Sept réflexions sur les flammes de Notre-Dame
Une sidération, un saisissement. Notre-Dame de Paris en feu, impensable ! Une cathédrale – celle-là : monument historique, chef d’œuvre artistique, lieu sacré pour les croyants, symbole national, point focal du tourisme mondialisé… Que rajouter à la déploration générale qui ne serait pas banalité ? Quelques réflexions…
1 – Du caractère mortel des civilisations. Le feu, les éléments, la folie des hommes… peuvent venir à bout des plus beaux édifices rassemblés sous le « patrimoine de l’humanité ». Ressurgissent ainsi les mots de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu'une civilisation a la même fragilité qu'une vie. » Mots écrits en 1919, visant « la crise de l’esprit » au lendemain du Grand Désastre – ce ne sera pas le seul. Les flammes dévoratrices de Notre-Dame rappellent à la réalité humaine, historique, à la fragilité, comme celle d’une vie. Des flammes qui anéantissent l’immortelle transcendance, relativisent l’Éternité. Des flammes qui rappellent à la fin annoncée, probable, de cette humanité ivre de la consommation suicidaire de ses ressources.
2 – Tout ce qui peut arriver finit par se produire. Des penseurs, des philosophes, depuis l’Antiquité et jusqu’à nos jours, ont émis cette sorte de loi, vérifiée par l’Histoire. L’impensable, c’est ce qui n’avait pas été pensé. Et, justement, devant la nef en flammes, comment ne pas penser aux carcasses mortifères de Tchernobyl et de Fukushima, grandes douleurs ravivées par cette autre folie des hommes, ô combien sidérante : New York, 11 septembre 2001, les Twin Towers et ses trois mille morts. Comment ignorer, ou presque, les abominations guerrières actuelles, dont celle quasi silencieuse qui martyrise le peuple du Yémen ? Attentats, guerres, meurtres quotidiens viennent ajouter leur couche de démence à la sauvagerie naturelle – les outrances normales que masque une apparente ou présupposée harmonie de l’Univers. Cet Univers surgit du chaos, dont on ignore l’origine, et l’origine des origines.
3 – La laideur divise, le Beau rassemble. La beauté en impose, appelle au recueillement, au respect.[ref]Hors « barbarie », évidemment – destruction des sites archéologiques de Palmyre, Ninive et Hatra, ainsi que les villes de Mossoul et de Racca.[/ref] D’où vient ce saisissement qui nous prend sous ces voûtes de plus de huit siècles ? Qu’on les trouve célestes – relatives au ciel – ou divines, selon ses in/croyances. Je me souviens des concerts de Pierre Cochereau, le dimanche après-midi, aux grandes orgues de Notre-Dame. Nulle part ailleurs, on pouvait être saisi par un tel maelstrom sonore, que nul dispositif électronique ne saurait rendre. Pour les uns, c’était le grondement de Dieu, son doigt menaçant devant la démesure des hommes, imposant leur soumission ; pour d’autres, les basses profondes du chaos initial, ou le sentiment océanique concentré dans un joyau d’architecture.
4 – La foule de Paris rassemblée en communion – identité d’émotion, de sentiment – devant le sinistre, certains en pleurs, d’autres silencieux, d’autres encore en prières : tous, sans doute, en questionnement intime, angoissé, existentiel sur la précarité de la vie, du monde, à commencer par ses monuments les plus magnifiques. Huit cent cinquante ans d’ouvrage plus ou moins continu à sculpter la pierre, les métaux, à édifier cette charpente comme une nef renversée, flottant sur les cieux, aujourd’hui calcinée comme cette forêt de chênes dont elle provenait. Des siècles à contrer la pesanteur terrestre, à désirer l’élévation vers l’éternité rêvée… Rêves sans cesse anéantis et cependant toujours repris, comme notre rocher de Sisyphe – l’Espérance pour les uns, la pulsion vitale pour d’autres.
5 – Monument. J’entends encore, dans le poste un samedi après-midi, l’architecte Paul Chemetov, en substance et de mémoire : « Un monument, c’est ce dont on se souvient. Ça peut être une simple croix de mission sur un chemin. »… « Tout monument court à sa ruine ». Je le pense. Même si on « rebâtira » Notre-Dame de Paris, comme l’a annoncé Emmanuel Macron hier[ref]]Victime collatérale – et provisoire – avec privation de sa grand-messe post Grand débat.[/ref] Ainsi va la vie ici-bas, un ordre des choses : faire, défaire, refaire.
6 – Foin du complot, je me questionne toutefois sur l’origine de ce désastre que le procureur de Paris a si vite qualifié d’« incendie involontaire ». Qui peut l’affirmer alors que les cendres sont encore brûlantes ? Ne peut-on s’étonner de la rapidité et de l’étendue subite du sinistre ? On assure que des systèmes de détection, de surveillance, d’alarme étaient en place… Alors ? Que penser de ce chantier « restauration » aboutissant à un tel désastre ? Son contrat a-t-il été conclu au rabais ? A-t-on fait appel à des Compagnons du Tour de France ou à des ouvriers clandestins au rabais comme pour le chantier des Halles de Paris ? Enfin, étonnant aussi que des revendications d’attentat, même et surtout opportunistes ou fantaisistes, n’aient pas aussitôt surgi.
