Ce « so british » major John Singer, figure de proue du « Dibioussy »
monJOURNAL depuis le « Debussy » (18/11/05, huitième jour à bord)
« We ‘re in the Channel ! » lance John, tout trépignant, le visage fendu d’un large sourire, l’œil goguenard sous le cheveu blanc. Le Debussy se trouve déjà bien engagé dans le rail d’Ouessant. Si le so British Mr John frétille ainsi à la passerelle, c’est bien sous le couvert de sa permanente distanciation humoristique. Le fameux humour anglais existe donc toujours bel et bien. Je l’ai rencontré et vécu.
Cela pendant une huitaine de jours, depuis que j’ai embarqué dans le golfe de Suez sur l’énorme porte-conteneurs de la CMA-CGM. Flash back.
Nuit noire, ballotté depuis une heure dans le remorqueur qui m’amène au flanc du monstre au mouillage, paré à prendre le canal dès l’aube.Transfert plutôt acrobatique. A peine parvenu en haut de l’échelle de coupée, je me retrouve dans un ascenseur. Sept étages, un couloir, un escalier encore. Une porte barrée de rouge, la lumière qui s’éteint en ouvrant… Une main tendue : celle du commandant, cordiale. J’en serre d’autres et, en dernier je crois bien, celle de Mr John Singer. J’ignorais alors qu’il était le seul passager, embarqué de la première heure dans le 27e périple de ce cargo géant. Il en était à sa septième semaine de navigation. La huitième serait celle de notre cohabitation obligée. Le risque existait pour lui de tomber sur un mufle de froggy. La chance fut qu’il tombât sur… moi. Et, parce que c’était lui, nous fîmes ainsi une belle rencontre d’amitié.
Peut-être eut-il accepté en sa proche compagnie n’importe quel chien mal peigné, dès lors qu’il le retrouvât à table aux repas, acceptant à l’occasion d’échanger quelques bribes de la parlure britannique. Mr Singer ignorait le français et, puisque tout l’équipage ou presque, comme le reste du monde ou presque, lui parlait dans sa langue, il n’avait accompli en bientôt deux mois que de millimétriques progrès en langue étrangère. Ainsi, ce samedi décrété dimanche par le commandant [mes plus fidèles lecteurs comprendront, les nouveaux arrivants ne ratent rien de fondamental…], alors que l’apéritif s’animait (en français…), Mr Singer s’intercala dans une fraction de silence par ces mots – traduits en substance : « Je n’ai rien compris à votre passionnante conversation. Sauf un mot : manger ! » Et de partir dans un bon rire en cascade des plus communicatifs.
Je comprends bien vite que Mr John est devenu la figure de proue du « Dibioussy » et en quelque sorte la mascotte de l’équipage. De son Southampton d’origine où il a embarqué, jusqu’à Suez où je le rejoins ; de Hong-Kong au Havre enfin, en passant par Shangaï, Ningbo, Yantian, Port-Kelang, Khor Fakkah…, cet homme n’a cessé d’être là, présent au monde défilant sous ses yeux – « Amazing ! », « Excellent ! » s’exclame-t-il régulièrement Et présent tout autant au monde des hommes formant l’équipage du cargo. De son beau regard couleur de vague, il a enveloppé un univers d’attentions et de discrétion, de sérieux, d’élégance et d’humour – of course.
À peine voûté sous ses soixante et onze ans, il se moque volontiers de son âge, en plaisantant tel un grand gamin. Le commandant arrive et le voilà au garde à vous, pieds joints, penché en avant. Comme un pro du salut militaire. Et pour cause : trente six ans dans l’artillerie royale, à tirer au canon. Mais jamais par temps de guerre. « Lucky, …or unlucky ! » « En fait, j’ai été un soldat de la paix » lance-t-il, hilare. Il deviendra lieutenant major et instructeur. De ce pacifique combat il s’est donc sorti indemne, juste un peu dur de la feuille, à cause du canon.
