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Kapuscinski. Le reporter surpris entre réalité et fiction

Voilà que va sortir en France « Kapuscinski Non-Fiction », une biographie démystifiante, ou démythifiante, ce qui revient au même, consacrée au journaliste polonais Ryszard Kapuscinski, mort en 2007. Le mystère porterait sur son accointance avec le régime communiste. Le mythe sur le journalisme pratiqué par celui qui en est souvent présenté comme le parangon.

[dropcap]Je[/dropcap] n’ai pas lu le livre en question, écrit par un autre Polonais, Artur Domoslawski, journaliste à Gazeta Wyborcza, le quotidien d’Adam Michnik, figure du mouvement Solidarnosc. L’auteur, qui a côtoyé Kapuscinski, a mené une enquête semble-t-il serrée (600 pages), et travaillé sur les archives transmises par la veuve. Du bouquin, je ne dirai  rien d’autre ici, et pour cause. Mais j’en profite pour développer quelques réflexions sur le métier d’informer et sur la connaissance, livresque, que j’ai de « Kapu », sans l’avoir rencontré, hélas, mais ayant fréquenté la plupart de ses livres publiés et ayant aussi quelquefois marché sur ses traces africaines.

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Reportage, récit, fiction ? Ryszard Kapuscinski mélangeait les genres. [d.r.]

 

Partant pour l’Éthiopie en 2005, je dois à mon ami Bernard Nantet, africaniste, archéologue, journaliste d’avoir glissé dans mes bagages, quasiment en douce, un livre pas mal écorné… C’est ainsi que je fis connaissance et du Négus, et de l’auteur au nom « à coucher dehors ». Lire un tel ouvrage sur place, dans cette Éthiopie passée d’un empereur féodal à un dictateur marxo-sanguinaire (Mengistu), au peuple martyrisé tant par les démences politiques que par les famines extrêmes…, lire de telles pages donc avait quelque chose de doublement saisissant. Négus est resté introuvable durant une vingtaine d’années et vient donc d’être réédité (Flammarion). C’est une sorte de monument inclassable, s’agissant de la succession de scènes incroyables montrant par ses deux extrémités horribles les fastes d’un régime et, en conséquence de ceux-ci, le dénuement extrême de ses victimes.

Je garde notamment en mémoire le récit de ce banquet démentiel auquel Haïlé Sélassié avait convié des dizaines de chefs d’état lors d’un sommet de l’Organisation de l’unité africaine – dont le siège se trouve à Addis Abéba. Kapuscinski cisèle là quelques pages mémorables montrant, par exemple, comment les domestiques jetaient aux mendiants les restes éhontés du festin impérial, comment ces hordes en guenilles s’agglutinaient aux grilles de la résidence pour y happer quelque pitance. Comment, aussi, en ses tournées dans le pays profond, l’empereur lançaient des pièces de monnaie, par poignées, à ses humbles sujets affamés…

Voilà, en quelques mots insuffisants, ce que raconte « Kapu » dans Négus paru en 1994. Voilà comment, à sa manière, il tisse ses suites de récits – publiés en feuilletons dans la presse polonaise, puis internationale –, que l’on retrouvera dans D’une guerre l’autre (1988), Le Shah ou la démesure du pouvoir (1986), Imperium (1993), Ébène (2000), La Guerre du foot et autres guerres et aventures (2003).

Reportage, récit, fiction ? Ryszard Kapuscinski, il est vrai, mélangeait les genres et l’assumait comme, avec lui, quelques-uns de ses confrères qui se reconnaissaient dans ce qu’on a appelé l’école polonaise du reportage littéraire. S’y étaient déjà adonnés, avant eux et avant la chose, un Panaït Istrati (URSS – Vers l’autre flamme, 1927) un Joseph Kessel et, plus encore, un Albert Londres dont personne, s’agissant de celui-là, ne sera allé vérifié la réalité de ses personnages croisés dans les bordels de Buenos-Aires ou aux bagnes de l’île du Diable et de Biribi. De même, après eux, on ne saurait jurer de la blancheur virginale des reportages lauréats des prix Albert-Londres et Pulitzer, dont certains furent à l’occasion convaincus de bidonnage. [À ce sujet, voir « Le prix Albert Londres n’immunise pas contre le maljournalisme » de Jean-Pierre Tailleur].

Ainsi, l’auteur polonais du livre critique sur « Kapu », pointe-t-il à de multiples reprises erreurs, incohérences et même inventions parsemant les reportages étudiés. Il relève, par exemple, que Haïlé Sélassié n’était pas illettré – sans me référer exactement au livre (que j’ai rendu !), je crois me souvenir qu’il décrivait l’empereur d’Éthiopie comme n’écrivant ni ne signant jamais aucun document, qu’il se faisait lire…

« Kapu », c’est un fait, ne prenait pas de notes ! Voici ce qu’il en dit dans Autoportrait d’un reporter (2003) : « Le reporter fonctionne comme une batterie : il charge ses accumulateurs, recueille, absorbe la réalité, rassemble du matériau, et donc, pendant ces périodes, il n’a pas le temps d’écrire […] La situation de voyage est trop précieuse pour écrire. » A mon avis l’un n’empêche pas l’autre, au contraire, car il vaut mieux se fier à ses notes qu’à sa seule mémoire. Et les notes, si l’on sait les prendre bien, renforcent et l’observation et la mémorisation des situations. Mais j’ai connu des preneurs de notes obsessionnels qui étaient de piètres journalistes, parce que davantage greffiers qu’observateurs attentifs.