7 – Cette étonnante chanson-poème de Léo Ferré, Les Cloches de Notre-Dame :
Bel article, Gérard, et écrit si rapidement. Je l’attendais, je le savais venir.
L’incendie destructeur de Notre-Dame de Paris est une catastrophe, c’est d’une tristesse…
Pour moi, Paris c’était AVANT TOUT Notre-Dame, la beauté de Notre-Dame, la splendeur de Notre-Dame. L’Île de la Cité, le cœur de Paris, et au cœur du cœur de Paris : Notre-Dame. En-a-t-il une seule autre au Monde de cathédrale gothique qui soit bâtie sur une île, de surcroît sur une petite île, une toute petite île ?
La beauté de Notre-Dame, d’extérieur la plus belle de toutes les cathédrales gothiques avec ses proportions et ses lignes parfaites.
Hier soir, rivé comme tant d’autres devant l’écran de télévision où se voyait en direct la catastrophe, il me fallait aussi subir la désinvolture de certains intervenants avec leur comptabilité annuelle des visiteurs, les gains et pertes pour le tourisme, etc. Il n’y a qu’à 21 heures 20 que j’ai entendu la première allusion, et forte, à la beauté de cette cathédrale qui s’en allait en fumée : ce fut la voix de Anne Hidalgo la maire de Paris qui rappela qu’elle était « si belle ». Auparavant, seul Stéphane Bern, envahi par l’émotion, avait rappelé que « les arbres de la charpente avaient été plantés il y a 1 000 ans ». (Peut-être pas plantés comme il le dit, mais ils avaient pour beaucoup commencé à pousser effectivement il y a 1 000 ans). Quand on aime les arbres, le bois…
Je fus sidéré aussi par l’emploi incessant du mot « symbole » : Notre-Dame était le symbole de ceci, de cela. C’est à qui oubliait le plus, le mieux si je puis dire, la matérialité du Monde, de ce que l’on aime profondément dans le Monde. De même qu’un arbre n’est pas avant tout un symbole mais un être vivant, matériel, Notre-Dame de Paris était avant tout un magnifique bâtiment de pierre, de bois, de métal, créé par des hommes qui l’ont construit, tous, avec un savoir-faire, avec une conscience de sa beauté et de leur propre finitude. Notre-Dame de Paris n’est pas pour moi un symbole (je laisse cela à tous ceux qui n’aiment pas vraiment le Monde ; pour ma part je déteste ce goût des symboles, cette suffisance à ne vivre que dans le domaine du symbolique) mais une beauté matérielle, réelle, dont je pleure la destruction et dans une certaine mesure la mort (même reconstruite, elle ne sera plus jamais la même).
J’ai pensé, comme toi aussi Gérard, qu’un jour une telle catastrophe aura lieu dans une centrale nucléaire, nous en serons tous aussi sidérés, mais la catastrophe sera encore bien pire, incommensurable.
Hier soir aussi, j’ai pensé à Emile Mâle (1862 – 1954), le grand historien de l’Art Religieux en France qui a tant aimé nos cathédrales et dont je fus lecteur. Quelle aurait été sa peine de voir Notre-Dame brûler !
PS : je crois que Macron a tout à fait bien fait de repousser son allocution. Pour une fois, j’approuve totalement l’une de ses décisions.
Gérard, tes commentaires sont toujours précieux. Même si, en l’occurence, je ne partage pas ton rejet du symbole – son abus, oui – sans lequel l’événement serait resté en deçà, dans une dimension disons normale. Le symbole, il me semble, c’est ce qui s’ajoute à la seule réalité des choses, leur rend une dimension « autre ». Marianne est le symbole de la République : pas seulement un buste de femme, belle, plantureuse, sexy à l’occasion et, en plus, une image-idée-représentation même fantasmatique d’un idéal du bien commun – dût-on en déchanter si souvent ! Si Notre-Dame n’est pas qu’un édifice religieux, c’est parce qu’elle symbolise une équivalence de Marianne (la laïque) en beauté – qu’on pourrait même imaginer plantureuse et sexy… Voir Hugo et son Esmeralda… Extrait de Notre-Dame de Paris : « Les traditions avaient enfanté des symboles, sous lesquels elles disparaissaient comme le tronc de l’arbre sous le feuillage ; tous ces symboles, auxquels l’humanité avait foi, allaient croissant, se multipliant (…) les premiers monuments ne suffisaient plus à les contenir (…) Le symbole avait besoin de s’épanouir dans l’édifice. L’architecture alors se développa (…) et fixa sous une forme éternelle, visible, palpable, tout ce symbole flottant. »
Le symbole, on le voit bien aujourd’hui, c’est ce qui rassemble, ce qui fait, comme dirait Régis Debray, qu’un tas devient un tout. En grec, le sumbolon c’est l’objet coupé en deux (tesson), le signe de reconnaissance quand les porteurs peuvent assembler les deux morceaux : nous venons de la même veine, de la même humanité.
