centaines de lingots de plomb, de la dolomite et du bore. Mais une nouvelle menace se profila. Les fondations de la centrale montraient des signes d'affaissement. Il fallait les renforcer pour empêcher le combustible nucléaire fondu de pénétrer massivement dans les sols. Des centaines de mineurs du Donbass furent appelés en renfort pour creuser un boyau de 170 mètres de long jusque sous le réacteur. [Ndlr : Dans le but de prévenir une nouvelle explosion et de protéger la nappe phréatique].

« Le 6 mai, l'émission de radiations chuta fortement, pour atteindre 150 rems. Le combat, néanmoins, n'était pas gagné. Valeri Legassov témoigne : " Le 9 mai, le monstre avait apparemment cessé de respirer, de vivre. Nous nous apprêtions à fêter la fin des opérations, qui coïncidait justement avec le jour anniversaire de la victoire sur l'Allemagne nazie. Mais un nouveau foyer s'est déclaré. On ne savait plus ce qu'il fallait faire. On ne savait pas ce que c'était. Cela ressemblait à une masse incandescente composée de sable, d'argile et de tout ce qui avait été jeté sur le réacteur. On se remit au travail et on jeta encore 80 tonnes supplémentaires sur le cratère fumant."

« […] Le général Berdov fit venir 1 200 autobus de Kiev. Les 45 000 habitants de Pripyat furent évacués en premier, dans l'après-midi du 28 avril. Ils ne furent avertis de leur départ que quelques heures plus tôt, par la radio locale. "Ne prenez que le strict nécessaire : de l'argent, vos papiers et un peu de nourriture. Aucun animal domestique. Vous serez vite de retour. Dans deux ou trois jours".

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"Vous serez vite de retour !" [d.r.]
« Dans la soirée, les évacués arrivèrent dans la région rurale de Polesskoie, distante d'à peine une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest. On les "installa" chez les paysans du coin. Tous les bâtiments d'exploitation, granges, hangars, étables, furent réquisitionnés. Nombreux étaient ceux qui souffraient déjà de nausées et de diarrhées, premiers signes d'une forte irradiation. Or, dans ces villages, aucune assistance médicale n'était disponible. Comble de l'absurde : la région de Polesskoie était elle-même fortement contaminée !

« Pour tenter d'éviter que les évacués ne se sauvent, ordre fut donné à chacun de pointer quotidiennement à l'administration locale, comme devaient le faire les déportés sous Staline. Des cordons de police furent déployés sur les routes et les voies ferrées pour intercepter les fuyards. Nonobstant tous les obstacles, des milliers de personnes s'enfuirent pour rejoindre Kiev ou une autre grande ville, amplifiant la rumeur sur la catastrophe qui venait de se produire.

« Dans les premiers jours de mai, l'évacuation s'amplifia : près de 100 000 personnes, habitant dans une zone d'une trentaine de kilomètres autour de la centrale, furent évacuées à leur tour. Pour la plupart, simples kolkhoziens n'ayant jamais quitté leur village, ce déplacement forcé, qui faisait remonter chez les plus âgés les souvenirs du grand exode de l'été 1941, constitua un profond traumatisme.

« Les évacuations se prolongèrent jusqu'au mois d'août, après que les législateurs soviétiques eurent défini quatre "zones de contamination" […]

« Au total, quelque 250 000 personnes furent, en trois mois, évacuées des trois premières zones. En un an, une nouvelle ville, Slavoutitch, à une soixantaine de kilomètres de la centrale, sortit de terre. Fin 1987, elle comptait déjà plus de 30 000 habitants. De nombreux occupants des zones contaminées furent également relogés dans des banlieues de Kiev. Le gouvernement octroya à chaque évacué des indemnités : 4 000 roubles soit un an environ de salaire moyen par adulte et 1 500 roubles par enfant.

[Prochain article : Comme un nuage]

 

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Gerard Ponthieu

Journaliste, écrivain. Retraité mais pas inactif. Blogueur depuis 2004.

Une réflexion sur “Tchernobyl, 26 avril 1986. Le monstre se déchaîne

  • Custaud Pierre

    Le diable se cache dans le détail. Parler de Tchernobyl, c’est loin, c’est simple. La lec­ture du dérou­lé de la catas­trophe par le détail des faits montre l’am­pleur de l’hor­reur. J’imagine la même chose dans la val­lée du Rhône. Avec le mis­tral, c’est,entre autre, tout Marseille qu’il fau­dra éva­cuer en quelques heures, et…pour quelques siècles !

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