Tchernobyl – Fukushima. 25 ans après, « la leçon de Tchernobyl n’a pas été apprise »
26 avril 1986, catastrophe de Tchernobyl. Voilà vingt-cinq ans. Une référence pour la fameuse échelle INES, atteinte à son niveau 7, le plus élevé. Atteintes humaines et environnementales incalculables – des victimes par centaines de milliers, décédées ou malades ; un territoire grand comme la Suisse rendu invivable à jamais… Un quart de siècle plus tard, la centrale japonaise de Fukushima entre en « compétition » en atteignant à son tour le niveau 7. Pour autant « on » n’ose parler de « catastrophe ». « On » préfère euphémiser, jouer sur le temps, implorer le miracle du dieu Technique. « On » : nucléocrates et politiques fondus dans le même moule du rendement économique, de cette rentabilité dans laquelle le facteur humain ne constitue qu’une variable parmi d’autres. Sauf que la « variable » humaine pourrait bien se rebiffer plus sévèrement qu’il y a vingt-cinq ans où l’ « excuse soviétique » – les "Popofs" étant alors considérés avec mépris d’un niveau technique inférieur… – avait été invoquée. La « supériorité occidentale », celle des centrales de conception états-unienne installées au Japon, comme en France d’ailleurs, a donc apporté la preuve de ses propres limites, mettant à bas le dogme de l’énergie la plus sûre… Peut-être mais…, nous dit l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, «la leçon de Tchernobyl n’a pas été apprise»
La catastrophe de Fukushima aura sans doute – quoi qu’il en soit de ses conséquences – permis de battre en brèche l’omerta nucléariste. Du moins en aura-t-elle pris un sérieux coup, obligeant à reconsidérer les fameux dogmes technicistes, mais aussi les choix énergétiques fondamentaux, les politiques de développement, et même la démocratie elle-même prise la main dans le sac du secret, du mensonge, de la forfaiture. Mais la bête se débat ! (Voir ici à ce propos :Le nucléaire est affaire trop dangereuse pour la laisser aux mains des nucléocrates !)
Même à armes inégales, le débat sur les choix énergétiques et de société a été fortement réactivé. De même que celui, combien fondamental, sur les travailleurs du nucléaire, et tout particulièrement ceux de la sous-traitance. Cette pratique de forme esclavagiste – cette mal-traitance – s’est développée et accélérée depuis le début de privatisation du secteur de l’électricité et la démolition des services publics en général. Ainsi EDF en est-elle venue à se désengager en quelque sorte de la maintenance et indirectement de la sûreté de ses installations. En recourant à du personnel corvéable (moins cher, peu revendicatif, peu regardant – par nécessité – sur les risques sanitaires), l’électricien industriel se lave les mains de la dangerosité de ses activités, ou tout au moins les déplace-t-elle vers les entreprises privées de cette sous-traitance.
Encore ne s’agit-il que de gérer l’exploitation normale des centrales et de ses réacteurs. Tandis que les accidents et a fortiori les catastrophes changent complètement la donne. On ne dira jamais assez l’abnégation ou l’héroïsme, voire les deux mêlés, de ceux que depuis Tchernobyl on appelle les « liquidateurs ». Combien sont-ils exactement à Fukushima ? Dans quelles conditions travaillent-ils ? Risquant leurs vies, promis à la maladie, ils sont quelques centaines à batailler dans cet enfer moderne. Employés de l'exploitant Tokyo Electric Power (Tepco) ou de ses sous-traitants, ils s’activent en milieu hautement contaminé par les radiations. Les pics de radioactivité sont tels qu’ils doivent être parfois évacués, et que plusieurs d’entre eux ces sauveteurs désespérés ont dû être hospitalisés – autant dire qu’ils ont peu de chance de survivre.
" Le progrès transformé en cimetière"
«La leçon de Tchernobyl n’a pas été apprise», s’indigne dans Libération [entretien avec Veronika Dorman19/03/2011] l’ écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, à qui l’on doit La Supplication, chroniques du monde après l’apocalypse, ouvrage proprement renversant. Voici ce qu’elle déclare à propos des liquidateurs japonais :
« Là aussi, je vois beaucoup de ressemblance avec ce qui s’est passé chez nous. La culture japonaise est fondée sur le collectif, elle aussi. L’individu en tant que tel n’existe pas vraiment, mais se reconnaît comme une partie d’un tout.
