Espace. Faillite symbolique, ou sacralisation de la technique ? Réponse à Aurélien Barrau
Par Joël Decarsin
[dropcap]L’astronautique[/dropcap] américaine est en mutation : les pouvoirs publics s’en retirent peu à peu et de riches industriels, en revanche, y investissent, Elon Musk au premier rang. Objectif : le tourisme spatial. Or la planète est en souffrance et les écologistes s’insurgent, dont l’astrophysicien Aurélien Barrau, qui dénonce une forme de décadence et parle de « faillite symbolique ». Son constat est juste, sa critique justifiée, mais l’analyse fait défaut car il décrit sans expliquer, sans indiquer « comment en est-on arrivé là ». Parler de faillite, en effet, sous-entend qu’auparavant il y a eu prospérité. Or rien n’est moins sûr. Pour y voir plus clair, remontons un peu le temps.
Quand Armstrong marche sur la Lune, en 1969, des millions de téléspectateurs en sont les témoins et j’en suis. J’ai 14 ans et, comme tant d’autres, je vis ce moment intensément : voulant ignorer les guerres et la pauvreté sur ma planète, je suis sur la Lune par procuration. Peu après, j’adresse une lettre à Armstrong pour lui dire mon enthousiasme et il me répond par une photo dédicacée. Dans les trois ans qui suivent, une dizaine de ses collègues foulent notre satellite, cette fois dans la plus totale indifférence. Puis… plus personne. Depuis 1973, les astronautes sont des banlieusards, ne s’éloignant pas à plus de 400 km du plancher des vaches : ils tournent en rond, sans arrêt, des mois entiers, et j’ironise sur le fait qu’on appelle ça « faire des révolutions ». L’héroïsme a cédé sa place à la routine, le symbole perdu de son aura car l’espace « se démocratise », comme on dit. En 2001, s’envole le premier touriste de l’espace, acquittant à l’État russe son loyer de 20 millions de dollars la semaine.
Et voici qu’avec SpaceX l’entreprise privée devient prestataire de service, et non plus l’État, et que l’on reparle de la Lune : Musk veut y envoyer des individus fortunés mais désœuvrés. Selon Barrau, il y aurait faillite du fait que le vaisseau spatial n’est plus au service de la science mais de quidams en mal de sensations. Il oublie alors que la science n’a jamais été qu’un prétexte de la « conquête spatiale » : les Américains, c’est bien connu, sont allés sur la Lune pour prouver au monde entier que le capitalisme était supérieur au communisme. Barrau néglige surtout les raisons pour lesquelles un petit pas sur la Lune a pu signifier « un pas de géant pour l’Humanité » : le véritable enjeu n’était pas d’ordre politique mais anthropologique. La victoire du capitalisme sur le communisme était en effet symbolisée par un fait technique et surtout par l’importance qu’on lui accordait. Du reste, le président Kennedy était on ne peut plus clair quand, en 1962, il déclarait : « nous avons choisi d'aller sur la Lune non pas parce que c'est facile mais justement parce que c'est difficile ».
Sept ans plus tard, le « pas de géant pour l’Humanité » signifiait que celle-ci ne considérerait plus la technique comme un ensemble de moyens conçus en vue d’atteindre certaines finalités : elle l’érigeait en finalité ultime, elle la sacralisait. Comme l’avait expliqué Jacques Ellul dès les années 1950, cette sacralisation de la technique ne pouvait s’opérer que corrélativement à une désacralisation de la nature [ref]Jacques Ellul, La Technique ou l'Enjeu du siècle, 1954 ; réédition : Economica, 2008, pages 130 à132. Aurélien Barrau lui-même pointe « une forme de sacralité » qui nimbe les astronautes lorsqu’ils s’aventurent hors de leurs vaisseaux.[/ref], sa pollution[ref]Il est significatif que le tout premier objet déposé par Armstrong sur la Lune n’est pas le drapeau américain, comme tout le monde le croit naïvement, mais un sac poubelle.[/ref]. Voilà pourquoi je trouve étonnant que l’on puisse aujourd’hui se réclamer de l’écologie (comme Aurélien Barrau) sans percevoir ce jeu de vases communicants.
