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Boualem Sansal : « Quelle langue parlerons-nous demain ? »

Voilà plus de six mois maintenant – depuis le 16 novembre 2024 –, que Boualem Sansal se trouve emprisonné en Algérie. Otage d'un régime autoritaire et revanchard (masquer sa propre incurie sous la « dette » coloniale), l'écrivain franco-algérien paie l'outrecuidance critique d'un esprit libre. En quoi il rejoint cette liberté mordante d'un Kamel Daoud, désormais interdit de séjour dans son pays d'origine qui a lancé contre lui deux mandats d’arrêt internationaux pour son roman Houris, également banni. En plus de leur intolérable notoriété, Sansal et Daoud se retrouvent aussi sur l'usage assumé du français comme langue d'émancipation par opposition au fixisme intellectuel lié à l'arabe coranique. En 2001 déjà, au temps de la décennie noire, Boualem Sansal publiait dans La Revue des Deux Mondes1Lire le texte entier ici. , un remarquable texte intitulé La Route du monde. Il y analysait en les anticipant le sens et les conséquences du rejet de la langue française dans son pays. Les extraits ci-dessous prennent un sens nouveau dans le contexte qui oppose l'Algérie à la France et  au moment-même où le français se voit rejeté des systèmes éducatifs d'Algérie et du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger), le tout en rapport avec la Francophonie et les dérèglements géopolitiques. [GP]

Par Boualem Sansal

L'avenir, comme le passé, est dans les étoiles. Le temps est un cercle parfait, hier et demain vont de pair, sinon le fil casse. Nous en sommes là, des cultures perdent leur sens devant l'avancée brutale du temps, l'explosion de l'espace, des langues se délitent, des structures éclatent, des mythes fondateurs deviennent ridicules et s'effondrent dans la poussière, des repères disparaissent, les uns après les autres ; des femmes, des hommes, de plus en plus nombreux, se découvrent subitement muets, perdus, obsolètes, condamnés. Partout, en Afrique, en Asie, dans le monde arabe, en Amérique du Sud, le constat est le même. On lève le regard vers le ciel, abasourdi de le voir si loin de ses pieds. De leur nirvana, les fous de Dieu, pris de vertige, voient Armaggedon sur terre.

[…] L'Occident, comme longtemps auparavant l'Orient, fut la lumière du monde. Les nouvelles valeurs auxquelles aspire l'humanité sont nées, croissent et se multiplient dans ces régions. Liberté, égalité, fraternité, voilà à quoi rêvent tous les hommes. Partout ailleurs, elles manquent cruellement et le progrès technique y est lamentablement absent. On peut faire semblant de choisir. L'Europe ? L'Amérique ? Certains excellent à ce jeu, le temps leur appartient, ils le serrent entre les doigts de la main.

Pour les pays de la Méditerranée, la question ne se pose pas, ne devrait pas. La géographie parle, l'Histoire confirme, quoi de plus. Sur ses rives, ô combien généreuses, nous nous baignons dans la même eau depuis l'origine. Les hauts et les bas ont mis du sel, la flottabilité est mieux assurée. Les accords d'association avec l'Europe sont signés. L'Algérie, lanterne rouge des États du Sud, fait semblant d'avoir des choses à redire, mais personne n'est dupe, le mariage est consommé, les enfants sont là, à aller et venir. Tout se mêle déjà, la littérature, la cuisine, le sport, la musique, les mœurs, les problèmes de conscience, le reste suit. C'est remarquable, comme il est triste que les échanges entre les pays du Sud restent significativement voisins de zéro, malgré l'ardeur des proclamations et le constant rappel des vieilles épopées. Le fait est, Alger échange avec sa jumelle, Marseille, davantage qu'avec tous ses frères de la Ligue arabe. Entre les pays du Maghreb, c'est à peine si l'air du bon dieu arrive à passer les frontières. La France, pivot de l'Europe, serait-elle le chaînon manquant dans la construction du Maghreb ? L'islam rénové, ouvert sur le siècle, qui nous unirait, viendrait-il de là-bas ?2Un quart de siècle plus tard, l'hypothèse tient-elle encore ? La question est des plus actuelles… Les questions cruciales sortent de la bouche des enfants. Un gamin a demandé un jour à son père : « Dis papa, quelle langue parlerons-nous demain ? » Nous étions dans un grand café d'Alger connu pour son mauvais café et ses joutes oiseuses, pris dans un débat qui menaçait d'aller loin ; nous étions remontés, nous parlions de langues précisément, une actualité brûlante au pays. L'absurde nous étouffait, nous sommes le seul pays au monde dans cette situation : nous avons une langue officielle, l'arabe, que personne n'entend en dehors des cercles dominants, des dialectes encore valides dont on nie mordicus l'existence, un arabe dit dialectal sans droit de cité, une macédoine de berbère, d'arabe ancien, d'hébreu encore plus ancien, de turc du temps de la piraterie, de français, d'espagnol et d'argot de nulle part, qui pousse comme herbe folle, au bon cœur de chacun, sous le double effet de la rue.

