Hubert Reeves. Pulsions et pulsations de l’énergie cosmique
Hubert Reeves, lui qui nous savait “poussières d’étoiles” est reparti dans le cosmos, comme il est venu, à 91 ans. Sa mort, ce 13 octobre 2023, a faiblement résonné dans le chaos du Moyen-Orient. Son article ci-dessous, bien que datant de 1977, fait pourtant écho à un désarroi certain de l’humanité – ou plutôt à l’inhumanité. J’avais rencontré le plus fameux des astrophysiciens québécois en 1977 pour lui suggérer un article sur l’énergie cosmique et plus précisément à partir des hypothèses de Wilhelm Reich sur l’énergie vitale, article paru en décembre de la même année dans le numéro spécial de la Revue Sexpol précisément consacré à Wilhelm Reich.
De tout temps, bien sûr, mais peut-être spécialement maintenant, se fait sentir le besoin d'intuitions nouvelles qui permettent à des domaines apparemment non reliés de trouver leur unité profonde. Ces intuitions, généralement obtenues par des visionnaires - qui ont leurs démarches parfaitement personnelles - jettent un éclair fulgurant sur une réalité qui jusqu'ici échappait à la compréhension et, en effectuant une synthèse imprévue, insuffle à I'ensemble du domaine un dynamisme formidable qui se solde généralement par une moisson surabondante de réponses et de résultats nouveaux.
Une illumination
L'histoire de la connaissance humaine est faite de ces explosions rénovatrices, suivies généralement de longues périodes de calme et même de stagnation. Je prends un exemple connu, celui de Newton. On ignore généralement que quand Newton a voulu introduire la notion de « force » en physique, il a été assez mal reçu. Cette notion, chère aux alchimistes du Moyen-Âge, était très peu appréciée des esprits logiques et clairs de la Renaissance. Après Galilée et Descartes, on espérait avoir fait table rase des appels à ces notions « occultes », plus à leur place dans I'antre des sorciers qu'au Collège de France...
Circonstance aggravante : la notion de force telle qu'introduite par Newton est logiquement indéfendable. Le mouvement d'un corps est rectiligne et uniforme si aucune « force » ne vient I'altérer. Qu'est-ce qu'une « force » ? C'est tout ce qui peut changer la nature du mouvement d'un corps. Pourtant cette notion introduite à partir d'une tautologie vaseuse, a bouleversé la physique, a réussi la jonction de I'astronomie et de la mécanique et continue aujourd'hui à jouer un rôle de premier plan aussi bien en physique nucléaire qu'en cosmologie.
Le génie de Newton ne s'est pas manifesté au départ par un raisonnement. Il s'est manifesté par I'intuition que la notion de force, aussi obscurantiste et aussi tautologique qu'elle soit, pourrait jouer un rôle utile, qu'il s'agissait là d'un concept fructueux, c'est-à-dire collant à la réalité et capable d'en illuminer une large partie. Bien que les démarches ultérieures – établissement du formalisme mathématique, démonstration que les orbites des planètes devaient être des ellipses –, aient été des étapes relevant d'opérations logique impeccables, il est de première importance de noter – je le répète – que la démarche première n'est pas une démarche logique, mais plutôt une illumination soudaine (« c'est ainsi que la nature fonctionne ») qui ne relève pas de l'être rationnel, mais de l'être profond, au niveau de son enracinement dans la nature.
Intuitivement
On pourrait multiplier les exemples. J'en prends un second, puisqu'il touche de près à notre sujet : la découverte du principe de la conservation de l'énergie. Ce principe fut découvert non pas par un physicien, mais par un médecin : Robert Mayer. Jung raconte l'événement dans son livre sur la Psychologie de I'Inconscient et cite les quelques phrases suivantes de Mayer lui-même: « Ce n'est pas en un effort de réflexion, à ma table de travail que j'ai trouvé cette théorie... Un examen. à tête reposée de ce qui a alors émergé en moi m'a appris qu'il s'agissait d'une vérité qui non seulement peut être sentie subjectivement, mais qui encore peut être prouvée objectivement » (1). Helm dans son ouvrage Energetik émet I'opinion que « la pensée nouvelle de Robert Mayer ne s'est pas dégagée par une étude et une réflexion approfondies des conceptions traditionnelles qu'on se faisait de la force, mais qu'elle appartient à ces idées intuitivement perçues qui, provenant d'autres domaines de I'esprit, s'emparent pour ainsi dire de la pensée et I'obligent à transformer dans leur sens les conceptions traditionnelles ».
