Festival Charlie Free. Le très palpable jazz de Carla – avec un B comme Bley
Carla B. a fait un tabac. On parle bien ici de Carla Bley, du festival de jazz Charlie Free à Vitrollles, et de vendredi soir, à l’heure où les cigales remballent leurs crincrins, où TF1 et d’autres passent au « prime time ». Onzième festival du nom autour d’un jazz « top », c'est-à-dire de qualité, pléonasme (quoi que…)
© Gérard Tissier
Elle a gardé le casque blond enveloppant, emblématique, celui des affiches et du regard insaisissable, ou presque. Regard doux, profond jusqu’au noir où s’engouffrent en mystère timidité présupposée, ténacité de femme, ardeur de la créatrice. Carla, née Borg il y a soixante-dix ans, en Californie. Papa prof de piano, organiste, maître de chœur à l’église du coin. Maman, on se sait pas. Peut-être matière à s’affirmer, à larguer la famille à quinze ans, à vivoter en vendant des… partitions. C’est ce que rapporte le dico du jazz. J’aurais dû vérifier hier soir. [Arrêter d’emmerder les artistes avec des questions à la con. L’art en mouvement devrait suffire, se suffire. Oui et non. Besoin de savoir d’où « ça vient », de sonder la question sans fond du Pourquoi ?]
La si jeune Carla, donc, traîne alors dans les pianos-bars. Suit un gars qui l’emmène à New-York. Se fait vendeuse de cigarettes, rencontre Paul Bley, un pianiste de Montréal qu’elle va marier. Elle a dix-neuf ans et plein d’idées, de désirs, de notes. Ses compositions attirent un George Russel, un Art Farmer, un Jimmy Giuffre. Elle fera musicienne. Elle va aussi préférer Michael (Mantler, chef de file de la Jazz composer’s orchestra association) à Paul, dont elle gardera toujours le nom, et l’estime réciproque.
Bref, comme diraient les impatients, et la musique ? Justement, c’est aussi celle de son parcours commencé en un temps (les sixties) où les femmes, dans le jazz… Sauf les chanteuses. Mais au piano, mais à la composition ?… De quoi se rembrunir, si on ose dire, sous la chevelure. Tandis que la musique fuse, impertinente, gamine et mûre, savante et populaire, et colorée et inventive. Elle s’imprègne telle une éponge des airs européens de cabaret et de ciné, du latino, du blues et du rock. Elle œuvre avec Robert Wyatt et Nick Mason (batteur de Pink Floyd). Elle compose et écrit des arrangements pour le Charlie Haden's Liberation Music Orchestra, une collaboration qui restera ô combien fameuse.
De ce creuset naîtra une escalade céleste – « Escalator over the hill », son opéra majeur, sorte de Huitième symphonie (Mahler) érudite et mutine, un régal sonore et visuel, une somme. Je vous en parle « ès qualité », si je peux me permettre, ayant assisté à la première mondiale de la version jouée. C’était au festival d’Orléans, peut-être en 98, trente ans après la composition. On a évoqué ce souvenir hier soir en fin de concert : les hirondelles (leurs cigales…) dans le vent frisquet emportant les partitions dans le Campo santo. La voix en direct de Paul Haines, l’auteur du livret (mort en 2003), celle aussi de Phil Minton, des percussions brésiliennes, une violoniste venue d’Asie, je crois,des Indiens aussi, sa fille au piano (Karen Mantler), une escouade d’instrumentistes. Et Carla au clavier et à la direction de cette fabrique de jazz inoubliable, quasi injouable, sans doute jamais rejoué. Trouver de nos jours un endroit, des moyens et des fous pour tenter pareille aventure… (Le disque existe, double CD).
Hier, à Charlie Free, on en était au « cordes perdues », The Lost chords, nom du « quartet à cinq », enrichi au souffle moelleux du bugle de Paolo Fresu, Et que dire du tenor de Andy Sheppard, celui de tous les voyages sur la Carla-B., barque céleste à l’équipage mythique : Billy Drummond à la batterie – baguette et fleurs de peau ; et le compagnon au long cours, aux longs doigts, au long cou et au long manche de guitariste-bassiste, puisqu’il joue l’un et l’autre, d’un seul et même instrument, en poète.
Ce qui me ramène à Rimbaud, Arthur, invoqué en début de concert et sans rapport direct avec l’homme aux semelles de vent, et ses derniers mots à l’hôpital de Marseille – « Un lot, cinq dents » – sinon cette énumération de « bananes » lancée en présentation de concert : « Une banana… deux banana… trois… » Et ainsi jusqu’à cinq… Le mystère de Carla et de ses « last chords ». Cent minutes d’une suite ininterrompue ne pourront rien révéler, sinon la vérité d’une musique pleine de vie. Mystère intact dans sa fascination. Près de mille personnes ont capté les si palpables signes de ce jazz, du grand jazz.
Merci, Claude, d’avoir ainsi décrypté le « mystère des cinq bananas »… et pour ton beau témoignage sur les cinq doigts de cette main orchestrale. Quant au texte toujours mystérieux, lui, de Rimbaud sur son lit de mort, j’en profite pour renvoyer au livre savant et formidable d’un grand ami, mort hélas : David Guerdon, écrivain et psychologue, auteur donc de « Rimbaud, la clef alchimique » (éd. Robert Laffont). Il revient longuement sur ce « poème », rapporté par Isabelle, la soeur, et lui donne des explications lumineuses, à base de la symbolique alchimique. Il s’agit de cinq lignes : « Un lot : une dent seule / Un lot : deux dents / Un lot : trois dents / Un lot : quatre dents / Un lot : deux dents » – et non pas cinq comme j’avais cru me souvenir, mais 4 + 1 – et je m’arrête là pour ne pas trop dévier…, renvoyant les plus concernés au livre cité.