La route du monde et de la parabole, et une langue, une seule, connue de tous, utilisée massivement dans les lieux privés, les milieux subversifs, les espaces publics, le français, qui nous maintient la tête hors de l'eau, avec lequel nous rêvons d'aller dans le monde, entrer dans la danse du IIIe millénaire, mais qu'on fait semblant de ne pas voir, de ne pas aimer, de n'entendre que par accident de l'Histoire, et cela au nom de motifs extraordinairement supérieurs que, par ailleurs, on regarde comme ficelles usées. Le résultat est à la mesure du scandale : brouillard, régression, délire. De quoi sommes-nous faits, à quoi ressemblons-nous ? Nous n'avions pas assez de mots pour fustiger le pouvoir qui, avec nos richesses, a fait de nous des pauvres, des fanfarons incultes, des tartuffes, des misogynes, des xénophobes, des êtres dénués de civisme, bref des complices prêts à tout ; le pays n'est pas rempli que de héros comme on l'apprend à l'école. Le gamin resta sur sa faim, un peu effrayé ; peut-être a-t-il compris de notre colère que le seul langage de l'avenir serait celui des armes. Et voilà que des années après, en pleine guerre, déboussolé et tremblant, je me pose la question : quelle langue parlerons-nous ? Elle est compliquée, mais, de mon point de vue, la réponse serait simple si enfin la comédie est finie : nous parlerons français au vu et au su de tous, et toutes nos langues, valides ou pas, fièrement, ainsi nous reprendrons le chemin de la raison, c'est le plus court pour être soi-même. C'est avec cette langue, qui est nôtre aussi depuis plus d'un siècle, que nous retrouverons la route du monde et de l'avenir dont nous sommes sortis par aveuglement.3Même questionnement hypothétique…

Vivre son humanité n'est pas seulement avoir peur, mais aussi oser. Algérien ne veut pas dire galérien, mais Amazigh, homme libre, riche de ses dimensions africaine, arabe, juive, turque, française, espagnole, méditerranéenne. Nous ne perdrons rien de notre identité ; les Suisses, les Canadiens, les Belges, les Sénégalais et d'autres, aux quatre coins de la planète, ne sont pas moins eux-mêmes parce qu'ils s'expriment en français, ils n'ont pas abandonné leurs cultures, leurs langues, pas plus qu'ils ne regardent le monde avec un prisme. La conjonction de leur génie propre et celui que véhicule le français leur a permis d'avancer avec le temps, le seul vrai donneur d'ordre.
Alors, avec la France, nous aurons une vieille amitié à reconstruire, une cour à épierrer et un chemin à tracer. À nous, le vaste monde de la francophonie. Dieu, que de couleurs, que d'aventures en perspective, de découvertes à faire, de beaux mariages à fêter ! Et par là, à nous, l'Europe et enfin la paix. Ainsi la mondialisation nous fera-t-elle moins peur. La solitude est un poison pour les nations. Qu'est devenu le gamin ? À quoi joue-t-il ? Bêtise, s'il a posé la question, c'est qu'il avait la bonne réponse, le petit malin.

Extrait de La Revue des Deux mondes, Nov.-Déc. 2001

  • 1
    Lire le texte entier ici.
  • 2
    Un quart de siècle plus tard, l'hypothèse tient-elle encore ? La question est des plus actuelles…
  • 3
    Même questionnement hypothétique…
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Une réflexion sur “Boualem Sansal : « Quelle langue parlerons-nous demain ? »

  • Un quart de siècle après, le texte retient tou­jours notre attention.

    Malheureusement, il est pra­ti­que­ment évident que Boualem Sansal ne rever­ra plus la lumière du jour : les faibles, les médiocres, empreints de bêtise, emploient tou­jours les mêmes méthodes, inti­mi­da­tions, pri­sons, tor­tures, exécutions…
    Quant à deux man­dats d’ar­rêt inter­na­tio­naux pour un roman alors que les pires ne sont qua­si­ment jamais pour­sui­vis, il y a de quoi s’in­quié­ter… J’espère que le gou­ver­ne­ment ne fera pas de zèle…

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