Entretien de John MacGregor avec Gérard Ponthieu (1/3)
Cet entretien, comme les deux suivants, figure en préface des trois tomes publiés sous forme de livres fin 2021, rassemblant une sélection d'articles parus sur « C’est pour dire » de 2005 à 2021. Ces trois volumes, de plus de 300 pages, sont toujours disponibles à la vente (voir dans la colonne de droite), comme une résistance matérielle à la fragile virtualité de la Toile. La publication ici de mes entretiens avec John MacGregor constitue une manière de réaffirmer mes positions personnelles dans le débat actuel marqué par le désarroi politique. GP
John MacGregor, 58 ans, est chercheur-enseignant à Cambridge au fameux MIT (Massachusetts institute of technology). C’est là que j’ai fait sa connaissance, fin des années 70, tandis qu’il dirigeait déjà le département Comparative media studies. Il n’a cessé depuis d’œuvrer en observateur critique et engagé (ancien journaliste et auteur d’une dizaine d’ouvrages) de la presse des États-Unis et du monde occidental. Francophone/phile, il connaît très bien la France pour y séjourner régulièrement. Il compte désormais parmi mes amis proches. C’est à lui que j’ai demandé de préfacer ce recueil, ce qu’il a accepté d’emblée, en optant toutefois pour la forme de l’entretien. Je ne pouvais me dérober.
● John MacGregor : Pourquoi donc ce « tour d’un monde », quel monde ?
– Gérard Ponthieu : Seulement le mien, celui que je tente de comprendre, celui où j’ai été projeté sans avoir rien demandé, et le même que je quitterai, sans doute contre mon gré… Je ne voudrais pas faire pompeux, encore moins pompes funèbres… Disons quand même que ce recueil d’articles choisis constitue en quelque sorte, et vu mon âge avancé, une sorte de « testament politique »…, une manière de rassembler ma vision du monde et de l’époque, au risque de l’immodestie… D’autre part, à reconsidérer mon blog, j’ai réalisé combien il est peu commode d’en parcourir le contenu accumulé, soit quelque 2 000 articles répartis sur une bonne quinzaine d’années. Cela en raison de la structure séquentielle des sites internet, tout comme pour les documents audio et vidéo : pas moyen d’échapper au déroulé imposé, souvent pénible quand on veut le parcourir de manière directe. Le livre reste l’outil incomparable qui permet la balade libre, « à sauts et à gambades », comme disait ce cher Montaigne, une de mes références constantes. Enfin, il y a la question de la virtualité de l’internet et donc de sa fragilité extrême : un orage informatique, un éclair, un bug, et pfft ! tout se volatilise dans le néant. Le livre, objet concret – avec ses « tables des matières »… – disponible à souhait, tripotable à volonté, sans batterie ni wi-fi : quoi de mieux ? De plus, sa durée de vie peut dépasser les siècles – sauf catastrophes, autodafés, etc. –, ce qui donne un peu d’immortalité aux auteurs, certes moins que les tablettes d’argiles de Mésopotamie ou les hiéroglyphes égyptiens. Je m’en contenterai largement en tant qu’objet transmissible à mes enfants, et à beaucoup d’autres autant que possible. Pourtant le livre en général semble menacé à terme par le « tout écran » qui en impose à la pensée libre, qui génère le pire autant, sinon plus que le meilleur, fausse les rapports au réel et à l’information vérifiable, étouffe l’esprit critique nécessaire à l’élévation du raisonnement et de l’intellect. L’écran révèle et masque à la fois, il donne à ses adeptes forcenés un pseudo savoir dangereux pour le bien commun.
● Tu prétendrais ainsi œuvrer pour l’Histoire – grand H…
– Moque toi ! Mais je ne peux m’empêcher de comparer nos modernes, si hautement technologiques et si fragiles tablettes avec celles des Sumériens, inventeur de l’écriture – ça fait quelques millénaires… 3 500-4 000 ans avant notre ère pour être plus précis, en Mésopotamie – imprimées dans l’argile et toujours là, à nous étonner. On n’a pas fait mieux, sinon avec les livres, les incunables . Et la suite avec Gutenberg et l’imprimerie…
● Je viens de parcourir les épreuves de ce premier tome de ton recueil et j’en perçois bien toute l’actualité et surtout la pertinence de ta vision. Tu vises juste, tout au moins de mon point de vue. Tu pointes les grandes interrogations d’aujourd’hui, notamment selon les filtres de la virtualité de nos réalités – donc pas si réelles. Tes références répétées à Guy Debord et à sa critique du Spectacle sont importantes, ainsi que tu en précises le sens.
