Le « Canopus » a vaincu… Le « Debussy » s’enivre de l’aurore
monJOURNAL depuis le « Debussy » (17/11/05, septième jour à bord)
Reconnaître sa défaite est gage des prochaines victoires… Le « Debussy » n’aura donc pas niqué le « Nyk Canopus ».
Le bosco Marcotte se jetait son pastis au bar des matelots quand le commandant a annoncé la nouvelle : « Il a six heures d’avance, on vient de le pointer au cap Finisterre [Espagne], on ne l’aura pas… On passe en mode économique…» Joël, l’électricien au regard de jade, ne retrouvera pas sa chérie avant samedi soir ; il a la parade : « Boh, c’était à prévoir… » La voix de bourdon du cargo a baissé d’un ton. Le cœur est tombé à 85. Ça va souffler un peu en bas, où il fera un chouïa moins chaud. En haut aussi, jusque dans l’atmosphère qui s’allègera ainsi de quelques tonnes de CO et autres saloperies. Économique le cargo, soit. Écolo, euh…
Pénards, on file ainsi nos 23 nœuds résignés. La brise est soutenue, quelques creux sympas dans lesquels le « Debussy » s’enfonce comme dans un édredon. Le golfe de Gascogne défile en douceur dans le soir tombant ; la dépression annoncée a capitulé. Au dîner, à la table des officiers, ça spécule encore sur le quai de débarquement au Havre. Il y aurait bien le quai de l’Europe… Il faudrait franchir une écluse à passe étroite, moins de dix mètres de chaque côté, avec d’éventuelles rafales à redouter. Le commandant n’aura finalement pas à trancher, le quai de l’Europe étant aussi occupé. On ira donc au mouillage. Et, se tournant vers moi : « Ça sera bien pour vous, vous irez à la manœuvre avant avec le bosco, c’est sympa ! ».
Doucement bercé dans mon lit bateau, je dors tout mon soûl, comme solidaire avec la baisse de régime décrétée. Premier café sur la passerelle. Rail d’Ouessant. Une pensée pour mes amis bretons, les fameux remorqueurs Abeille, ces saint-bernard de la mer. Le courant nous pousse : un nœud de mieux. Sandei, l’officier de quart a ouvert le fascicule « Courants de marées », n°561, baie de Seine. Mr John Singer, jubile, il hume le Royaume, se met au garde-à-vous – pour rigoler, mais tout de même…
Voici Guernesey, ô Victor H., puis en chapelet les îles Origny (Alderney), les Casquets… Visibilité exceptionnelle. Grande excitation à la passerelle. Les jumelles chauffent. Pointe de la Hague. Je prends au télé l’usine de retraitement des déchets nucléaires. Elle a l’air de flotter. Il y a des bateaux tous azimuts. Le commandant taquine Mr John en lui montrant la terre au loin : « Monsieur Singer, voici la France ! »…
Y a pas à dire, et je le dis : « C’est beau ! ». À en rester muet. Pourtant je tente de taper, en direct. Deux lignes et je relève le nez. Qu’elle est belle ma salle de rédaction flottante ! Sais-tu bien le privilégié que tu fais ?, me dis-je en dedans. « Tous les matins du monde sont sans lendemain » fait dire Pascal Quignard à Monsieur Sainte-Colombe. Vivre chaque moment comme le dernier possible, comme pour tutoyer l’éternité…
Le « Canopus » doit déjà être à quai. Au fond, maintenant, on s’en fout. Je pense « on » par identification totale à l’aventure « Debussy ». Chacun a remis son programme à jour. Constantin va mieux ; en arrêt depuis trois jours – douleurs lombaires ou mal de rein – l’ouvrier électricien était suivi en télé-diagnostic depuis Toulouse par le service spécialisé de l’hôpital Purpan. Surgi des entrailles apaisées, le chef mécano demande à la cantonade : « Est-ce qu’on va l’avoir, notre prime des 100.000 tonnes ? »
Didier le bosco remonte du pont avec l’odeur vive de la mer et des images de son Fécamp plein le regard. Il pète la forme. Ça sent l’écurie. Enfin pas pour tout le monde. La république flottante est tout de même à deux vitesses – comme à terre, sauf que ça ne crame pas à bord. Les Roumains, eux, vont reprendre la mer. Sans souffler.
En prime, merci Fénelon: « Quand l'Aurore avec ses doigts de rose entr'ouvrira les portes dorées de l'Orient ».
Anniversaire : 17 novembre 1869 : À bord du yacht « Aigle », l’impératrice Eugénie inaugure le canal de Suez…
-->L’image : Au bar des matelots. Un ouvrier mécano, le chef cuisinier, le chouf et le bosco. La défaite n’est pas consommée…
» Cyril : Ah ça oui, j’ai bouffé ma part, à commencer par ces villes africaines où la pollution (mauvais carburants + vieux véhicules) est proprement, si j’ose dire, infernale ! Heureusement qu’en Provence, c’est bien connu, on a un air pur… ?-) A+