Sur le cargo, Mr John fait l’unanimité. À la passerelle, toujours auprès du poste de commande, il n’aura jamais manqué aucun accostage et a fortiori aucun appareillage. Quand la route est dégagée et la place libre, s’étant assuré de ne déranger rien ni personne, il s’installe quelques minutes sur le siège du second, relève les positions sur le radar, scrute l’horizon aux jumelles. Ou bien on le trouve à la salle des cartes, pointant les passages. Parfois même, quand l’officier s’éloigne une minute du pupitre de commande, il trône seul à la barre, droit comme un Alec Guiness en officier de marine, saluant droit devant avant de sombrer avec son navire. Mr Singer s’est aussi trouvé une responsabilité à bord, et non des moindres : hisser les pavillons au mât du château, celui du pays d’accostage, ou le rouge et blanc quand un pilote de port se trouve à bord. Soldat un jour…
Un matin, je lui demande s’il accepterait de me préparer une petite biographie en prévision de son portrait. Dans la demi-heure, il me rejoignait avec une feuille écrite qu’il me lut aussitôt et que je retranscris en substance: « Célibataire, 36 ans dans l’armée britannique, retraité depuis dix ans. En 1998, l’une des mes quatre nièces [note : les enfants de son unique sœur, dont il parle souvent] me passe un article de journal. Je découvre ainsi l’existence d’un nouveau moyen de prendre des vacances : en voyageant sur des cargos. Depuis lors, je suis toujours parti sur des porte-conteneurs : Angleterre – Europe – Afrique du Sud - Montréal, Chicago, Martinique, Guadeloupe, la Méditerranée, les Émirats arabes, la Malaisie, la Chine…
« Ces voyages sont "gentle, relaxing et, surtout, fascinating". C’est un moment privilégié où le temps importe peu. Une semaine de retard ? Et alors ! J’ai emmené quelques romans ; j’écoute les CD à disposition sur le bateau. Le matin j’attaque mes mots croisés ou une réussite. J’avais le projet de rédiger une grille de mon cru. Mais je ne l’ai pas encore commencée. Pas le temps !… Je rédige mon journal. Je vais faire un tour sur le pont, je descends à la salle des machines, fais un peu d’exercice – mais jamais à la piscine !. Souvent je suis à la passerelle où je m’émerveille du spectacle qui défile. Le temps passe bien. Je ne vois pas filer les journées. Je trouve que tout concourt ainsi à une grande aventure. Je prépare mon huitième voyage, en cargo, je ne sais pas encore où… »
– Vous êtes heureux de votre vie, John, lui demandè-je.
– Oh yes, comme ça ! – et de lever les deux pouces en l’air.
John est vraiment vraiment so british. Au moins autant que le fameux Major Thompson auquel on aurait ajouté une couche de colonel Bramble – ces héritiers du gentleman victorien. Il porte le pantalon de flanelle anthracite et des bottines cirées. Chaque soir, il quitte son polo de golfeur, rose anglais – le golf, c’est une de ses activités préférées quand il est chez lui –, pour passer chemise et cravate (il en a emporté une demi-douzaine et s’étonne sincèrement que je puisse ignorer un accessoire aussi essentiel).
À La Vallette, lors de notre escale à Malte (qu’il prononce délicieusement « mooolto »), je le vois farfouiller sur les étals d’un marché du dimanche. Il y déniche une petite cuiller argentée frappée du blason maltais – « for my syster » –, et un petit …canon taille-crayon – qu’il offrira au commandant. Touché en plein cœur. Il achète aussi des cartes postales, « just in case », car il doute de ses qualités de photographe. D’ailleurs, à Singapour, il avait oublié de mettre un film.
Jusqu’à la fin du voyage, il m’aura appelé « Mister Gerord’ ». Ses blagues ne dérogent jamais à la bienséance. Les plus osées sont sur les Irlandais, à la façon de nos histoires belges. Au maître d’hôtel qui lui tend le plateau de fromages, il en repère un, tristounet et rond, qu’il qualifie de « soap » [savon]. Il est le premier à rigoler. Mais pas le seul. Au policier qui, au sortir du port à Malte, lui demande son passeport : « Je veux bien vous le prêter, mais ne vous moquez pas de ma photo ! »
Il tient les horaires avec une précision helvète. Ainsi à 19h 19 toque-t-il à la porte de ma cabine pour le dîner, qui est à 19h 20. Juste à temps pour prendre l’ascenseur de notre pont F jusqu’au B. A table, ma foi, il fait montre d’un solide appétit et d’une belle levée de coude – surtout du blanc, mais aussi du rosé et même du rouge, sans dénigrer nullement l’éventuel « scottish wine » à l’apéritif… Au petit déjeuner, il prend deux biscottes et une tartine grillée à la marmelade, qu’il découpe en petits carrés réguliers. Toujours à l’heure, et moi en retard, il s’excuse cependant de ne m’avoir pas attendu.
John semble avoir plus de considération pour sa reine que pour Tony Blair. La politique n’est pas son fort. Il lui suffit bien d’être « Mister Singer » pour œuvrer, mieux que son premier ministre, à l’amitié franco-anglaise. S’il ne trouve pas souvent le mot français pour saluer quelqu’un de l’équipage, il a toujours, avec, la poignée de main généreuse, le geste qu’il faut, celui de l’attention à l’autre. Ainsi, dans le regard de John, chacun se sait exister.
Demain, on va devoir se quitter. Ça sera une séparation. Pour lui, pour tout l’équipage. Et bien sûr pour moi. J’anticipe nos adieux : « Au revoir Mister Gerord’ ! C’est le vie, isn’t it ? » Oui, c’est la vie. Ça se dit comment, en anglais, pincement au cœur ?
(à suivre)
Merci à ton prof at-homique et à toi : c’est tout à fait ça, je crois bien, un twinge de sorrow, yes…