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Tchernobyl, 25 avril 1986. Tout va bien à la centrale Lénine

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 Chronique de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl – 1 

Ce 25 avril 1986, un jour comme bien d’autres à la centrale Lénine, ce fleuron du nucléaire soviétique : quatre réacteurs d’une puissance de 1.000 MW et deux autres en construction. Ce devait être la plus puissante centrale nucléaire du bloc communiste. Car nous sommes toujours à l’époque des deux « blocs » ennemis. La fin de l’affrontement est proche. Dans moins de cinq ans c’en sera fini de l’URSS.

Marche arrière. La République socialiste soviétique d’Ukraine fut créée en 1921 et le 30 décembre 1922, l’URSS naissait, regroupant la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et la Transcaucasie. En 1932-1933, le village de Tchernobyl comme tout le reste de l’Ukraine fut odieusement touché par la famine – l’Holodomor –, provoquant de 3 à 7 millions de morts dans tout le pays. Merci Staline, « petit père des peuples ».

tchernobyl-ukraine-mapLa première centrale nucléaire d’Ukraine voit le jour à partir de 1970 sur un affluent du Dniepr, dans les faubourgs de Pripyat, ville nouvelle de 40.000 habitants, près de la frontière entre l’Ukraine et la Biélorussie, à 15 kilomètres de Tchernobyl et 110 au nord de Kiev.

La centrale devait regrouper six réacteurs. La construction des « blocs » 1 et 2 débute en 1971 ; le premier est mis en service en 1977, le second, l’année suivante. Les 3 et 4 sont mis en chantier en 1975 ; leur exploitation commence respectivement en 1981 et 1983. La construction des 5 et 6 sera interrompue par la catastrophe.

En 1985, l’Union soviétique dispose de 46 réacteurs nucléaires, dont une quinzaine de type RBMK 1000 d’une puissance électrique de 1 000 mégawatts chacun. À cette époque, la part du nucléaire en Union soviétique représente environ 10 % de l’électricité produite, et la centrale de Tchernobyl fournit 10 % de l’électricité en Ukraine.

Ladite centrale est alors dirigée par Viktor Petrovitch Brioukhanov, ingénieur en thermodynamique, nommé en 1970 à ce poste pour « son volontarisme militant, sa volonté et sa capacité à dépasser les quotas, dans le respect des règles de sécurité », selon la terminologie en vigueur. C’était ce qu’on appelle un apparatchik.

Le complexe Lénine avait fait l’objet de rapports alarmants dès sa construction. Ainsi, ce rapport confidentiel signé en 1979 par Youri Andropov, patron du KGB devenu ensuite président du Soviet suprême de l’URSS. Il était fait état d’un manque total de respect des normes de construction et des technologies de montage telles que définies dans le cahier des charges.

Ce point servira d’argument après la catastrophe pour dénigrer la technologie soviétique – « rustique-russtoque » – et vanter la supériorité de l’américaine… Cela servait évidemment la politique d’affrontement des blocs, tout en valorisant un « nucléaire sûr ». De la même manière qu’après Fukushima, Anne Lauvergeon (qui dirigeait alors Areva) s’était empressée de vanter – pour le vendre autant que possible – la supériorité prétendue de l’EPR français.

Bibliographie sélective  Ce fameux nuage… Tchernobyl, Jean-Michel Jacquemin, Sang de la terre, 1999  Comme un nuage, 30 ans après Tchernobyl, François Ponthieu, Gérard Ponthieu, Le Condottiere, 2016  Contaminations radioactives : atlas France et Europe, Criirad et André Paris, éd. Yves Michel, 2002  La Comédie atomique, Yves Lenoir, La Découverte, 2016  La Supplication, Svetlana Alexievitch, Lattès, 1998  La vérité sur Tchernobyl, Grigori Medvedev, Albin Michel, 1990  Le nucléaire, une névrose française – Patrick Piro, Les Petits matins, 2012   Maîtriser le nucléaire – Sortir du nucléaire après Fukushima,  Jean-Louis Basdevant, Eyrolles, 2012   Tchernobyl : enquête sur une catastrophe annoncée, Nicolas Werth – L’Histoire – n°308, avril 2006    Vers un Tchernobyl français ?, Eric Ouzounian, Nouveau Monde Editions, 2008   Le Monde  Libération  Sciences & Avenir  

Organismes et sites  AFMT – Association française des malades de la thyroïde  ASN – Autorité de sûreté nucléaire  C’est pour dire [en particulier Tchernobyl. La terreur par le Mensonge, du 25 avril 2006]  Criirad – Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité  Ina – Institut national de l’audiovisuel  IRSN – Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire  La radioactivite.com  Observatoire du nucléaire  Sortir du nucléaire  Wikipédia

Dans les deux cas, on s’empressait de mettre le système nucléaire hors de cause – c’était de la faute à la mauvaise technique (soviétique), à des pannes de pompes suivies d’« actions de conduite inappropriée » (États-Unis – Three Miles Island) et aux éléments déchaînés (Japon).

