jazz

« Das Kapital » au Moulin à Jazz de Vitrolles. Folie joyeuse et grave

Ça se joue dès les premières mesures. On sait alors. On sait que l’affaire va nous emmener loin. Tiens, hier samedi, au Moulin à jazz de Vitrolles. Ce trio bâti pour un complot : s’appeler « Das Kapital », il le fallait par ces temps de finance toxique, de camelote et de spectacle avarié. Sax ténor, guitare, batterie – un siècle à eux trois et plus qu’assez pour secouer le vieux monde.

Daniel Erdmann, souffle de sirocco et vents de la Saxe (saxo de la Saxe, ah ah !), lui qui est né à la frontière des deux Allemagne, mais du moins pire côté. Il a ainsi eu vent de Karl le barbu kapital, mais aussi, vers l’Est, d’un compositeur fameux, Hanns Eisler, qui va nourrir tout le concert en Ballads & Barricads, après le disque du même tonneau.

A l’autre bout de la scène, Hasse Poulsen, maillot rouge, un autre grand gaillard, franco-danois, guitare acoustique passée au labo électrique.

Entre-deux et aux fourneaux, caisse à outils de médecin légiste, allumé tel un Van Gogh dans ses crises, coloriste et jongleur, Keith Jarrett de la batterie – il joue parfois debout –, soit Edward Perraud, déjà bien connu de la police du jazz (et du Moulin en particulier : son concert d’enfer avec Sylvain Kassap, janvier 2007, trois ans tout juste, mémorable).

Tout ça pour planter le décor. Reste le son, inracontable comme la musique. On ne peut que broder autour, quelques mots. Ou raconter des histoires, comme celle de Hanns Eisler qui a réuni nos trois lascars. Né en 1898 à Leipzig (là où a trépassé Jean-Sébastien un siècle avant), mort à Berlin-Est en 1962. Il y a des malchanceux : la Grande guerre, les nazis en 33, les États-unis qui le chassent au nom de McCarthy… Retour en RDA, D comme Démocratie, tu parles… Censuré par les communistes, mais compagnon de route de Kurt Weill et de Bertolt Brecht, l’ancien élève de Schönberg écrira aussi, revanche, des musiques pour le cinéma d’Hollywood. Tout ça pour donner un peu à entendre du son de samedi soir, si tant est qu’on joue/écrit ce qu’on est et qu’on a vécu. Et il y a chez Eisler des sons d’Allemagne de l’Est et, plus généralement dans ses intros, de probables réminiscences de fanfares, de cabarets et de baloches, bientôt perverties et envoyées par nos acolytes vers les cieux du jazz. Alors on croise les fantômes d’Ayler et de Coltrane, et peut-être de Zappa, des audaces de Carla Bley, des bribes d’Opéra de quat’ sous et aussi quelques mesures de l’Internationale.

Le tout débauché en une folie joyeuse et grave, à coups de souffle et de battements – ça chauffe et ça pulse. Sans parler du plaisir des yeux, comme disent les marchands du souk, le plaisir de voir aussi le jazz dans ses ébats entre carpe et lapin, la gestuelle d’Edward P., allumé de la cymbale qu’il envoie valser après rebond sur tom, et la ratrappe au vol, tandis que mugissent les claires et grosses caisses aux peaux triturées, que stridulent les rides et bols tibétains jouissant sous l’archet. Baguettes, mailloches, balais certes mais aussi la baguette des restos chinois et le vieux peigne à dents cassées, c’est dire les sons et leur attirail par lesquels Edward s’envoie littéralement en l’air. Et nous avec. Quel pied !

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Avant ça, heureux pratiquants du Moulin, il y avait une première partie et, permettez : le même ténor Daniel Erdmann, augmenté d’un maître des claviers, Francis Le Bras : le gauche au piano, le droit au Fender-Rhodes. Donc une sorte de trio à deux, un ménage fusionnel, à l’unisson ou en contrepoint, aux harmoniques de champagne (ils habitent Reims…) et de fruits sauvages, comme disent les étiquettes vineuses. Parfum de mangue aussi au nom de l’invité surprise, André Ze Jam Afane, Franco-Camerounais, plus conteur que slameur – en tout cas pas rappeur : tant de douceur et de poésie dans la voix et les mots, un jazzeur en somme, parlant de sa défunte Cousine Marie – on pense à celle de Coltrane – ou de ces trains chargés d’hommes, images parallèles qui se croisent, espèces en mutation.

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© Photos de Gérard Tissier

Voilà, ces quelques lignes comme un rattrapage au concert. Il y a aussi les disques :

Das Kapital, Ballads & Barricades (excellent, restituant au mieux le goût du concert) ; Préhistoire(s), solo d’Edward Perraud ; son site pour découvrir les palettes créatrices et notamment graphiques du bonhomme : http://www.edwardperraud.com/

Daniel Erdmann/Francis Le Bras : Bulu-falassi et Duo (chez Vents d’Est)

Francis Le Bras et Alata : Grain de sable (Vents d’Est)

Et pour la suite des folles soirées du Moulin à jazz : http://www.charliefree.com/

PS. Samedi midi, j’entendais à la radio l’écrivain Raymond Queneau parler musique à laquelle il demeura assez peu sensible jusqu’à sa découverte du jazz (à l’époque de Saint-Germain en compagnie de Vian, avec Gillespie, Ellington, Claude Luter…). Il évoque aussi André Breton, lequel n’aimait carrément pas la musique… « Oui, ajoute Queneau, il avait ses lubies »… Comment ne pas aimer la musique ? Surtout quand on est pape du surréalisme ! Certes… Et comment peut-on être Persan, hein ?

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