Ici encore, nous retrouvons un redémarrage profond de la science émergeant de I'introduction d'une notion ultra-fructueuse, celle de la « conservation de l'énergie ». Est-il nécessaire de rappeler qu'en 1935, constatant que dans un certain type de réaction, l'énergie ne semblait pas « conservée » (il y avait moins d'énergie dans le système avant la réaction qu'après) le physicien Fermi a préféré inventer de toutes pièces une particule invisible, le « neutrino », plutôt que d'abandonner le principe postulé par Mayer ? Or, phénomène hallucinant, cette particule a ensuite êté découverte au laboratoire et fait partie du zoo des physiciens (en fait, on en connaît six sortes...). Rien ne peut mieux illustrer la puissance du principe de conservation de l'énergie.
La vision de Reich concerne I'extension de la notion d'énergie au monde vivant, de la plante à I'homme, comprenant, bien sûr. tout le domaine affectif et psychique. « Il n'y a plus de barrières entre I'organisme humain et son environnement cosmique d'où par nécessité I'homme à tiré et tire toujours son origine. On finit par oublier la pièce qui se joue sur la scène pour se pencher sur I'identité étonnement pratique entre les choses vivantes et non vivantes.»
Les courbes sinueuses
Avec le développement, d'une part des sciences exactes qui, sans avoir – et de loin ! – éclairci tous les problèmes, nous ont quand même permis de comprendre quelques petites choses sur le cosmos que nous habitons, et d'autre part, le développement de la psychologie des profondeurs qui a également jeté quelques lumières sur le phénomène humain, se pose effectivement, aujourd'hui. le problème de la jonction de ces entités, de la synthèse de ces connaissances. Quelles sont les relations profondes entre I'homme et le cosmos et comment réagissent-ils I'un à I'autre ? L'énergie qui anime les galaxies peut elle être fondamentalement différente de celle qui portent les êtres vivants à s'accoupler et sinon qu'ont-ils en commun ? On voit ici s'ouvrir un vaste champ de recherches et d'expérimentations pour des décennies, avec promesse de riches moissons... On reste excité et plein d'attentes fébriles...
Reich résume la situation précédant ses recherches en disant : « Toute la médecine et toute l'éducation du siècle dernier se fondaient sur I'enracinement physico-chimique de I'homme dans la nature. Mais le point de vue mécaniste et matérialiste était incapable d'englober dans ses vues la vie émotionnelle de I'homme : le vide ainsi créé a été comblé par des dogmes mystiques et spirituels. Selon cette théorie bien connue, I'esprit, l'âme, le « quelque chose » dans I'homme qui ressent, pleure, rit, aime, hait, se trouvaient rattachés à un monde spirituel immatériel; elle exprimait d'une manière plus ou moins claire les liens de l'homme avec le créateur de I'Univers, « Dieu ». Ainsi la vision mécaniste et la vision spiritualiste se complétaient I'une I'autre, aucun point ne reliant les deux domaines. Aux termes de cette vision du monde, il y avait, d'un côté la science de la nature physique, de I'autre la science du comportement moral ou « éthique ».
La grande intuition de Reich c'est la « découverte d'un océan d’énergie » , qu'il appelle « Orgone cosmique », d'où toute entité, qu'elle soit physique ou émotionnelle, émerge. Vu dans cette perspective I'homme est, comme tous les êtres vivants, un fragment spécialement organisé de l'énergie d'orgone cosmique.
