Variations sur mes 70 balais et, en passant, sur l’usage de la vie
Je ne voulais pas en faire un plat, ne sachant guère cuisiner avec ce genre d’ingrédients. La veille encore, avec l’ami B. de passage, je faisais mon fier : « Moi, les anniversaires, j’aime pas. » Mais le matin venu, j’étais seul, j’entends le facteur qui, de nos jours, ne sonne plus jamais deux fois et n’apporte que des factures. Là, de sa pleine sacoche, il déversait dans ma boîte des lettres, des vraies, en papier, avec des timbres collés à la langue, écrites à l’encre et à la main, de formats les plus divers et même des bizarres, voyez la photo. Parmi ces courriers, une carte du même ami B commençant par ces mots : « À mon vieux camarade qui n’aime pas les anniversaires (moi non plus) »…
Un complot, donc ! Que dis-je ? un guet-apens pour coincer mes contradictions, me rabattre le caquet orgueilleux du mec au-dessus de tout ça, ces rituels à la noix et à engraisser les marchands de bougies et de cartes débiles… Mouais… Et puis, j’ai craqué. Je me rendais, touché, quasi coulé sous ces flots si… touchants. De même en fut-il par d’autres canaux modernes, plus évaporables dans le cosmos technique – téléphone et emils par exemple. A tous et à chacun en particulier je répondrai ! D’autant qu'un cadeau collectif aussi fut organisé selon le même canal. Mille mercis !
Complot, donc comploteurs. Bientôt démasqués. Marine et François, mes chers enfants, qui ont claironné dans le Landerneau planétaire la nouvelle de la naissance de l’ancien, il y a si longtemps, désormais comptée en décennies ! À quoi bon vouloir cacher l’évidence, tenter la vaine dissimulation ?
J’ai donc passé le cap des 70 balais. En typo orthodoxe, on a le droit d’écrire en chiffres les quantités, le « beaucoup », le « gramin » comme on dit en picard (langue maternelle). Mais en toutes lettres, c’est quand même mieux : moins brutalement arithmétique, comptable. Soixante-dix. En plus, à la différence du septante wallon et romand, on rabiote un bon chouïa : soixante reste dominant et, à la rigueur, en insistant, on ajoute dix… Ça passe mieux, « et puis c’est plus poétique ». [On dirait que je m'entraîne déjà pour les quatre-vingts – ouais !]
Encore une remarque de comptable : le passage du statut de sexagénaire à celui de septuagénaire s’avère doublement pénalisant : et par la rudesse des chiffres, et par la perte d’un élément non négligeable contenu dans le premier terme – et dire que tout ça se passe à la fin de la 69e année !
À noter enfin que « 70 balais » est encore un de ces euphémismes dissimulateurs de réalité – dont l'origine, d'ailleurs, demeure mystérieuse. Pourquoi des balais, hein ? Allez, soixante-dix ans, adjugé !
Pour parodier Woody Allen,(« Jésus, Marx, Mao sont morts. Et moi, je ne me sens pas bien… ») je note que ce 11 août, ou alentours, des gens célèbres ont lâché prise : Simon Leys, Robin Williams, Lauren Bacall… Moi, ça va – pour le moment… Autant ne pas trop s’en vanter, vu que « Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive ». C’est de Montaigne, très calé sur la question et sur celle de la vie, par conséquent, lui qui est passé à ce sujet d’un scepticisme confiant à un épicurisme affirmé. Ainsi le voit-on cheminer dans ses Essais entre des spéculations sur le thème « Vivre c’est apprendre à mourir » à une position bien plus tournée vers la vie : « La mort est bien le bout, non pas le but de la vie ; la vie doit être pour elle-même son but, son dessein. » J’aime mieux ça aussi.
Mais la question reste entière… Parfois, on a l’impression d’y aller par étapes, comme chez le dentiste quand il vous en enlève une… Pour Montaigne, la dent qui tombe est un indice du vieillissement, un pas de plus vers la mort. Il la compare à d’autres défaillances, comme celle qui touche son ardeur virile. La dent et le sexe, signes de puissance ou pas, il a vu ça avant Freud. L’avantage de vieillir – le philosophe est donc bien un sage… –, c’est que l’on ne mourra donc pas d’un seul coup, vu que l’on meurt peu à peu, bout par bout – sauf accident bien sûr. Si bien que la « dernière mort », comme il l’appelle, ne devrait pas être aussi tranchante que si elle était advenue dans la fleur de l’âge. Mais là, ce sera à vérifier – et là encore, le doute est permis…
Illustration sonore : "La Vie c'est comme une dent", chanson de Boris Vian – l’écouter ici par Serge Reggiani :
Montaigne encore : « La mort se mêle et confond par tout à notre vie : le déclin préoccupe son heure, et s’ingère au cours de notre avancement même. J’ay des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente-cinq ans : je les compare avec celui d’asteure : Combien de fois, ce n’est plus moi : combien est mon image présente plus éloignée de celles là, que de celle de mon trépas. »
Chacun aime regarder de ses anciennes photos, car dans chacune d’elle, aux différents âges de la vie, nous nous étonnons du changement. Un étonnement, oui. Car si les traits, les formes ont changé, il n’empêche que le « moi » reste entier. C’est donc qu’il reste un « moi » intact, et c’est ce « moi » qui disparaîtra. Au bilan d’une vie, sa durée compte moins que la qualité de ce qui l’aura remplie.
