Un pari politique perdu : naviguer entre les « isme » idéologiques
À part le « beau bordel » prédit, dont l’esthétique pourrait virer à la violence tragique, ce qui ne risque pas de changer, en effet, c’est bien la frénésie de pouvoir qui a saisi la horde politicienne aussitôt envolée dans ses innombrables « promesses » de « changement » – on va voir ce qu’on va voir ! Et que je nous rabiboche après tant de haines recuites, que « moi, Président » j’avale ma couleuvre, que je te rhabille tout beau tout « nouveau » la Nupes en Front populaire, et que je te ressuscite le spectre du nazisme – le Reductio ad Hitlerum cher aux bateleurs prenant l’effet pour la cause. Et que je te ressorte du chapeau illusionniste le lapin des promesses « chiffrées » à coups de milliards miraculeux – à quoi bon vérifier, c’est d’ailleurs invérifiable, dès lors qu’on ne demande qu’à croire, à abreuver ses convictions (« Pires que les croyances », disait Nietzsche…), à doper en certitudes tant de militants enfiévrés, enivrés au doux nectar du Bien, antidote absolu contre le Mal, tel que définit par eux-mêmes sans s’encombrer de dialectique. À cet égard, n’était-il pas tristement comique, lors d’une joute télévisée, de voir en fond d’écran, les têtes choisies dans la « diversité » apparente (toutes de LFI derrière Bompard) se balancer à chaque sourate de leur prophète, tels ces chiots de plastique jadis posés à l’arrière des autos.
Rien ne change, surtout pas, de cette bipolarité manichéenne, d’ailleurs fort inégale, tant les médias dominants se sont rangés dans ce camp immaculé du Bien, bardé de cette exigence de « pureté » propre aux dictatures honnies. N’est-il pas paradoxal, pour le moins, de voir les chantres de la démocratie et de la liberté refuser à 40% des électeurs le droit de représenter ce peuple dont ils se décrètent, eux, les seuls légitimes représentants ? Comment ne pas être atterré par cet entre-soi unanimiste rassemblé en troupeaux bêlant des slogans pavloviens, relayés par des « journalistes » embedded, comme on les appelle sur les fronts guerriers, embarqués volontaires sans marges de manœuvre libre ?
Que penser, en particulier, des unes de Libération rivalisant de sectarisme avec des tracts de partis niant la pensée complexe, convoquant leur « peuple » tout en méprisant celui qu’ils veulent ignorer et même remplacer, tandis qu’ils l’ont contourné à longueur de temps par le déni du réel et qui, aujourd’hui, leur tourne le dos. Ces « ignorants stupides », abusés par les sirènes du Mal absolu, décrétés racistes tant ils se sentent menacés par l’immigration de masse, l’insécurité, l’islamisme rampant – une illusion, sans aucun doute. On ne doute pas chez ces gens-là ! Doute-t-il du « journalisme », ce directeur du même Libération se glorifiant dans une vidéo que son journal n’ait « jamais interviewé Marine Le Pen ou un responsable du Front national ». Feint-il d’ignorer que ce journal adoubé par Sartre s’adonna au maoïsme glorieux, se prosterna aux pieds du libérateur Khomeini, se compromit avec la gent pédophile ?… Est-ce cela le journalisme ?
<<< Pur style propagandiste, noir et blanc, de l'expressionnisme allemand : Nosfératu, Méphisto, le juif Süss, le bolchévique au couteau entre les dents…
Quand j’étais un des responsables du Centre de formation des journalistes (CFJ, Paris), c’est précisément contre les a priori idéologiques que j’ai invité Jean-Marie Le Pen devant les étudiants. Ce dernier s’était vu offrir en janvier 1984 un marchepied télévisé dans « L’Heure de vérité » dont les officiants – François-Henri de Virieu, Alain Duhamel, Jean-Louis Servan-Schreiber et Albert du Roy – pensaient « se le faire ». C’est le contraire qui se produisit, Le Pen ayant eu beau jeu de l’amateurisme de ses opposants, frappés d’idéologie (« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », Les Animaux malades de la peste, La Fontaine), qu’il retourna d’autant plus aisément que ces « journalistes » n’avaient pas travaillé leur dossier : confiants dans leur « talent », ils étaient venus parader… Le directeur du CFJ, Philippe Viannay – grand résistant et journaliste, principal dirigeant du mouvement Défense de la France, dont le journal homonyme est devenu France-Soir – sans rien m’en dire, ne s’opposa nullement à mon initiative, en vertu de son intelligence et de sa conception élevée du journalisme. Le débat, certes musclé et néanmoins fort pédagogique, ayant eu lieu, Philippe Viannay reconnut le bien-fondé de l’exercice, tout en m’avouant son appréhension initiale. Je lui en saurai toujours gré. (Quelques années après, mon successeur qui, à son tour et dans le même but, avait aussi invité Le Pen, provoqua une manifestation de protestation devant le CFJ à l’instigation du Syndicat national des journalistes ! Ce même SNJ, bis repetita, qui a tout dernièrement rassemblé ses troupes à la « manif’ antifasciste » à Paris…)
En 1985, j’aggravais mon cas en lançant la Revue Sexpol - Sexualité/politique dont le troisième numéro s’intitulait sans gêne « À poil les militants ! ». Il y fut notamment question du sexisme mâle en milieu « révolutionnaire ». Pour ma part, j’y interviewais longuement un « vrai facho », Roger Holeindre, vice-président du Front national, ancien d’Indochine et d’Algérie, proche de Jean-Marie Le Pen… Un « nauséabond » de choc, ainsi que certains se plaisent de nos jours à gratifier leurs ennemis.