– Tu veux parler de la séparation, concept par lequel Debord place le Spectacle, non selon le sens commun, hélas si courant dans les médias, mais au sens de la coupure avec le réel. L’exemple « parfait » m’en a été fourni dans un passage de journal télévisé – tu sais à la fin, comme moment de « distraction », histoire de tout effacer de la noirceur de l’actualité… Donc une séquence « exotisme » sur une croisière dans les glaces de l’arctique, ses paysages grandioses, spectaculaires… On y suit un couple de Français à la proue d’un navire pour touristes aisés, quand la femme en pâmoison devant tant de beauté apparente, s’exclame : « On se croirait dans un film ! »… Voilà bien la séparation : quand la représentation virtuelle est devenue LA référence, et non plus le moment et sa réalité vécue. Toute notre société « moderne » semble désormais contaminée par cette confusion perceptive entre le réel et l’imaginaire déformé par la représentation. Nous ne sommes plus au théâtre avec ses conventions qui séparent tout exprès acteurs et spectateurs, même si l’on peut « y croire », se laisser emporter par l’intrigue, le jeu des comédiens, la mise en scène. Car on sait bien qu’à la fin de la pièce, même un peu changé, on reprend place dans le monde « ordinaire ». La séparation au sens debordien, elle, génère cette aliénation qui altère le sens du réel et nous diminue.
● Ton exemple de la croisiériste est en effet très parlant. Il relève bien de cette modernité, qui n’a rien trouvé de mieux que d’engendrer sa continuité inversée, la « post modernité »… Que « tout change pour que rien ne change »…
– Cette « post modernité » si agissante dans ton pays, contaminant à son tour ce qu’on appelle l’Occident. Je pense en particulier au concept ravageur de « déconstruction » cher à nos penseurs contemporains, émules de Foucault, Derrida, Lyotard et autres, qui ont tordu l’idée telle que Bourdieu la pratiquait comme nécessité du retour aux racines de la « chose entendue », du « politiquement correct ». On en est bien loin, maintenant que sévissent pêle-mêle les décoloniaux, écologistes radicaux, islamo-compatibles, féministes radicaux, antiracistes, animalistes, multiculturalistes, anti-sécuritaires, militants du genre indifférencié – et j’en passe !
● On pourrait tout rassembler sous l’étiquette états-unienne du woke et du wokisme prétendant « tout remettre à plat », quitte à nier l’histoire, à déboulonner les statues et l’Histoire, brûler les livres « impurs », jusqu’à vos Astérix et Tintin. Sans parler de la cancel cultur, qui vaut à des professeurs de se voir bannis de l’université !
– Un délire ! Tu évoques en passant l’idée d’impureté, donc de pureté. J’y ai souvent fait référence, notamment à partir des analyses du nazisme pour qui le pur/impur était pivotal dans leur culte totalitaire. Je pense en particulier à Wilhelm Reich, ce dissident du freudisme (en tant que religion sans dieu – mais avec prophète !), auteur, entre autres de La Psychologie de masse du fascisme dans lequel il analyse le lien qui noue refoulement sexuel, cuirasse caractérielle et soumission à l’Autorité totalitaire. Tout cela reste en place de nos jours, et pas seulement dans les pays à intégrismes religieux. Cela vaut aussi bien dans des sociétés dites développées, se traduisant notamment par cette autre forme de soumission, en l’occurrence à ce wokisme ravageur et négateur de l’universalisme. Lequel ne saurait s’imposer tel un absolu, évidemment. Ce que j’ai appelé le « talibanisme » marque bien, par le rejet, les limites d’une conception généralisable partout, dans toutes les cultures, des valeurs universelles telles que surgies sous les Lumières et qu’il s’agit aussi de savoir mettre en perspective dans la nouvelle donne géopolitique.
● Une autre idée forte que tu ne manques pas de mettre en avant dans tes écrits, c’est celle de la laïcité, tellement incomprise hors de France. Pourquoi selon toi ?
– Pas seulement hors de France ! La déconstruction est aussi à l’œuvre sur cette question en France même. La « déconstruction » s’y emploie, notamment sous sa forme molle, façon « laïcité ouverte, tolérante, moderne »… Comme si la laïcité n’était pas en elle-même, précisément, une attitude ouverte face aux croyances de toutes sortes et une manière de créer les conditions de ce fameux « vivre ensemble », expression devenue tarte à la crème et marquant l’impuissance des sociétés devant le caractère irréversible à court et moyen termes de leur dissolution dans le « séparatisme » communautaire. À quand une société des humains ?
● Justement, en employant cette expression, « société des humains », ne te retiens-tu pas d’évoquer le « celles-et-ceux » si cher à votre actuel président, expression d’ailleurs aujourd’hui reprise à tout va par la « classe politique » ?