Finalement, je suis tellement heureux de cet anniversaire non refoulé, comme imposé avec bonheur par mes enfants, des parents, des amis de plus ou moins partout qui auront été alertés, comme ceux du jazz de Charlie Free. Ça m’a aussi valu cette replongée dans Montaigne, ami de vieille date, camarade de classe puis de route, « parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Oui, un philosophe ne peut être qu’un ami contribuant au bonheur de vivre. Et un tel ami respire de cette sagesse nécessaire, vitale. Puisqu’aussi bien « est-il pour nous inutile de monter sur des échasses, car sur des échasses il faut encore marcher avec nos jambes. Et sur le trône le plus élevé du monde, nous ne sommes encore assis que sur notre cul. » (Essais, III, 13, p. 1347)
Voilà qui ferait une bonne chute. Mais dans mon courrier d’anniversaire m'est parvenu d’un autre ami cher, de si longue date, Maurice D., ce texte également précieux, d’un autre ami commun, Nikos Kazantzaki : « Tiens, un jour, je passais dans un petit village.. Un vieux grand-père de quatre-vingt-dix ans était en train de planter un amandier. “Eh, petit père, je lui fais, tu plantes un amandier ?” Et lui, courbé comme il était, il se retourne et il me fait : “Moi, mon fils, j’agis comme si je ne devais jamais mourir.” Et moi, je lui réponds : “J’agis comme si je devais mourir à chaque instant.” « Qui de nous deux avait raison, patron ? » (Alexis Zorba, éd. Pocket, p.44)
Espérant ne pas trop vous avoir gonflés avec mon ego… veuillez agréer, chers vous tous, mes plus affectueuses embrassades.
gp
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PS. Je pique littéralement, outrepassant les droits d’auteur, au nom de l’urgence à vivre et vu que Serge Reggiani est mort depuis longtemps (2004) et bien après ses « 70 balais », ne pouvant lui demander cette aumône qu’il ne m’aurait pas refusée : ces deux sublimes chansons…
Il faut vivre
"Il Faut vivre". Paroles de Claude Lemesle (rencontré à Marseille il y a peu, avec qui j’ai précisément discuté de cette chanson). Musique de Christian Piget, 1992.
Le Temps qui reste
Paroles de Jean-Loup Dabadie, musique d’Alain Goraguer, 2002
Bon anniversaire Gérard mais malgré tous tes efforts tu ne me rattraperas pas.
Amitiés
Daniel
Ben bon anniversaire, alors !
Bon, pour une ou deux longueurs d’avance, pas de quoi se la pêter…Comme disait le Grand Jacques, « J’arrive, j’arrive (mais qu’est-ce que j’aurais bien aimé etc…) » Bon anniversaire, mon cher Gérard !
On t’as bien eu, hein, vieux forban !
Bon anniversaire joyeux SoixantedixArts !
Je finirai bien par te rattraper : j’y travaille tous les jours !
Et encore merci pour ton déplacement à mon « es-position » !
La bise !
Frank
« Moi, les anniversaires (familiaux et beaux-familiaux répétitifs obligatoires, …des autres), j’aime pas. »
Néanmoins, je vous souhaite une journée moins solitaire quoique calme. Respects.
Merci, vraiment merci à tes chers comploteurs… tes amandiers. Sans eux, il n’y aurait pas ce magnifique moment et ton beau texte. Cette vie, la tienne (la nôtre), on ne la balaie pas avec des toquantes qui tournent ! Que la danse des « soixante-dix balais » cherche poussière ailleurs, elle s’est trompée de cérémonie. Intact tu es et le septante vient de lui montrer ce que « faire la nique » veut dire.
Comme disait ma copine, septante, même en Marcel, tu les fais pas ! Bon anniv”, Gé, et je te souhaite une verve verte pour au moins deux décennies… Pour ma part, je m’en approche, et j’ai fêté dernièrement mes 68, finalement heureux de cette conjonction symbolique. Au fait, avoir eu une sexualité épanouie, à défaut d’une politique épanouissante, c’est‑y pas une bonne façon de mûrir sans regrets, ni angoisse ? Biz, et au boulot !
À propos de « balais »… L’origine ne viendrait-elle pas de la poussière selon la prédiction biblique, une fois de plus : « … tu es poussière et tu retourneras à la poussière » (Genèse). De là à devoir balayer devant sa porte… D’où la nécessité du balais…, du grand nettoyage annuel, à l’anniversaire… Raccourci suprême d’Alexandre Vialatte : « L’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau »… Si quelqu’un a mieux à proposer…
Rien de mieux. C’est ainsi qu’Allah est grand.
Deiz ha bloaz laouen mat Gérard !
Bon anniversaire Gérard !
Le Picard remercie le Breton. Et vive la République qui nous réunit !