Nourri de « penseurs des foules » tels Wilhelm Reich (Psychologie de masse du fascisme, entre autres), Gustave Le Bon, Bernard Edelman, Serge Moscovici, Daniel Guérin, David Riesman ; Tocqueville, Hannah Arendt, Raymond Aron, mais encore des Grecs et Romains, de Montaigne, La Boétie, Orwell, Huxley, Onfray, et même Houelbecque ! – j’arrête –, je cherchais à comprendre ce que pouvait recouvrir un engagement de « facho » : quid de son histoire, de ses référents, de sa vie quotidienne, affective et sexuelle ? Comment devient-on Holeindre, Le Pen, « Lacombe Lucien » (film de Louis Malle), et tout un chacun d’ailleurs ? Comment et pourquoi, indissociables mots de la connaissance, du vouloir comprendre, outils premiers du journaliste. Pourquoi ces résultats électoraux ? Pourquoi cette si forte poussée du Rassemblement national. Comment cela s’est-il produit ? Pourquoi la révolte des Gilets jaunes ? Pourquoi les violences urbaines ? Pourquoi l’islamisme ? Pourquoi l’immigration de masse ? Pourquoi la misère sociale, le chômage, le racisme, l’antisémitisme ? Et les guerres qui concentrent toutes ces incompréhensions ? Autant de questions, autant et même plus de réponses. La liberté résidant toujours dans les questions, j’ai toutefois avancé des interprétations, exprimées de-ci de-là, dans la Revue Sexpol et dans les presque vingt années de C’est pour dire.
Toujours est-il qu’une fois parue, l’interview de Holeindre m’a valu une volée de réprobations et en particulier du maoïste Alain Geismar, chef de la Gauche prolétarienne et à ce titre éminent soixante-huitard, également sollicité pour un entretien, rejeté en ces termes : « En ce qui me concerne, je n’ai plus rien à voir avec cette revue qui donne la parole aux fachos ! » Transposé à notre époque, ça donne – entre autres ! – une Sophie Binet, patronne de la CGT, refusant de répondre au micro de CNews. Refus de débattre au nom de l’idéologie, cette fixité mentale, cet entêtement de buse, cette défaite de la pensée vivante. Une peste maléfique qui ne date pas de La Fontaine, moins encore de la pathologie émotionnelle analysée par Reich et bien d’autres. Elle s’habille en certitude, autour d’un principe unique, explicatif de « tout », solution globale – voire « finale », pour s’en référer à l’histoire contemporaine.
Dans un remarquable article de la revue Sciences humaines intitulé «Pourquoi les idéologies ne meurent jamais », Jean-François Dortier analyse cette vision aveugle contribuant « à couper le monde en deux : le problème et sa solution, le mal et le bien, l’erreur et la vérité, l’ennemi et l’ami (selon Carl Schmitt, la définition de l’ami et de l’ennemi est au fondement de la politique). L’idéologie est par nature une pensée dichotomique. »
Quel est le point commun, interroge l’auteur, entre le socialisme, le libéralisme, le fascisme, le communisme, l’écologisme, le nationalisme ou l’anarchisme, etc.? « La réponse tient en quatre petites lettres : “isme”, placé à la fin de chaque mot. Ce suffixe suffit à pointer du doigt le phénomène idéologique. Des “isme”, il en existe aussi en peinture (impressionnisme, cubisme), en littérature (naturalisme, surréalisme) et même en sciences (darwinisme, freudisme). » En politique, on citera les bonapartisme, boulangisme, fascisme, nazisme, franquisme, maoïsme, castrisme, gaullisme… macronisme, marinisme et autre mélenchonisme… « C’est, poursuit Jean-François Dortier, l’indicateur d’une vision du monde associée à un mouvement qui le soutient. L’idéologie est donc plus qu’une idée, un projet ou un idéal : c’est aussi un mouvement, un combat, souvent mené contre d’autres « isme ». Et en tant que mouvement de pensée et d’action, l’idéologie a tous les attributs d’une religion – autre grande productrice d’“isme” – avec laquelle elle partage bien des points communs : des pères fondateurs, une légende sacrée, des causes à défendre, des espoirs, des désillusions, des interprétations diverses et antagonistes, des remaniements, des hérésies et des conflits internes, et des mythes fondateurs. » Et de rappeler le mythe de l’âge d’or comme une constante en politique, ainsi le Front populaire ripolinant la Nupes sur un fond de Grand soir antifasciste. Mais pourquoi donc pétrifier les idées en idéologies ? Quel « besoin d’agiter des étendards, de s’enflammer, de chercher des coupables et de susciter de grands espoirs (souvent déçus) ? Le cerveau humain serait-il par nature enclin aux idéologies, comme le pensent certains. À moins que la logique même des champs de bataille politique conduise invariablement à forger de grands récits qui fleurent bon les mythologies d’antan… »