Cette affirmation est impressionnante par son amplitude. On sent qu'elle doit profondément coller à la réalité et nous ouvrir des secrets profonds de la nature. Est-ce vraiment le cas? Ici je vais parler en mon nom personnel et me confiner surtout aux idées présentées dans La Superposition Cosmique. Je suis conscient du fait que lorsque I'on parle des grands intuitifs ou des grands illuminés, il faut faire très attention. Les critères habituels doivent être sérieusement remis en question et considérés avec suspicion. Sur le plan scientifique traditionnel, Freud est indéfendable ; ses intuitions ont quand même bouleversé la psychologie. Le critère important tel que j'ai essayé de I'illustrer au début de cet exposé, c'est la « fécondité ». Une notion, une idée, quelque farfelue, quelque tautologique qu'elle soit sera retenue si son avènement jette des lumières sur la nature, et cela se passera si cette notion épouse un certain aspect de la réalité. Sa rentabilité est inscrite dans sa capacité à négocier les courbes sinueuses du monder réel…
Fausse route
Sur le plan de la physique et de I'astronomie en tout cas, je crains que la notion d'un océan d'orgone cosmique ne nous mène pas très loin. Reich est, vis-à-vis de la connaissance scientifique traditionnelle, d'une ignorance assez étonnante. Les erreurs pullulent. Ses textes sur la physique des galaxies, sur les aurores boréales et sur les ouragans sont assez attristants.
Voici quelques extraits : « On a pu mettre en évidence que les tempêtes tournent, dans I'hémisphère septentrional, en sens inverse des aiguilles d'une montre, alors que le sens de la rotation dans I'hémisphère austral est celui des aiguilles d'une montre. Ce comportement qui semble obéir à une loi n'a pas autant que je sache jamais été expliqué ».
Quand Reich a écrit La Superposition Cosmique (1951), Coriolis, cent quinze ans auparavant... avait donné une explication lumineuse de ce phénomène. Explication enseignée à tous les jeunes étudiants en physique dans leurs premières années d’université. L'explication de Coriolis basée tout simplement sur la théorie de Newton, réécrite en coordonnées sphériques, rend compte de bien d'autres phénomènes et je doute fort qu'on ait quelque intérêt que ce soit à I'abandonner...
De même I'orbite des planètes ne ferait, selon Reich. pas une ellipse de Kepler puisque « les planètes se déplacent avec le soleil à travers I'espace sans jamais revenir sur leur pas ». D'où Reich conclut que le soleil n'exerce aucune attraction sur les planètes, mais qu'il est plutôt emporté par le courant d'énergie d'Orgone équatorial. Loin de se douter qu'il enfonce des portes ouvertes, Reich y voit là I'occasion de montrer la toute puissance de la notion d'Orgone. Le lecteur reste sceptique...
S'il ne s'agissait que d'erreurs de faits portant sur les illustrations de la théorie, on pourrait glisser par dessus en se disant que devant un message aussi important il ne faut pas couper les cheveux en quatre. Mais il s'agit de beaucoup plus que cela. Tout compte fait, et les paragraphes erronés écartés, je ne crois pas que la notion d'Orgone cosmique ait apporté quoi que ce soit de nouveau à la compréhension des phénomènes astronomiques ou aéronomiques, tels que la structure des galaxies spirales, Ia forme des aurores boréales ou le mouvement des cyclones. Dans ces domaines le concept d'orgone cosmique, aussi envoûtant qu'il soit, me paraît, jusqu'à nouvel ordre, un concept stérile.
Je me place ici sur le plan astronomique : c'est le plan sur lequel Reich prétend défendre ses théories dans La Superposition cosmique. Je suis assez prêt à croire que sur ce plan il a fait fausse route...
C'est sur un autre plan qu'il faut chercher, je crois, sa contribution principale et la justification de I'impact profond que Reich a eu et continue à avoir sur la société actuelle.
Le cœur de Ia matière
La vision de Reich est celle d'un univers non pas froid et mort, mais vivant, et même vibrant d'une pulsion intense qui ne trouve son équivalent que dans la pulsion sexuelle. Il sent la vie de la matière et quand il en écoute le cœur, il entend un battement frénétique dénotant une ivresse dionysiaque.
