jazz

McCoy Tyner à La Roque-d’Anthéron. Même les astres vieillissent


"Sois fier, ouvrier !" Ph. Gérard Tissier

Une fois le travail fini, l’ouvrier ramasse sa musette, la passe à l’épaule et file vers son destin. Qu’y a-t-il donc dans la musette de McCoy Tyner, Alfred de son inusité prénom, amenée avec lui hier [lundi 26 juillet 2010] à son concert du festival de La Roque d’Anthéron ? Il a gagné la scène à petits pas comptés de retraité. Soixante-douze ans, pas si vieux pourtant. Mais c’est qu’il en a compté des pas, et des notes donc, par milliers de millions ! Cet aristo du jazz a tout du prolo magistral, et sa casquette on ne sait si elle sort d’un green de golf ou d’un bistrot à tiercé. S’en fout. Donc, il pose sa précieuse musette au pied du Steinway ; elle est pleine, joufflue, fermée : des souvenirs, des histoires, pleine d’images, de sons, de partoches ? Elle reste muette la musette et le voilà à  l’ouvrage, l’ouvrier. Il la connaît sa machine, depuis le temps. Il l’aime et la caresse. Pas la moindre brutalité. Tout dans la tête et en voiture les copains.

Soit Joe Lovano au ténor, à l’avant, place du mort. C’est-à-dire celle du grand, du géant, du commandeur à l’ombre tutélaire. Avec Coltrane, McCoy aura joué presque une dizaine d’années, dont cinq ou six au plus près (60-65), les plus grandes, les glorieuses, l’épopée. On n’en finirait pas d’égrener enregistrements et concerts, par centaines, dont celui de 60, à l’Olympia, où ils furent sifflés, méchamment, par d’ignares braillards, arrière-gardistes à la ramasse. Des réacs en fait, des peine à jouir en quête de rassurance : entendre ce qu’on connaît, c’est mieux pour chantonner ou fanfaronner. On dira que ça vaut les snobs, ô Gudule… Mais la musique, le jazz, revenons-y.

Hier donc, ça se passait à Rognes, près d’ Aix-en-Provence et de la Roque d’Anthéron, vous savez le grand festival de piano. Rognes, dans les anciennes carrières de la pierre du même nom qui pare les belles maisons de riches. L’endroit est comme on dit « magique » : un trou taillé à l’équerre dans la roche du plus bel ocre. En fond de scène, cette muraille avec son Niagara de lierre émeraude. Ne me dites pas que ça ne s’entend pas ! Nécessaire écrin aux notes célestes. Pourquoi croyez-vous qu’on parcoure tant de lieues pour communier en musique ? : Vienne et son théâtre antique, Nice et ses corniches, Vitrolles et ses platanes, La Seyne-sur-mer et son Fort Napoléon – j’en passe. Pourquoi préférer le décor d’un restaurant à celui de sa cuisine ? Reste toujours la question des plats, évidemment. Pas question de tambouille ou d’arnaque à la frime.

Ph. Gérard Tissier

Et hier, justement, pas la moindre trace de notes frelatées. Lovano, donc, le gendre idéal pour noces bien tenues. Aucun débordement dans le pro propre. Mais du solide, de l’assuré, jusque dans la délicatesse soyeuse. Au volant, Alfred suit sa route, « négocie » ses courbes, assure les reprises ; main gauche main droite en pleine vélocité. Aux places arrière, le moulin de la rythmique, correcte aussi, plus ou moins – un batteur qui bat (Eric Kamau Gravatt, passé par Weather Report) sans plus ; un contrebassiste qui pulse de même (Gerald Cannon, appuyé, démonstratif).

On aura parcouru la grande route du jazz en 90 minutes : du modal et même du swing ancien et de la racine (Blues on the Corner en rappel). Mais plus de folie free. Même les astres vieillissent. Plus ou moins vite. Celui-là prend son temps, surtout depuis que le Soleil s’est éloigné. Même si « les gens » persistent à voir en lui « l’homme qu’a vu l’ours » – ce « pianiste de John Coltrane », alias J-C, vous savez dans le système adoratif des fans, ceux qui croient aux miracles, qui croient croire et qui coassent, comme raillait Prévert, et qui se prosternent au passage de l’ « icône vivante » – ovation debout, à l’aller de la scène comme au retour, car ils étaient venus à la carrière de Rognes comme à la grotte de Lourdes, croyant au miracle  qui n’a pourtant pas eu lieu. Mais c’était bien assez pour honorer le culte du jazz, cette religion – en principe – barbare.

Ci-dessous, en prime, deux extraits saisis dans la carrière de Rognes :
[flashvideo file=http://f.lovisolojob.free.fr/video/11maccoy.flv /]

[flashvideo file=http://f.lovisolojob.free.fr/video/22maccoy.flv /]

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Ph. Gérard Tissier

PS 1 – Mon camarade Gérard Tissier, autre fondu de jazz et néanmoins photographe avait hier un plan « Rognes » : offrir à Alfred McCoy Tyner la photo qu’il prit de lui… en 1963 au Blue Note à Paris où il avait déboulé avec ses potes après le concert salle Pleyel du quartet de John Coltrane. Il y avait là Jimmy Garrison (c-basse) et Elvin Jones (batterie) qui entamèrent le bœuf, à la suite du concert de l’organiste Lou Benett, originaire de Philadelphie tout comme McCoy…

Ces deux photos attestent aussi de l’impossibilité pour le jeune photographe d’alors de bouger et donc de pouvoir, dans ce club si exigu (disparu depuis) cadrer ensemble les trois musiciens…

Mais hier, le temps de gagner la sortie de la carrière (pas le tout d’y entrer…) et les vedettes avaient été aspirées par la limousine de service. Gérard a gardé ses deux photos dans sa… musette. Avec le bonjour d’Alfred !

PS 2 – Mort de Willem Breuker. Courriel de Gérard Terronès : […] « Notre ami Willem Breuker nous a quittés hier vendredi [23 juilet]. J’ai eu le grand privilège de pouvoir programmer ce compositeur, saxophoniste et leader du Willem Breuker Kollektief dans mes différents jazz clubs, concerts et festivals parisiens, de l’enregistrer sur mon label Marge et aussi d’être son compagnon de route durant dix-huit ans (1975-1993) dans de multiples aventures à travers toute la France.

« Artiste brillant, il fut l’un des pères des musiques improvisées européennes vers  le milieu des années 1960. Créateur et agitateur musical très inventif, virtuose et plein d’humour, il composa aussi pour le cinéma et le théâtre. Il manifesta une indépendance certaine dans la jungle des jazz et mit en pratique son choix de fonctionnement politiquement autonome en dénonçant dans ses œuvres toutes les injustices et misères du monde, mais également par sa démarche en autogestion et gestion directe de son Kollektief et de son label (BVHAAST).

« Je suis effondré d’apprendre le décès de ce combattant ami de longue date, disparition qui représente une grande perte pour tous ses proches et admirateurs, mais aussi pour le jazz et toutes les musiques improvisées actuelles. »

http://futuramarge.free.fr

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