Mais quelle « logique des champs de bataille », sinon celle de la cour de récré dans des hémicycles pour gamins agités et insupportables, rejetons gâtés du système démocratique opposant deux moitiés dans une lutte « à mort » – la politique comme substitut (toutefois heureux) à la guerre ? On notera que dans cette dichotomie le centrisme (encore un « isme ») voudrait s’intercaler comme juge de paix, tentant le compromis, l’union des contraires, la « voie du milieu », jusqu’au « en même temps » macronien et son aboutissement dans le marasme actuel…
Comme la langue d’Ésope, la démocratie pour le meilleur… et le pire. On n’a pas encore trouvé mieux, dit-on, trouvant finalement quelque avantage au statu quo… C’est que l’animal humain ne semble pas encore avoir bien relié ses deux composantes, entre pulsions et raison. Il n’est pas fini – l’évolution est un processus lent, celui du temps long, quasi géologique… À ce propos, j’ai trouvé très pertinente l’hypothèse de Sylvain Tesson (Une très légère oscillation, éd. Équateurs, 2017) à propos de néoténie, cette propriété biologique par laquelle un être vivant conserve ses caractéristiques juvéniles jusqu’à la mort. Cela s’observe bien chez les animaux, comme le chien, enjoué jusqu’à la fin de sa vie. Chez les humains, c’est souvent plus dissimulé : un adulte se veut sérieux, doué de « raison » – croit-il… « Il semblerait, note Tesson, que nos hommes politiques en soient atteints. Ils sont en proie à des crises de jalousie, ils frondent, ils éructent, ils se haïssent, se déchirent, ils veulent tout le pouvoir. Il faut qu’on les aime, qu’on les applaudisse. La volonté de puissance les anime. Le monde doit se plier à leurs vues. Ainsi, tout au long de leur vie d’adulte, ils conserveront les caractéristiques psychologiques d’un enfant colérique. » Comment ne pas voir ainsi les joutes médiatiques actuelles sur le mode de « ’tare ta gueule ! » dans lesquelles des corps empreints de rigidité voudraient habiller leur avidité de pouvoir. Comment ne pas y trouver une explication au caprice d’un président déclenchant son « beau bordel » comme s’il cassait le joujou de son manège enchanté ? Sept ans de pouvoir ne l’auront pas fait grandir, pas assez en tout cas pour supporter le drame de n’être plus aimé. Dans son livre La Santé psychique de ceux qui ont fait le monde (éd. Odile Jacob, 2019), le psychiatre Patrick Lemoine se demande : « Est-ce qu'il faut être fou pour vouloir le pouvoir ou est-ce le pouvoir qui rend fou ? La réponse est toujours “les deux, mon capitaine”».
Dans le jeu démocratique « en marche » quelque peu faussé, tandis que gouverner vise à tenir un gouvernail en vue d’un cap, d’un but… à chacun de naviguer vers ce qui lui semble le plus important, prioritaire. Si possible en évitant les « isme » naufrageurs et l’homérique chant des sirènes. Hélas, Ulysse n’est pas à l’affiche électorale.
Remarquable analyse, merci ! Vous évitez bien l’écueil de la consigne de vote, qui serait contradictoire avec votre article, tout en éclairant le champ brouillé des enjeux dans lequel chacun pourrait y voir assez clair pour se déterminer. Enfin, c’est mon point de vue… Il n’en reste pas moins que le pire n’est pas à exclure, même s’il n’est jamais certain…
Lendemain du 1er tour, Le Monde dans sa carte de la France post élections a choisi de colorier les départements « RN » en… brun. À peine subliminal le message du quotidien bien-pensant qui nous avertit : la peste brune est à nos portes et les nazis avec ! Je ne sais si on peut coller une image sur ce commentaire, enfin je mets le lien… (Bravo pour votre article !)
https://infos.lemonde.fr/optiext/optiextension.dll?ID=F98F9wKQVdDHtNve8o5ig1wK6bs_iCopSZQPDf3DFpWAqP0p3Yfx_beiUOseU2p%2BnsrQulxBOLtjS9jPge7K8nRTTTGh8lUftTC43P%2B_
Certes, les politiques sont caractériellement infantiles, mais n’est-ce pas pour la raison qu’ils sont dans l’illusion du pouvoir, le véritable pouvoir est celui de l’État profond, ces quelques milliers de hauts fonctionnaires non élus qui restent en place quelle que soit la couleur du gouvernement et qui organisent le capitalisme mondialisé selon les règles de Davos via Bruxelles et Washington ? à partir de là, tout est simulacre y compris les élections.