En parallèle, il observe une humanité qui est bien loin, dans son ensemble, de vivre au même rythme. Et il s'interroge: qu'est-ce qui a mal marché ? » Pourquoi l’homme est-il la seule espèce animale à avoir développé une « cuirasse » autour de son noyau vivant… si rien n'existe au-delà des limites des processus naturels, pourquoi la cuirasse a-t-elle pu s'emparer du genre humain puisqu'elle s'oppose continuellement à la nature dans I'homme et détruit ses riches potentialités humaines ? Voilà qui semble peu logique. Pourquoi la nature a-t-elle commis cette erreur ? Et pourquoi seulement dans I’espèce humaine ? Sa « destinée supérieure » n'est certainement pas la réponse. La cuirasse a détruit I’honnêteté naturelle de l'homme et la plupart de ses capacités, elle a entravé tout développement « supérieur ». Le XXe siècle nous en fournit la meilleure démonstration ».
Problème d'une importance extrême que bien des moralistes ont abordé au cours des siècles et auquel on a apporté des quantités de réponses – dont la théorie de la faute originelle –toutes, à vrai dire, plus insatisfaisantes les unes que les autres.
Reich a étudié attentivement les mécanismes par lesquels les cuirasses sont transmises. « Nous savons que ce sont surtout les influences socio-économiques (structures familiales, idées culturelles opposant la culture à la nature, exigences de la civilisation, religiosité mystique, etc.), qui reproduisent la cuirasse dans chaque génération d'enfants nouveaux-nés. Lorsque ces enfants ont grandi, ils imposent la cuirasse à leurs propres enfants et ainsi de suite, à moins que la chaîne ne soit un jour rompue ».
Reich ne prétend pas répondre à la question de savoir comment I'animal humain a pu, au départ, s'entourer d'une cuirasse. « Le problème est trop compliqué. Les faits concrets qui pourraient nous fournir une réponse sont enfouis dans un passé trop reculé ; il n'est pas possible de la reconstituer ». Mais il dirige tout son dynamisme et son activité à comprendre comment on pourrait la dissoudre. « Avec I'effondrement de la cuirasse, la perspective de l'être humain s'ouvre... totalement et... fondamentalement au contact et à I'identification avec son fonctionnement naturel ».
Le premier et principal moteur constitutif de la cuirasse c'est, selon Reich la répression sexuelle, particulièrement au niveau des enfants. Alors qu'on veille à leur donner le plus grand confort physique possible, alors qu'on cherche à développer chez eux le goût des choses belles et de la nourriture bonne, les plaisirs du corps liés aux sensations sexuelles sont généralement ignorés sinon carrément interdits et condamnés. Cette répression a des conséquences infiniment plus importantes qu'on pourrait I'imaginer, puisqu'elle coupe I'enfant de son principal moyen de communication avec l'énergie et la frénésie vitale du cosmos. Elle est génératrice d'une haine profonde qui se transcrit en un sadisme vengeur. Devenu adulte, I'enfant deviendra lui-même le porte-flambeau de la répression. Dans une société organisée, il sera prédisposé à succomber à la tentation du « fascisme » qui précisément utilise à fond le potentiel sadique instauré chez Ie petit par la répression sexuelle. La voie royale de la libération de la cuirasse passe donc par un effort à l'échelle de la société pour abolir toute répression sexuelle parentale et. au contraire, exalter les plaisirs du corps et l’échange affectif dès le plus jeune âge...
Personnellement je crois qu'on ne peut qu'applaudir à cette idée. Il faut dire cependant qu'elle est potentiellement profondément anarchiste et qu'elle posera de sérieux problèmes à la « société » qui se trouvera, dès lors, privée d'un de ses puissants moyens d'action. Il faudra trouver de nouveaux schémas de vie commune, de nouvelles structures et surtout il faudra veiller à ce que ces structures persistent contre la tentation fasciste, sans imposer de censure. Il ne faut jamais perdre de vue que c'est la société qui doit permettre I'épanouissement de I'individu et non pas vice versa... On peut aussi compter, pour résoudre ces problèmes, sur la formidable puissance créatrice qui émergera dès qu'on aura cessé de castrer les hommes... C'est en ce sens que Reich m'intéresse...
Hubert REEVES
1) Carl Jung, La Psychologie de l’inconscient, éditions Georg. Préface et adaptation du Dr Roland Cahen.