– Je m’élève avec véhémence contre toutes ces concessions langagières destinées à masquer les réalités objectives, en particulier celles qui relèvent de la différence sexuelle, qui marquent les différences indéniables entre un homme et une femme – je devrais dire entre une femme et un homme… tant pis, j’assume ! Et merde aux « inclusivistes » à la noix, les mêmes qui, soit dit en passant, se soumettent aux anglicismes, sans parler de leur soumission aux marques et « modes de vie et de pensée » à l’américaine, wokisme y compris !
● Un de tes chapitres regroupés dans ton tome 2 s’intitule « islam isme » ou encore islam-isme », avec une espace typographique ou un trait d’union. Tu peux préciser pourquoi ?
– Le trait d’union marque la liaison entre un système de croyances, une religion, et son expression idéologique tout à fait séculière, telle qu’à l’œuvre de nos jours de manière dominante – les talibans d’Afghanistan en sont l’exemple « parfait ». L’espace typographique, elle (c’est au féminin !), voudrait signifier la séparation souhaitable – si tant est qu’elle soit possible… – entre ces deux domaines dans lesquels s’opposent, mollement, des croyants disons sincères, respectables, et le bras armé des djihadistes qui relèvent du totalitarisme. C’est tout l’enjeu qui se tapit sous ces signes que je souligne par la typographie.
● On en revient à l’écriture, à la langue, aux signes, tous constitutifs de la pensée raisonnante. Je note à ce propos, l’attention particulière que tu leur portes, d’ailleurs rehaussée par l’iconographie, le choix des images et illustrations.
– Merci de le souligner : c’est la recherche de l’alliance du fond & de la forme, indissociables. Chez l’individu, elle peut résider dans la manière de s’exprimer, mais aussi dans la démarche, l’allure, la façon de se vêtir en dehors des modes et donc du paraître. Je pense à ces mots de Montaigne encore : « Le vrai miroir de nos discours est le cours de nos vies. » C’est notre histoire, notre vie, qui forgent notre pensée. L’inverse aussi est vrai : pensées, idées, réflexions – la culture en somme – déterminent également nos façons de vivre et nos comportements sociaux, y compris nos déviances, celles de tout animal humain en proie à ses manques, faiblesses et contradictions – on est loin là de l’idée de « pureté » ! Loin aussi de la notion d’absolu et d’idéal, encore que ce dernier puisse nourrir la recherche du mieux, au besoin au risque des utopies acceptables…
● Tu viens d’employer une expression assez récurrente chez toi, celle d’« animal humain ». Quel sens lui donnes-tu ?
– Je l’emprunte aussi à Wilhelm Reich. Je la fais mienne car elle fait le lit du genrisme : hommes et femmes émanent de cette même double composante qui réunit le biologique & l’être pensant, qui est aussi social, capable d’empathie – autrement dit sensible aux souffrances de son semblable – et d’entraide. Les animaux aussi, le plus souvent, sont aussi des êtres sociaux et même soucieux de l’entraide, ce qu’un Darwin, fin observateur du monde animal, n’avait pas manqué de souligner, inspirant par la suite le penseur anarchiste Kropotkine . L’autre avantage, et non des moindres de l’expression, c’est qu’elle fait le lit des antispécistes selon lesquels toutes les espèces se valent et qu’il n ’y a pas lieu de distinguer les humains des animaux… Pour le coup, il s’agirait d’un universalisme… mais à rebours. Certes, l’animal est un être capable d’émotions et aussi souffrant ; il pense également, du moins les plus évolués (au sens darwinien). Mais est-il réellement pensant, c’est-à-dire en état de lier passé, présent et avenir ? Peut-il élaborer des projets avec finalités, buts, objectifs comme y prétendent les animaux humains, en dehors des déterminismes purement génétiques et biologiques ? Rien n’est moins sûr ! Les antispécistes ne pécheraient-ils pas par anthropomorphisme, niant en cela, justement, les spécificités des humains et des animaux ?
Et il ne s’agit pas pour autant d’affirmer une quelconque supériorité de l’un sur l’autre, mais bien de constater une différence, là encore, comme chez l’homme et la femme, même s’il n’est pas question de nier l’importance des données sociologiques et culturelles dans la construction du genre sexuel, ni la réalité des particularismes sexuels – homosexualité, transgenre, intersexe, etc. Là encore, les idéologies – ces projections schématiques et rigides sur le réel – faussent toutes ces données, à preuve, par exemple le « transgenrisme » qui, là encore par une variante idéologique et un effet de contagion, tend à fabriquer cette particularité biologique, physique et psychologique en une catégorie absolue, une norme. Avec, en prime, si on ose dire, le rejet de l’hétérosexualité considérée comme une déviance !