La « guerre froide », en quelque sorte, se réchauffait au nucléaire. D’un côté, la technologie dangereuse des demeurés communistes, de l’autre la triomphante supériorité de l’empire capitaliste. « RBMK versus Westinghouse/General Electric », le match suprême des poids-lourds atomiques…

Un match nul, en vérité. Et, surtout, un combat éminemment dangereux et mortifère. À y regarder de plus près, deux technocraties s’affrontaient au bord d’un gouffre, dans une même fuite en avant.

À ma gauche, si on peut dire, le système RBMK (du russe Reaktor Bolshoy Moshchnosti Kanalnyi : réacteur de grande puissance à tube de force). Avec ses avantages certains, comme le chargement continu du réacteur en combustible, et ses inconvénients hélas démontrés. Sans entrer dans les détails trop techniques, les faiblesses principales de ce système résident dans la difficulté de contrôle du cœur et dans l’absence d’enceinte de confinement.[ref] Cette enveloppe de béton n’empêche pas son explosion (Fukushima), ni des fuites de radioactivité dues au vieillissement, ni sa destruction lors d’un éventuel attentat, notamment aérien [/ref]. On y revient dans l’article suivant sur l’accident du 26 avril 1986.

Les réacteurs de Tchernobyl ont été mis progressivement à l’arrêt définitif (le dernier en 2000 seulement), ainsi que les deux réacteurs de la centrale d’Ignalina, en Lituanie. Il reste, à ce jour, 11 réacteurs RBMK en exploitation, tous en Russie et qui ont fait l’objet d’« améliorations de sûreté ».

À ma droite, on peut le dire, le système Westinghouse (à eau sous pression) qui, avec son concurrent General Electric (qui a racheté Alstom en France) domine le nucléaire mondial, aux États-Unis, bien sûr, mais aussi au Japon et en France, dont tous les réacteurs sont sous licence américaine, y compris les EPR français en (aventureuse) construction[ref] La coentreprise nucléaire entre General Electric et le japonais Hitachi forme l’un des principaux constructeurs nucléaires mondiaux avec le français Areva et l’américano-japonais Westinghouse (groupe Toshiba). GE a ainsi fabriqué trois des réacteurs de Fukushima-Daiichi, dont deux ont été accidentés.[/ref]. Passons sur les avantages vantés par ses concepteurs (et utilisateurs), tandis que ses failles ont éclaté au grand jour lors de l’accident à la centrale de Three Miles Island en Pennsylvanie.

28 mars 1979. Les pompes principales d’alimentation en eau du système de refroidissement tombent en panne vers 4 h du matin. Une soupape automatique reste bloquée. Les voyants ne l’indiquent pas. S’ensuit une perte d’étanchéité du circuit d’eau primaire. Le refroidissement du cœur n’est plus assuré, entraînant sa fusion. L’explosion est heureusement évitée et, de ce fait, les rejets à l’extérieur relativement limités – selon les sources officielles.[ref] Le 16 mars 1979 – douze jours avant l’accident – sortait aux États-Unis Le Syndrome chinois, film de James Bridges dans lequel un accident dans une centrale manque de provoquer la fusion du cœur qui, en théorie,  risquerait de s’enfoncer jusqu’au centre de la Terre (et non jusqu’en Chine comme le laisserait supposer le titre du film). [/ref]

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Les quatre “blocs” de la centrale Lénine. (Ph. Pravda)

Retour à Tchernobyl. Ce 25 avril 1986, une expérimentation a été programmée sur le réacteur n°4. En gros, il s’agit de « voir » si on peut continuer à maîtriser le fonctionnement de la chaudière (en particulier son refroidissement) en cas de panne d’alimentation électrique, cela en recourant à l’électricité résiduelle produite par l’inertie des alternateurs. Car un réacteur, et une centrale en générale, ne peuvent fonctionner que s’ils sont alimentés en électricité ! C’est ainsi. D’où l’importance des groupes électrogènes de secours. Or, ces sales bêtes (entraînées par de puissants moteurs diesel) sont capricieuses : elles vont jusqu’à rechigner au démarrage et, de plus, mettent plus de quarante secondes avant d’atteindre leur plein régime.

