Camus au Panthéon sarkozien ? Plutôt Pétain au Museum d’histoire naturelle
Tous les jours il nous fatigue, nous escagasse, nous provoque et en un mot nous canule comme pas deux. Pour un peu on en serait encore plus fatigué que lui-même. Le sale gamin casse sous notre nez, un à un, les plus beaux des joujoux qu’un père Noël a déposés au pied du sapin multiséculaire de la République. Mais l’effronté prétend que s’il les rompt (la fameuse « rupture ») c’est pour mieux les « moderniser ». Et quelle est donc cette mythique déesse Modernité ? De quelle nécessité existentielle est-elle l’expression ? Tandis qu’autour de lui, dans la cour d’école (école supérieure de l’ultralibéralisme), les garnements se sont constitués en bandes adoubées, soumises et vouées à servir le meneur, à l’égaler sans tenter, sauf en rêve, de le dépasser. Car indépassable il apparaît. A lui sans nul doute, mais aussi à sa cour. D’où l’aveuglement feint et servile qui, dans la foldingue aventurette du Prince Jean, son fils, faillit coûter au maître la maîtrise de la situation. Il s’en fallut d’une lucidité de dernier sursaut, une sorte de miracle venu d’en haut, du Très-Haut si ça se trouve.
Tous les jours et donc ce 19 novembre de l’an 2009 par lequel il annonce vouloir faire entrer Albert Camus au Panthéon. Ayant ré-assassiné Jean Jaurès, re-fusillé Guy Môquet, détourné Edgar Morin, dé-historicisé l’Homme africain, re-fiscalisé l’accidenté du travail et ré-abattu le Mur de Berlin par la grâce de son petit marteau, pourquoi se gêner avec l’auteur de l’Homme révolté ? L’embarquer dans sa geste présidentielle et néanmoins vulgaire, comme le plus commun de ses potes du Fouquet’s, le panthéoniser d’un coup de poignard dans le dos, lui qui dort à jamais sous les iris du cimetière de Lourmarin.
Voyez comme la photo dit l’essentiel : qu’aller déranger dans cette quiétude mortuaire pour monter une énième clinquante opération de com’ ? Voyez ces petits cailloux déposés à main d’homme, combien ils surpassent les pompeux Panthéons !
Le Monde.fr, en annonçant la nouvelle par un flash spécial et quelques lignes de circonstance croit devoir écrire sous la plume d’Arnaud Leparmentier : « Ce serait le premier transfert décidé par M. Sarkozy, qui connaît bien l'œuvre de Camus ». Ah oui ? Info vérifiée ? Ben non mais, argumente le plumitif, « il avait voulu aller sur la plage de Tipaza lors de son voyage en Algérie en 2007. » En effet indiscutable.
L’indiscutable relève bien plutôt de la parenté intellectuelle, philosophique et politique existant, mais c’est bien sûr !, entre le locataire de l’Élysée et le Nobel de littérature. Entre le héraut du Bouclier fiscal et l’auteur des Justes. Entre un conseiller spécial, plume de paille, et le questionneur du Mythe de Sisyphe. Entre un ministre de l’identité nationale et L’Étranger. Faire parler le silence des morts, voilà bien la félonie. Que ne continue-t-il sa collaboration avec les traîtres patentés et autres assoiffés de strass et de pouvoir !
Autre photo, celle-ci prise lors des grandes manifs de janvier dernier contre la démolition de l’école, entre autres. Ici, à Marseille, une fanfare, deux types et leur banderole. Pourquoi ces « Amis d’Albert Camus » ? Une crainte de visionnaires, celle de la récupération sarkozyenne de Camus dès janvier 2010, cinquantième anniversaire de sa mort, et peu après en 2013, centième anniversaire de sa naissance. La machine rapetisseuse s’est donc bien mise en marche.
Chirac avait en son temps panthéonisé André Malraux (1996) et Alexandre Dumas (2002) et l’affaire, pour reprendre la formule toute chiraquienne, nous en avait touché une sans faire bouger l’autre. Il n’y avait pas maldonne politique dans le choix des « intéressés ». Idem pour la messe laïque de Mitterrand à ses grands morts honorés en mai 1981 – Jean Jaurès, Jean Moulin, Victor Schoelcher. La cohérence historique apparaissait plutôt légitime au sens commun républicain. Lui, c’est Pétain et Laval qu’il devrait faire empailler et exposer au Museum d’histoire naturelle. Cette nouvelle tentative de rapt se situe sur un tout autre niveau, à l’image exacte de ce régime politique et de son parvenu de monarque qui, ne voulant pas jouer le Bourgeois gentilhomme, avait cru devoir karcheriser la Princesse de Clèves. Dans le même désir, très petit bourgeois, de bien paraître il voudrait aujourd’hui se donner une touche intello, sauter de Bigard à Camus, gravir un échelon, espérer se hisser à hauteur du grand disparu. Mais rien n’y fait. Comme s’il confondait La Peste et la grippe H1N1.
© Photos GP
Quel magnifique article ! Que je n’avais pas encore lu (je ne connaissais pas C’est pour dire à l’époque !). Et je m’étonne qu’il n’ait suscité aucun commentaire !
J’ai lu « L’Homme révolté » il y a longtemps. J’avais trouvé ce qu’il dit de Marx et de Nietzsche très fort, très juste. Par contre, les chapitres sur Max Stirner et sur Bakounine ne sont absolument pas bons, pour ne pas dire plus : Camus est passé totalement à côté de « L’Unique et sa propriété », de son intérêt fondamental pour la pensée et nombre d’aspects de la vie, et ce qu’il dit de Bakounine prouve sa méconnaissance totale du sujet, de la pensée et de l’action bakouniniennes constructives, Il reste aux lieux communs et faux concernant Bakounine. Bakounine, soit dit en passant, est le fondateur théorique de l’anarcho-syndicalisme dont Camus fait l’apologie à la fin de son livre sans savoir le lien évident avec la pensée de Bakounine, En son temps Gaston Leval avait fait une critique virulente et oh combien juste de Camus sur ce point.
Merci pour ces mises au point. Cette tendance chez nous autres « pauvres humains » à diviniser nos « maîtres à penser »…
Quelqu’un m’a dit une fois – il s’agit de René Fouéré, auteur du très bon et beau livre « Krishnamurti ou la Révolution du Réel » : « Les grands hommes, c’est bien de les admirer, c’est encore mieux de les aimer ». Je n’oublierai jamais cette phrase car elle exprimait quelque chose que j’avais toujours su, toujours vécu, sans jamais me le formuler. Or, quand on aime un être on n’est jamais idolâtre. (Idolâtrie et amour sont deux réalités qui ont peu à voir entre elles.) On l’aime, et du même coup on en voit aussi les défauts, car ce grand homme est comme nous humain. C’est ce côté humain, profondément humain que l’on voit, aime et surtout respecte en lui. On l’admire certes, et profondément, mais sans renoncer à notre propre pensée, à nos propres critiques possibles envers lui, et c’est ainsi que nous restons libres : notre liberté d’homme est à ce prix et c’est pour cela que nous pouvons dialoguer avec lui, c’est pour cela que nous pouvons continuer à penser, et donc à élaborer quelque chose que nous pensons être mieux, être un plus que ce qu’il a élaboré. Me semble que c’est cela la fidélité humaine envers un être aimé et admiré.
Belles paroles éclairantes, Gérard !