● Où l’on en revient au déplorable et ravageur wokisme qui, entre autres, voudrait confiner le racisme aux seuls Blancs et notamment aux policiers, qui ne jurent que par l’intersectionnalité – certaines discriminations peuvent s’additionner –, la non-mixité pour les réunions de personnes discriminées, la dénonciation du pouvoir légal et économique opprimant par essence certaines minorités, etc. « C’est pour dire » n’a que peu abordé ces questions.
– Mon blog n’a rien d’une encyclopédie ! Mais indirectement, j’y ai tout de même abordé ces sujets, surgis récemment, après le mouvement du Black Lives Matter qui a fait tache d’huile. Je l’aborde notamment à propos de ces sujets liés, si sensibles et clivants, de l’immigration et de l’islamisme. Sujets jusque là presque tabous, refoulés derrière ce « politiquement correct », dont la gauche surtout a laissé le monopole à l’extrême droite rejointe par la droite. Car je vois entre ces questions un même lien : le déni du réel et la fixité du débat, voire son refus. Un titre récent du Monde m’a atterré : « CNews remplace Eric Zemmour par plusieurs éditorialistes ultraconservateurs ». Et de citer ensuite lesdits ultraconservateurs : Charlotte d’Ornellas, Mathieu Bock-Côté et Eugénie Bastié. Ainsi enferme-t-on des personnes sensées, qui réfléchissent et font réfléchir, dans des catégories réductrices et définitives. Ainsi voudrait-on empêcher tout débat réel, spécialement sur des questions dérangeantes comme celles de l’immigration et de la sécurité, qui vont devenir de plus en plus centrales à l’approche de l’élection présidentielle de 2022. Je vois là une des attitudes que j’ai souvent dénoncées : cette peur à gauche de paraître à droite – tandis que la droite ne craint plus de travailler ce terrain.
● Et toi, homme de gauche, tu ne crains donc pas ces accusations ?
– Non ! Au contraire même, dans la mesure où je pense m’inscrire, modestement, dans le cours de l’Histoire. J’avais eu ma dose (vaccinale…) après mon reportage sur Cuba publié dans Politis (il se trouve dans ce tome 1, section Reportages). Dénonçant en reporter, sur le terrain comme on dit, les affres de cette dictature masquée, je fus notamment traité d’« agent de la CIA »… Exactement ce que je dénonce : casser le thermomètre pour nier la fièvre ! Et ce que je déplore d’autant : le fixisme idéologique, c’est-à-dire le refus de se confronter aux réalités complexes des sociétés. Dans la colonne de droite de mon blog, j’ai réuni mes références préférées dont celle du vieux Bossuet (un évêque !) : « Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient, et non parce qu’on a vu qu’elles sont en effet. » Ce que Claude Lévi-Strauss traduira à sa manière quelque trois siècles plus tard : « La réalité vraie n’est jamais la plus manifeste. » Car il y a des réalités fausses !, celles forgées sur l’enclume des convictions – pires que les mensonges, disait Nietzsche…
● Mais nous avons tous nos convictions et croyances, non ? Comment vivre sans ?
– On ne peut sans doute pas vraiment s’en passer… et elles peuvent même être utiles, comme des sortes de balises. Le plus difficile est de les « porter au loin » pour mieux les connaître et en faire un usage prudent, réflexif, distancié.
● Parmi tes références, reviennent souvent, pêle-mêle, Montaigne, Nietzsche, Camus, le Zorba de Kazantzaki, Debord, etc. Et ton père !
– Oui, quand il parlait si justement des « instruits cons », c’est-à-dire de ces prétentieux – technocrates et autres « têtes d’œuf » qui ignorent le lien entre savoir & intelligence, y compris bien sûr l’intelligence du cœur – ce qui n’a rien à voir avec la race et les genres sexuels ! Mon père et ma mère n’avaient d’« instruction » que celle transmise par l’instituteur à l’ancienne, et ensuite par l’école de la vie, la plus déterminante.
● À l’occasion de ce recueil, quel regard « au loin » portes-tu sur cette quinzaine d’années de C’est pour dire ?
– Tu vas encore charrier mon manque de modestie, tant pis : je trouve ce contenu des plus riches et pertinent quant à l’état du monde. Je ne parle pas que de mes articles, bien sûr, mais aussi des nombreuses autres contributions. Après tout, il n’y qu’à plonger dans ces deux tomes et leurs 900 pages en tout !
● On s’arrête là pour ce tome 1. Nous poursuivrons cet entretien à la parution des deux autres tomes dont les sommaires figurent au début de cette première parution. À la prochaine !
01/10/21