L’essai devait avoir lieu dans la journée, mais une panne dans une autre centrale oblige à le différer pour maintenir le réacteur 4 en production. Une obligation fâcheuse pour l’expérience qui préconisait une mise en « repos » préalable de l’installation. De plus, par ce contre-temps, c’est l’équipe de relève qui doit « se coller » à l’exercice, ce qui oblige à une passation des consignes et expose à interprétations.

Comme souvent, un enchaînement malheureux de circonstances va conduire à l’accident.

Réacteur RBMK. Mise en place des éléments combustibles
Réacteur RBMK. Mise en place des barres de contrôle. [©d.r.]
Le cœur de ce type de réacteur est intrinsèquement instable à cause d’un effet dit de « coefficient de vide positif », qui favorise l’emballement de la réaction nucléaire. En d’autres termes, la puissance augmente spontanément et doit sans cesse être régulée par les opérateurs pour éviter la fonte du cœur. Dans les réacteurs américains, et dans les modèles russes modifiés, ce “coefficient de vide” est négatif : l’intensité de la réaction a tendance à chuter d’elle-même sans intervention extérieure.

Autre défaut majeur des RBMK : le délai beaucoup trop long – 20 secondes – nécessaire au fonctionnement de son système d’arrêt d’urgence (la descente des barres de contrôle). Enfin, son cœur de graphite et d’uranium est inflammable à haute température.

Malgré ces faiblesses, c’est bien l’expérimentation risquée et son déroulé qui ont déclenché l’accident. Expérimentation qui n’avait d’ailleurs pas obtenu l’aval de l’organisme spécial (Gosatomnadzor) chargé de superviser tous les aspects de la sûreté nucléaire.

L’équipe passa outre, ayant reçu l’accord du directeur de la centrale, Viktor Petrovitch Brioukhanov. En 1983, c’est lui qui signe « l’acte de mise en exploitation expérimentale » du quatrième réacteur alors même que toutes les vérifications n’avaient pas été achevées. Ce qui lui valut, cette année-là, d’être décoré de l’ordre de l’Amitié des peuples… En 1986, il figurait sur la liste proposée des médaillés de l’Ordre du Travail socialiste à l’occasion de l’inauguration, prévue en octobre, du cinquième réacteur, encore en construction lors de l’explosion…

Au moment de l’expérimentation, Brioukhanov était rentré chez lui. Peut-être dormait-il déjà. Tout comme l’ingénieur en chef, Nikolaï Fomine. C’est donc Anatoli Dyatlov, l’ingénieur en chef adjoint, qui dirige l’équipe d’expérimentateurs.[ref]En 1987, au terme d’un procès à huis clos, Viktor Brioukhanov, Nikolaï Fomine et Anatoli Diatlov ont été condamné à dix ans de réclusion. Anatoli Diatlov et Iouri Laouchkine, fortement irradiés au moment de l’accident, mourront en détention. L’ingénieur en chef Nikolaï Fomine, lui, perdra la raison. L’ex-directeur vit aujourd’hui à Kiev, où il est simple employé d’une firme. [/ref]

Personne ne se doute que ce 26 avril 1986 à Tchernobyl, ne sera pas un jour comme les autres.

[Prochain article : Le monstre se déchaîne]
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Gerard Ponthieu

Journaliste, écrivain. Retraité mais pas inactif. Blogueur depuis 2004.

2 réflexions sur “Tchernobyl, 25 avril 1986. Tout va bien à la centrale Lénine

  • Gérard Bérilley

    Bravo pour cette série d’articles de fond (tout cela c’est du travail d’écriture, et du bon travail !). Je souhaite à cette série de nombreux lecteurs. Encore merci.

    Répondre
  • Ben oui… Suite à Tchernobyl, dans le monde beaucoup vont encore développer des cancers qui seront soignés par la chimiothérapie et sa radioactivité ! Finalement l’industrie du nucléaire se porte plutôt bien !

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