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Comment le nucléaire marque le clivage entre productivisme et humanisme

Quand il se fait prédicateur de l’Apocalypse, ce n’est pas ce que j’aime le plus chez Paul Virilio, ce penseur de la technologie alliée à la vitesse. C’est sans doute à cause du ton, par trop péremptoire. Pourtant, lorsqu’il prédit que tout ce qui peut arriver finit par arriver il est imparable et nous plonge le nez dans l’actualité la plus « radieuse ». Ainsi, je résume en substance, en inventant le chemin de fer, l’homme a inventé le déraillement. De même pour l’auto et les platanes, l’avion et les crashes, les centrales nucléaires et Fukushima ou Tchernobyl.

 

Merci donc, Paul V. d’avoir fait de ces évidences l’un des pivots de nos modernités infernales.

 

S’agissant du nucléaire, nous nous voyons projetés dans un autre registre que celui de l’accident, même le moins banal. Ainsi devons-nous nous attendre, hélas, aux 600 ou même 800 cadavres qu’il faudra dénombrer du crash « annoncé » d’un A-380 – l’appareil probablement vanté dans les prospectus comme « le plus sûr du monde ». On sait : il en fut de même du Concorde, …jusqu’à son dernier vol. On reparlera une autre fois de l’épopée fatale du Titanic.

 

Mais le nucléaire… Ici, nous changeons totalement de registre puisque, même en ayant déjà décrété les actuelles installations comme les « plus sûres du monde », cette prétention-slogan se fracasse contre la terrible « loi » de Paul V. Et aujourd’hui, la terrifiante et désolante actualité oblige les technocrates – au sens strict : « qui gouverne par la technique » – à ajouter une couche supplémentaire à ladite sûreté prise en défaillance. Madame Areva s’est ainsi dépêchée, au troisième jour de l’Apocalypse japonaise, de promouvoir le super-modèle déjà en magasin sous l’appellation magique de « EPR ». Si les Japonais, eut-elle l’outrecuidance d’énoncer en substance, avaient été équipés de centrales EPR, ils n’en seraient pas là !

 

Madame Areva, dans la catégorie générique des technocrates, fait partie de la sous-espèce dite des « nucléocrates » – ceux qui gouvernent par le nucléaire. Il s’agit de têtes d’œuf, donc « bien faites et bien pleines » des dogmes de l’infaillibilité de la chose atomique. Tellement bourrées de ladite chose qu’il n’y a plus, dans ces cerveaux ainsi saturés, la moindre place pour quelques réflexions et connaissances qui limiteraient leurs orgueilleuses prétentions et les ouvriraient, sinon vers une franche humanité, du moins vers un sens authentique du bien commun.

Madame Areva : "Nous, les enseignements on les a déjà tirés dans tous nos "designs" (sic)

 

Passagèrement secoués par la catastrophe de Tchernobyl, ils ne manquèrent pas de se remplumer lors de ce dernier quart de siècle, qui vit aussi l’émergence d’une relève de génération toute neuve, pimpante, sûre d’elle et conquérante…

Je ne dis pourtant pas de ces gens qu’ils seraient des imbéciles. Non. Ils ont aussi une âme… Pensent dans leurs têtes (limitées comme on sait), peuvent présenter des accès de lucidité passagère, mais en fin de parcours ne voient même pas jusqu’au bout de leur nez. On parlerait alors de dangerosité irresponsable. Je le dis pour en avoir souvent fréquenté dans des situations professionnelles et m’être étonné devant leur forme de schyzophrénie également professionnelle. (Ce qui n’est pas propre à leur milieu et pourrait peut-être se généraliser à de nombreux autres domaines d’activité – celle des journalistes, par exemple…). Je le dis aussi pour avoir apprécié la compagnie et la conversation de certains d’entre eux, plus sincèrement lucides que d’aucuns, et pourtant enserrés dans le même blindage d’appareil clos.

 

Mais si nous changeons de registre par rapport aux autres énergies et aux autres systèmes techniques, c’est à cause des conséquences que peuvent entraîner ces irresponsables. Le prototype quasi parfait est apparu il y a 25 ans sous les allures du « Professeur » Pellerin, “expert en radioprotection”. Son procès n’a d’ailleurs toujours pas eu lieu et file même à pleine allure vers le non-lieu. Trop d’enjeux – atomiques autant que politico-économiques – se trouvent en cause derrière ce commis de l’État déguisé en scientifique et avec lequel des milliers de cancéreux d’aujourd’hui ont de sérieux comptes à régler.

 

Les conséquences de tout accident nucléaire, en effet, dépassent toujours et de loin toutes les « prévisions » technocratiques et de beaucoup plus encore toutes celles qui oseraient évaluer les coûts humains. Si pour Tchernobyl on a pu estimer à environ 8 milliards de dollars de l’époque le seul coût du « traitement » de l’accident, on n’ose avancer une donnée chiffrée qui prendrait en compte le coût total de l’ensemble du drame concernant : les 600.000 « liquidateurs » et leurs proches ; les habitants les moins éloignés de la centrale, en Ukraine et en Biélorussie ; les conséquences économiques induites. Seul « avantage » : l’accélération de la fin du régime soviétique…

“Civil” ou militaire, en URSS comme aux USA, en France comme au Japon, en Iran comme en Chine, le nucléaire n’est jamais discuté ni débattu. Il est imposé au nom de situations présentées comme des impératifs conjoncturels – géopolitiques, guerriers, économiques (chocs pétroliers notamment). De nos jours, le nucléaire s’est même “verdi” à la faveur du réchauffement climatique et sous prétexte qu’il ne produit pas de gaz à effet de serre – et alors qu’il représente moins de 2% de l’énergie produite dans le monde et n’a donc qu’un effet négligeable sur ce réchauffement*. La communication d’entreprises comme EDF et Areva repose pourtant sur cet argument fallacieux. C’est aussi, bien sûr, le leitmotiv des lobbies nucléaristes. Les uns et les autres évacuant à leurs manières – c’est le cas de le dire – la question des déchets, pour l’heure insoluble, et celle de l’extraction de l’uranium (comme au Niger).