Pour avoir moi-même « concélébré la technique » ce 21 juillet 1969, puis pour n'avoir compris qu'ensuite le sens de cette dérive et m’être engagé dans le mouvement technocritique, je pense que le véritable événement, ce jour-là, ne se déroulait pas sur la Lune mais sur Terre et qu’il était religieux : « Notre père, qui est aux cieux » perdait du crédit car un humain errait sur un astre lointain. Et reportée sur la technique, la nouvelle croyance était d’autant plus intense que l’instant était communiel[ref]« La communion ne passe plus par un support symbolique, mais par un support technique » écrivait Jean Baudrillard dans La Société de consommation. C’était en 1970, soit un demi-siècle exactement avant que Barrau ne parle de « faillite symbolique »…[/ref]. Or, justement, il ne l’était que grâce à la médiation technique de la télévision. Alors que l’Évangile n’était que parole invérifiable, une retransmission télévisée, c’était des images ! Bien avant la théorie du complot, celles-ci étaient alors vécues comme « vraies », la formule « vu à la TV » faisant fonction de label.
En 1967, soit deux ans avant le pas d’Armstrong, Guy Debord voyait juste quand il disait que la prolifération des images et l’importance que les humains leur attribuaient désormais étaient telles qu’ils finissaient par évoluer non plus dans la réalité mais dans la représentation collective et fantasmée qu’ils s’en faisaient et qu’il appelait « le Spectacle »[ref]Guy Debord, La société du Spectacle, 1967; réédition : Folio 1996[/ref]. Si, donc, il y a faillite aujourd’hui, comme l’avance Barrau, c’est d’abord celle des humains dans leur rapport aux images. Depuis Photoshop et le deepfake, c’est-à-dire depuis que la technique (encore elle !) leur permet de les manipuler comme ils l’entendent, bon nombre d’entre eux ont fini par douter de la capacité de ces images à dire le vrai. C’est un sain réflexe, me semble t-il, mais ce n’est hélas qu’un réflexe et non une posture réflexive et conscientisée car un excès chasse l'autre, en l’occurrence une méfiance démesurée. En cela, nous voici entrés dans une nouvelle ère : ère du soupçon ou ère post-vérité, comme on voudra mais une ère très complexe, où les esprits sont brouillés comme ils ne l’ont probablement jamais été. Technicisées à l’excès, sur-valorisées comme telles par leur médiatisation sur internet (on dit « le réseau des réseaux » mais on devrait dire « la technique des techniques »), les images dévaluent tout : non seulement la parole[ref]Jacques Ellul, La parole humiliée, 1980 ; réédition : La table ronde, 2014[/ref] mais le réel lui-même.Quand on m’a dit que Musk avait expédié une voiture dans le système solaire pour faire la pub de sa boutique, Tesla, j’ai refusé de le croire : comment pouvait-on être débile à ce point ? Même quand j’ai vu les images, j’ai cru en des photomontages.
>> Image non truquée : la bagnole de Musk, au premier plan, la planète n’est plus qu’un décor.
Le bon sens abandonne bien souvent les adolescents, du moins cela a t-il été mon cas. Quand les hommes sur la lune m’extasiaient, j’entendais parfois cette phrase autour de moi : « Que diable va-t-on faire sur un astre mort quand il y a tant à faire chez soi ? »... Ces mots m’étaient étrangers car je refusais de les entendre. C’est pourquoi, en connaissance de cause, je peux parler aujourd’hui de la religiosité technicienne et qualifier cette dérive de péché de jeunesse. La confession a-t-elle une autre fonction que libératrice et d’aider à devenir adulte ? J’en recommande en tout cas la vertu.
Joël Decarsin
militant technocritique
Merci Joël de ce brillant plaidoyer pour se méfier de la technologie qui pervertit notre raisonnement.
J’ai moi aussi applaudi en 1969 à cet exploit technologique, mais avec le recul d’une cinquantaine d’années j’ai conscience d’avoir été formaté par une éducation nationale qui entraîne la société vers une impasse, dont j’espère qu’il est encore temps de dévier la trajectoire, à condition de se mettre en mouvement (oups j’ai failli écrire en marche.…)
À bientôt
Denis