Algérie. Une femme nue résiste en pleine rue
Par Kamel Daoud (Le Point, 7/08/25)*
Camus souhaitant, imaginant, appelant à la cohabitation harmonieuse des deux communautés de l'Algérie d'avant la guerre… Était-elle si différente, si autre cette Algérie de Camus ? Ou bien, était-il si utopiste, jusqu'à l'aveuglement, l'humaniste écrivain de L'Étranger ? Et n'est-ce pas plutôt l'auteur de La Peste qu'il vaudrait mieux invoquer, aujourd’hui que l'enfermement de Boualem Sansal dans son pays d'origine, signe la cassure depuis longtemps annoncée entre deux peuples et deux cultures ? – et même entre deux civilisations, ainsi que Kamel Daoud le relève implicitement en déplorant la sculpture du néant qui sévit en Algérie, dans la lignée des destructions de Palmyre et des Bouddhas de Bâmiyân.[GP]
L a scène, filmée, nous est désormais familière. Partout, des hommes sales et hirsutes s'acharnent, le regard fou et fier : dynamite, marteau-piqueur, masses, haches... Leurs cibles : statues, bas-reliefs, figurines, monuments, divinités en pierre et souvenirs d'empires. Le geste est une volonté effrénée d'effacer l'image, de faire table rase du patrimoine humain, de sculpter le néant.
L'observateur occidental a découvert, depuis près de trente ans, cette obsession islamiste : détruire avec une régularité sans faille toute représentation figurative. De Jakarta à Tanger, du Front islamique du salut (FIS) algérien durant la guerre civile (1991-2002) au surgissement de Daech (2014-2019), le scénario se répète.
Pourquoi ? Il ne faut pas, selon ces courants, faire « concurrence à Allah » ni représenter l'humain.
« Certes, ceux qui fabriquent des images seront châtiés au jour de la Résurrection. On leur dira : animez ce que vous avez créé » : tel est le hadith souvent invoqué pour légitimer cette doctrine du vandalisme, bien qu'on n'en trouve aucune trace dans le Coran. Détruire les idoles, effacer la culture humaine, interdire la musique (dite « flûtes du diable ») : une iconoclastie moderne qui resurgit régulièrement dans la névrose ou à l'occasion d'une crise politique. Elle rejoue, hystérique, la scène de la conquête de La Mecque païenne par le prophète il y a des siècles.
Au centre-ville de Sétif, à environ 252 kilomètres au sud-est d'Alger, une femme nue tient un vase d'où jaillit de l'eau - symbole d'abondance. C'est la fontaine d'Aïn el-Fouara, œuvre du sculpteur français Francis de Saint-Vidal (1898). Depuis plus d'un siècle, elle est à la fois gardienne et protégée : maintes fois attaquée, toujours restaurée. Durant la décennie noire (1991- 2002), elle subit burin, marteau, explosions, attaques à répétition. À chaque fois, le même profil : extrémiste religieux en kamis, déséquilibré ou simple opportuniste frustré.
Mais, inlassablement, la population de Sétif, attachée à ce symbole qui mêle le nuptial à la fierté, la reconstruit, la défend, la sauve. À la fin juillet, une nouvelle attaque a eu lieu : un homme s'est acharné sur la statue. Les séquelles sont lourdes à chaque fois : seins amputés, visage mutilé, épaule brisée ... L'acte est qualifié de solitaire, mais il ne l'est pas, tout le monde le sait sur place.
Le flot des revendications islamistes, désormais amplifié par les réseaux sociaux et les prêches des mosquées, n'a pas faibli et se revigore au nom de son alliance tactique avec le régime actuel. Il mène encore la vieille danse idéologique algérienne. La statue est assimilée à une œuvre du colonisateur et menacée d'effacement, tandis que d'autres rappellent que la disparition de toute trace coloniale impliquerait par la même logique la disparition d'immeubles haussmanniens, de routes, de port ...
Comme le stipule le Journal officiel du 8 décembre 1999, le monument est encore classé sur la liste des biens culturels protégés.
Il n'en reste pas moins menacé par la vague islamiste, qui a gagné les écoles, les médias, les associations et la justice. L'armée demeure, pour le moment aussi, le dernier bastion « offshore » de ce grand remplacement et joue un rôle d'arbitre idéologique mou entre conservateurs, islamistes et nationalistes.
L'islamisme s'impose pourtant dans les faits et l'iconographie de la réussite ou de la fabrication des meneurs de demain : de jeunes bachelières hypervoilées, férues du Coran, portent haut le discours intégriste, des « savants » occupent les bancs du leadership et de l'influence, l'imam de la Grande Mosquée d'Alger est désormais presque un vice-président symbolique, invité partout comme un pape. La « grande substitution » culturelle et politique algérienne s'opère silencieusement, tandis que les élites progressistes, absorbées par le procès rentier de l'Occident et un ressassement de l'histoire coloniale, semblent rester à l'écart. C'est la statue d'Aïn el-Fouara qui, poitrine nue, mène la résistance aux bombes, aux marteaux et aux burins de l'inculture. Et, derrière le faux nez du sentiment antifrançais, c'est l'islamisme d'ambiance qui gagne.
* Merci à l'auteur et au Point d'autoriser cette republication.