Coup de cœurHistoireHommage

« 31 juillet 1914, Jaurès est arrivé tard à L’Humanité… » 3/4 – Croqué par Jules Renard

jean-jauresIls étaient contemporains, se rencontraient et s’appréciaient, fréquentant ces mêmes « salons », lieux de disputation intellectuelle à l’image des salons des Lumières, qui précédèrent la Révolution. Voici le portrait que Jules Renard brosse de Jean Jaurès dans son Journal (22 décembre 1902)

« Jaurès. L’air, un peu, d’un ours aimable. Le cou court, juste de quoi mettre une petite cravate de collégien de province. Des yeux mobiles. Beaucoup de pères de famille de quarante-cinq ans lui ressemblent, vous savez, ces papas auxquels leur grande fille dit familièrement : « Boutonne ta redingote, papa. Papa, tu devrais remonter un peu tes bretelles, je t’assure. »

Arrive, en petit chapeau melon, le col du pardessus relevé.

Une affectation de simplicité, une simplicité de citoyen qui commence bien son discours par « Citoyens et citoyennes », mais qui s’oublie quelquefois, dans le feu de la parole, jusqu’à dire : « Messieurs ».

Des gestes courts — Jaurès n’a pas les bras longs –, mais très utiles. Le doigt souvent en l’air montre l’idéal. Les poings pleins d’idées vont se choquer quelquefois, le bras tout entier écarte des choses, ou décrit la parabole du balai. Jaurès marche parfois une main dans la poche, tire un mouchoir et s’en essuie les lèvres.

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Jules Renard (1864 – 1910). Il faudrait lui dire : « Au fond, vous n’êtes pas un vrai socialiste ; vous êtes l’homme de génie du socialisme. »

(Je ne l’ai entendu qu’une fois. Ceci n’est donc qu’une note.)

Le début lent, des mots séparés par de grands vides. On a peur : n’est-ce que cela ? Tout à coup, une grande vague sonore et gonflée, qui menace avant de retomber doucement. Il a une dizaine de vagues de cette ampleur. C’est le plus beau. C’est très beau.

Ce n’est pas la tirade comme l’est une strophe de cinq ou six beaux vers dits par un grand acteur. Il y a cette différence qu’on n’est pas sûr que Jaurès les sache, et qu’on a peur que le dernier n’arrive pas. Le mot « suspendu » a toute sa force à son propos. On l’est vraiment, avec la crainte de la chute où Jaurès… nous ferait mal.

Entre ces grandes vagues, des préparations, des zones où le public se repose, où le voisin peut regarder le voisin, dont un monsieur peut profiter pour se rappeler un rendez-vous et pour sortir.

Il parle deux heures, et boit une goutte d’eau.

Quelquefois — rarement — la période est manquée, s’arrête court, et les applaudissements s’éteignent tout de suite, comme ceux d’une claque.

Il cite le grand nom de Bossuet. Je le soupçonne, quel que soit son sujet, de toujours trouver le moyen de citer ce grand nom.

Ce qu’il dit ne m’intéresse pas toujours. Il dit de belles choses, et il a raison de les dire, mais peut-être que je les connais, ou que je ne suis plus assez peuple, mais, soudain, une belle formule comme celle-ci :

— Quand nous exposons notre doctrine, on objecte qu’elle n’est pas pratique : on ne dit plus qu’elle n’est pas juste.

Ou, encore :

— Le prolétarien n’oubliera pas l’humanité, car le prolétarien la porte en lui-même. Il ne possède rien, que son titre d’homme. Avec lui et en lui, c’est le titre d’homme qui triomphera.

Une voix qui va jusqu’aux dernières oreilles, mais qui reste agréable, une voix claire, très étendue, un peu aiguë, une voix, non de tonnerre, mais de feux de salve.

Une gueule, mais le coup de gueule reste distingué.

Le seul don qui soit enviable. Sans fatigue, il se sert de tous les mots lourds qui sont comme les moellons de sa phrase, et qui écorcheraient, tombant d’une plume, les doigts et le papier de l’écrivain.

Quelquefois, un mot mal employé dit le contraire de ce qu’il veut dire, mais le mouvement — le fameux mouvement cher aux hommes de théâtre — laisse le mot impropre et emporte le sens avec lui.

Très peu de ses phrases pourraient être écrites telles quelles ; mais, si l’oeil est un tain, l’oreille est un entonnoir.

Une idée large, et indiscutable, le soutient : c’est comme l’épine dorsale de son discours. Exemple : le progrès de la justice dans l’humanité n’est pas le résultat de forces aveugles, mais d’un effort conscient, d’une idée toujours plus haute, vers un idéal toujours plus élevé. »

>>> La suite 4/4 ci-dessous 

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Gerard Ponthieu

Journaliste, écrivain. Retraité mais pas inactif. Blogueur depuis 2004.

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