Gérard,
Ce qu’il y a de bien dans les remarques que nous font nos amis sur nous-mêmes c’est qu’elles nous obligent à nous connaître encore plus, à creuser ce qu’il y a en nous et que nous essayons difficilement d’exprimer, de mettre au jour. Il en est ainsi de tes remarques.
Mais j’ai beau faire à essayer de te suivre, je reste très étranger à ce qui est de l’ordre du symbole. Une Marianne en plâtre, soit elle m’attire l’œil par ce qui est en elle beauté pour moi et je la regarde, soit je ne la vois même pas. Et dans les deux cas je me fous royalement, j’omets qu’elle est le symbole pour d’autres, symbole de ceci ou de cela, pour moi elle n’est symbole de rien, elle est belle ou pas. Je regarde un arbre qu’on me dit avoir été promu Arbre de la liberté sous la Révolution française, mais cela m’importe peu, je m’en fous aussi royalement, c’est cet être vivant et beau que je vois et avec lequel j’essaie d’être en contact , même le mot , la classification, qui définissent l’arbre nous coupent le plus souvent sinon toujours d’un contact vrai, vivant, avec lui. Le symbole, c’est quelque chose de mental que l’on projette sur le Monde. Ce qui m’intéresse moi, pour parler de moi, c’est d’aimer le Monde, les « choses » dans ce qu’elles sont, dans ce que je perçois d’elles avec mes sens. Tu dis que le symbole « c’est ce qui rassemble ». je pense que c’est tout le contraire : tu as un symbole, j’ai un symbole, un autre en a un autre, et souvent le symbole, comme toute religion, exclus celui qui ne le partage pas. Je regrette que les hommes se rassemblent sous des symboles, des drapeaux, j’aimerais qu’ils se rassemblent tout simplement dans le fait de voir et d’aimer la beauté du Monde, et de se savoir vivants, contemporains les uns et d’autres et même contemporains avec les morts. Le seul fait d’être au Monde nous rend solidaires, en deçà de toute pensée, de toute idéologie, de toute morale.
Il y a longtemps, j’ai découvert les écrits et les dires d’un homme extraordinaire, Krishnamurti (1895 – 1986) dont le message essentiel, il me semble, était de voir ce qui est, d’être en contact direct avec ce qui est, en deçà des mots, des symboles, etc., et il m’en reste à jamais quelque chose. Tout ce qu’il a écrit sur la beauté a résonance en moi.
Cette question du symbole ou non implique des rapports au Monde, à l’art, etc., très différents. Ainsi, lundi soir, pour certains chrétiens parlant à la télévision, l’idée de la cathédrale, la cathédrale comme symbole, était beaucoup plus importante que la cathédrale réelle atteinte dans sa chair. Dans tout ce monothéisme il n’y a pas un vrai amour pour ce Monde, pour la chair du Monde, il y a ce goût pour l’arrière-monde, cette préférence pour l’arrière-monde, en fait pour ce qu’ils croient du Monde, c’est-à-dire au fond la projection de leur propre narcissisme. Cela Nietzsche et Robert Hainard l’on dit avant moi et bien mieux que je ne pourrais jamais le faire. Pour ces gens-là, imbus de l’idée, du symbole, c’est à croire qu’il n’y a pas de vrais deuils, car il n’y a pas de vraies pertes, c’est pourquoi certains de ces intervenants ne paraissaient pas si traumatisés que cela. Celui qui est attaché au Monde, par contre, à chaque fois sait ce qu’il perd.
Belles et pertinentes réflexions. Sur l” « accident » ou pas, on verra (ou on ne verra rien). La question peut être posée, en effet. Ne pas rajouter du moche à la fatalité ! La fatalité, signe de dieu, ça vaut mieux que le complot, moins explosif, plus exploitable par la clique politicienne. Lui, il va tirer ses Macron du feu. Il se donne 5 ans, non mais, avec ses petites mains, ses petits bras. Les Jaunes attendront, d’ailleurs on ne les entend plus. Samedi prochain : tous sur le parvis de ND, avec bénédiction episcopale, sans CRS ?
J’allais déjà pas à l’église.
Mais Notre-Dame, notre homme (le beau gosse)…
Qu’on la refasse à l’endroit ou à l’envers, hein ?
Qu’on en fasse un terrain de foot ou une église sous cloche avec de la neige…
Tout passe, tout casse.
Qu’on en cause plein et qu’on en fasse des posters et des cartes postales et même des une de journaux.
Ce qui restera quand tout sera cendre, ce seront les artistes, leurs créations, leurs traces, qui auront rendu ce monde éternel et descriptible et compréhensible.
Et les ruines disparaitront mais l’histoire restera.
Amen !