 

Bref, les politiques nucléaires, pour le peu qu’on en pousse l’analyse, apparaissent comme les plus antidémocratiques qui soient. C’est un monde opaque qui s’habille de transparence. Une escroquerie intellectuelle, politique, économique. C’est ainsi qu’elle est, ces jours-ci, relayée par le pouvoir et jusqu’à une grande partie des socialistes, pour ne parler que d’eux. En quoi le nucléaire ne constitue pas un point de clivage “parmi d’autres” : il est révélateur d’une conception du monde et des valeurs destinées à le gouverner, entre productivisme et humanisme.

 

Quant à l’introuvable éthique financière… On sait que les calculettes boursières surchauffaient à leur manière dès le début de l’accident de Fukushima à l’idée de se goinfrer avec la réparation projetée de ce grand malheur même pas achevé ! Tout comme Madame Areva n’ayant pas lâché son attaché-case de VRP-EPR.

 

Le nucléaire que l’on dit « civil », ne l’oublions pas, émane en premier lieu d’une décision militaire guerrière : en France, celle de De Gaulle commandant  la fourniture du plutonium nécessaire à la fabrication de sa bombe A. N’oublions pas davantage que cette démarche là continue à prévaloir – et pas seulement en Iran –, continuant à alimenter l’arsenal militaire nucléaire à peu près partout dans le monde « technologiquement avancé » – l’avance pouvant bientôt se réduire à assembler des bombes en kit qu’on trouve peut-être déjà dans quelque supermarché spécialisé… D’où cet autre péril lié à la prolifération des matières radioactives.

 

Enfin, cerise sur la bombinette en forme de fausse devinette : Et qui donc, aujourd’hui parti en chevalier blanc, s’apprêtait en 2007, à grands coups de contrats théâtralisés, à vendre de la centrale nucléaire « civile » au Guide du peuple libyen ?

 

On objectera qu’il ne faut pas tout mélanger. Certes. Mais n’empêche : de la Bombe à Tchernobyl, d’Hiroshima à Fukushima, de l’EPR à Kadhafi, sous nos yeux, la boucle se referme et se love sur elle-même. Comme un serpent.

* Soyons précis :  L’électricité nucléaire ne représente que 15,7 % de l’électricité produite dans le monde en 2004, soit 1,7 % de l’énergie finale utilisée. En France, la part du nucléaire est de 76,8 % (2007) dans la production d’électricité. L’électricité nucléaire représente 17,7 % de la consommation finale d’énergie, puisque la part de l’électricité est de 23,0 % de l’énergie finale consommée. Le rendement de l’ensemble des centrales nucléaires installée en France est de 33,0%, les deux autres tiers étant dissipés en calories perdues dans la mer, les cours d”eau ou dans l’atmosphère via les tours d’évaporation.

Sources : DGEMP ; Direction Générale de l’Energie et des Matières Premières. http://futura24.site.voila.fr/index2.htm

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4 réflexions sur “Comment le nucléaire marque le clivage entre productivisme et humanisme

  • Nous sommes en train d’atteindre les limites de la présomption et déraison humaines.
    L’orgueil… la volonté de puissance… et donc le manque d’humilité.
    Prétendre décider pour les autres de leur “bien”, alors qu’en fait, ce que recherche secrètement l’ego de tous ces animaux mal dégrossis, c’est se placer “au-dessus”, c’est (encore plus qu’accumuler des honneurs et des biens)… être le chef de meute, celui ou celle qui est au-dessus du panier.
    Dégoût, dégoût, dégoût…….

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  • Vincent Boucault

    L’analyse de Paul V. n’est que le résultat d’une observation de bon sens. Par essence toute “avancée” technologique a son revers. Mais, s’il l’on excepte l’armement ou certains dégâts collatéraux de catastrophes, le bénéficiaire de la technologie et sa victime sont en général des utilisateurs directs de cette avancée : l’automobiliste, l’usager des transports.
    Le revers nucléaire, c’est la propagation incontrôlable d’un danger impalpable et potentiellement mortel. Il touche tout le monde, qu’on soit consommateur d’énergie nucléaire ou non. C’est effectivement l’achétype du centralisme technocratique. Par nature, si l’on peut dire, il ne peut tolérer de débat. Son existence n’est liée qu’au maintien d’une chape de plomb aussi lourde que devrait être celle qui maintient les réacteurs en confinement. Mais à force de confiner le débat, lui aussi finit par exploser.

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  • Gérard Ponthieu

    Libé n’est jamais si bon que dans les grands moments… aujourd’hui, ne pas rater l’entretien avec Svetlana Alexievitch, cette écrivaine russe auteure de “La Supplication”, un témoignage majeur sur l’après Tchernobyl dont elle dit dans Libé que “la leçon n’a pas été apprise”. Elle dit encore : “En URSS tu devais sacrifier ta vie pour la patrie. Sans l’État totalitaire, la catastrophe de Tchernobyl aurait aussi recouvert l’Europe. Il n’y aurait pas eu ces ressources humaines gigantesques, une telle armée de liquidateurs.[…] Ces gens prêts à intervenir à mains nues n’existent plus.” Au Japon, pompiers et techniciens sur place seront les héros sacrifiés – seulement quelques dizaines de volontaires, ou même quelques centaines; à opposer aux 600 000 liquidateurs soviétiques.

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    • Brice

      Très bonne analyse à mon sens. Merci.

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