En fait, la question passe toujours par celle, inévitable, de la recomposition du réel. A commencer d’abord par la perception dudit réel. Il est évident qu’un reporter filtre en permanence les informations délivrées par ses sens. Plus encore, il oriente ceux-ci – ses sens – en fonction de sa « carte du monde » et de l’interprétation des événements qu’il observe, et qu’il ordonne au fur et à mesure de ce qu’il retient dans son intention de rapporter (reporter). A ce stade, le journaliste-reporter se comporte comme tout témoin se construisant une opinion, puis un jugement, ou du moins un avis, sur un fait ou une situation observés. La différence devra résider dans ce que l’on peut qualifier d’attitude professionnelle : cette capacité dialectique interne créant un couple entre empathie et objectivation. D’un côté le regard humain, de pleine subjectivité sensible ; de l’autre cette distanciation proprement journalistique et à prétention objective. Et entre ces deux pôles, tout le champ « électrique » produit par l’esprit critique, le désir de compréhension, le souci de mise en perspective dans un contexte informé et informant.

En ce sens, le travail du reporter (comme tout travail, d’ailleurs) est une lutte. Ici entre une matière ténue et envahissante, surgissante et complexe, celle du matériau humain. Il y faut certes du métier, comme pouvait en avoir accumulé « Kapu » dans son demi-siècle de baroudage, à pratiquer l’enquête selon Hérodote, son maître (il emportait toujours ses Carnets avec lui. Lire aussi Mes voyages avec Hérodote, 2004). Lequel Hérodote [vers 485 avant notre ère !], père fondateur de l’histoire, dit-on, et sans doute aussi du journalisme, découvrait le monde à tâtons et sans boussole…, s’en laissant souvent conter au fil des mythes et des légendes, mais ayant à cœur de séparer autant que possible le bon grain de l’ivraie. C’est ainsi qu’il fut sans doute le premier à citer ses sources et même parfois à s’en montrer distant, sinon même à les mettre en doute.

Ainsi, Ryszard Kapuscinski aurait-il failli au métier d’informer ? Je ne le crois pas car je le place dans cette catégorie de journalistes en effet littéraires ayant renoncé à la prétention d’objectivité, mais non de vérité, au profit d’un engagement humaniste non dissimulé – et non idéologique pour autant. Il a ainsi rejoint cette catégorie des romanciers et, plus généralement, des artistes, dont la puissance évocatrice dans leur subjectivement assumée et délibérée représentation du monde, parvient à une forme indéniable de réalisme. Il en est ainsi notamment de certains écrivains, comme d’auteurs de théâtre et de cinéastes.

Reste la question de sa collaboration avec les services secrets communistes. L’auteur du livre reconnaît [selon Libération du 08/03/2010] que le dossier de Kapuscinski, consultable à l’Institut polonais de la mémoire nationale, témoigne qu’il n’a jamais nui à quelqu’un et qu’il transmettait des informations assez anodines sur les personnes qu’il rencontrait à l’étranger. C’était alors, pour un journaliste de l’Est, le prix à payer pour le droit à voyager. Cette pratique d’« échanges d’informations  » demeure actuelle et en quelque sorte ordinaire par le biais de rencontres « informelles » entre reporters et autres envoyés spéciaux avec d’honorables correspondants des missions diplomatiques de par le monde…

Par ailleurs, on peut aussi attendre de cette biographie critique qu’elle apporte son éclairage sur l’engagement politique du reporter. Salarié de l’agence d’État PAP, Kapuscinski en était aussi l’unique « grand reporter », celui qui bénéficiait du statut d’« en dehors » de la Pologne. Un privilège relatif et peut-être aussi une sorte de dette envers ses lecteurs polonais. Comment ne pas voir qu’il a pu s’en acquitter précisément par le contenu même de ses reportages ? Comment ne pas établir de parallèle entre les récits des fastes décadents de l’empire éthiopien et leurs pendants dans l’empire communiste ? Autrement dit, entre ses livres Négus et Imperium, consacré à l’URSS – sans oublier Le Shah ou la démesure du pouvoir. Oui, la démesure du pouvoir, le plus vaste des champs ouverts à la sagacité d’un reporter. Dommage que « Kapu » ne soit pas allé jusqu’à couvrir ce champ vers La Havane – sans doute en fut-il indirectement empêché par son amitié avec Garcia-Marquez, affidé de Castro. Nul n’étant parfait, on le sait. On se contentera bien de la qualité d’homme.

Sa notice sur Wikipedia.

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Une réflexion sur “Kapuscinski. Le reporter surpris entre réalité et fiction

  • Bernard Nantet

    À travers le Negus et le Shah, Ryszard Kapuscinski n’était-il pas fasciné par Staline dont l’héritage idéologique planait sur l’Europe de l’Est. Dresser les portraits ubuesques et tragiques de ces deux autocrates dominant des empires en décomposition sans vraiment les diriger, n’était-ce pas évoquer l’image du petit père des peuples et décrire son régime en voie d’effondrement, ce que le régime totalitaire dans lequel il vivait lui empêchait de dire explicitement.
    N’oublions pas que Kapuscinski comme Czekanowski (1882-1965), le grand explorateur de l’Afrique centrale, choisirent l'”ailleurs” pour pouvoir jeter sur leur pays démembré ou occupé par des voisins avides un regard et une plume qui font parfois penser à Joseph Conrad, leur compatriote de naissance. Fiction ou réalité, qui d’autre que Kapuscinski nous a fait autant toucher au “cœur des ténèbres” de la démesure du pouvoir que les évocations du négus et du shah.
    BN

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