[…] « Je me suis rendue sur l’île Hokkaido, au Japon, dans la centrale nucléaire de Tomari. Je l’avais d’abord vue le matin de la fenêtre de mon hôtel. C’était une vision fantastique, un site cosmique futuriste au bord de l’océan. J’ai rencontré des employés de la centrale, qui m’ont demandé de raconter Tchernobyl. Pendant mon récit, ils avaient des sourires polis, manifestaient de la compassion. «Bien sûr, c’est terrible pour les gens, mais c’est la faute au totalitarisme. Chez nous, cela n’arrivera jamais. Notre centrale est la plus exemplaire, la plus sûre, tout est parfaitement étudié.» Face à cet orgueil technogène de l’homme, l’idée d’un pouvoir sur la nature, j’ai compris que la leçon de Tchernobyl n’avait pas été apprise par l’humanité. […] « Nous avons atteint cette frontière où, très clairement, nous ne pouvons plus accuser personne, ni le soviétisme ni le totalitarisme. L’homme doit reconnaître le caractère limité de ses possibilités. La nature est plus puissante, elle commence à se venger dans un combat inégal. J’ai entendu la même chose à Grenoble, lors d’une rencontre avec des spécialistes français. «Chez nous, c’est impossible. Chez vous, à l’Est, où la vie tangue entre le bordel et le baraquement… » Avant l’explosion à Tchernobyl, l’académicien Anatoli Alexandrov avait déclaré que les centrales soviétiques étaient tellement sûres que nous pouvions les construire sur la place Rouge. Étonnant comme cette arrogance des savants atomistes a pu survivre si longtemps. […] « Rien ne change. Je viens d’arriver à Minsk pour apprendre qu’il y a deux jours, un accord a été signé pour que la Russie construise une centrale nucléaire en Biélorussie, à Ostrovets, une zone dépeuplée depuis un tremblement de terre de magnitude 7, en 1909. Pendant que le monde entier est vissé aux écrans de télévision pour suivre le désastre au Japon, les journaux de Minsk se félicitent du deal avec la Russie, de la future centrale qui sera «la plus sûre du monde». Ironie du sort, la Biélorussie, qui a le plus souffert de Tchernobyl, est en train de se lancer dans le nucléaire. Mieux : le chef de l’agence fédérale Rossatom, Sergueï Kirienko, se vante de voir la Russie construire des centrales nucléaires offshore, pour les vendre à l’Indonésie, au Vietnam. Imaginez, dans l’océan, quelques dizaines de petites Hiroshima flottantes… […] « Nous ne savons toujours pas ce qui se passe vraiment sous le sarcophage de Tchernobyl. Seuls 3% des éléments contenus dans le réacteur se sont dissous dans l’air. 97% y sont encore. Désormais, le régime politique - totalitarisme ou libéralisme comme au Japon - n’a plus grande importance. Ce qui en a, ce sont les relations entre l’homme et les hautes technologies dont dispose la société. […] « Le monde n’a pas tenu compte de la première leçon atomique. La recherche sur les sources d’énergie alternative est encore l’apanage de gens qu’on ne prend pas au sérieux, alors qu’elle doit être l’affaire de tous. Le rationalisme est dans une impasse. D’où un sentiment suicidaire. […] Le tsunami au Japon a transformé le progrès en cimetière. »> Sur la catastrophe de Tchernobyl et ses causes, voir aussi sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Catastrophe_de_Tchernobyl
Sans aller jusqu’à parler des « liquidateurs », j’entendais l’autre jour un spécialiste expliquer que EDF peut se targuer de ne connaître aucun problème de santé humaine lié aux centrales. Et pour cause : toutes les opérations à risque sont sous-traitées à des entreprises employant une main d’oeuvre peu informée et peu qualifiée (immigration choisie). « Va Igor, va serrer le boulon là bas, tu auras un susucre ! ».
Ces malheureux sont assez informés quand même pour savoir qu’à partir d’une certaine dose on n’a plus le droit de les faire travailler, alors certains débranchent leur compteur volontairement pour ne pas se retrouver au chômage…
On vit une époque formidable !