SHOAH. À l’origine, cette non-information, ce Silence…
Hé, je ne dis pas que le film est démesuré ! Je parle du fait de le diffuser «à la télé». «Shoa ? C’est quoi c’te série ?» lance le con imaginaire, mi-provoc mi-débile. Je comprends mieux le programme d’Arte, sur l’holocauste aussi, mais en deux parties, de 20h 40 à minuit et durant toute la semaine. Plus matériellement abordable, peut-être plus «pédagogique». Sans doute moins essentiel aussi.
Mais j’ai choisi Shoah, film réalisé par Claude Lanzmann en 1985, il y a vingt ans. Ça me fait drôle d’écrire «réalisé par», comme s’il s’agissait du dernier Chabrol. La Shoah est l’ «œuvre» des nazis, qui sont les vrais acteurs du document, eux les auteurs de l’Histoire, eux surtout les fauteurs criminels innommables. Shoah n’est pas non plus un film, au sens du cinéma ; encore moins un documentaire. C’est à part.
Ce film – prenons quand même le mot, par commodité – veut témoigner pour l’Histoire, s’inscrire contre la négation, elle-même contenue dans le projet nazi et prolongée jusqu’à nos jours. Voilà pourquoi Lanzmann n’aura pas trop de ses 550 minutes de pellicule pour tenter de contrer l’effacement historique, le déni. Il se doit de prendre le temps, qui ne demande qu’à s’échapper. Les herbes folles envahissent les lieux maudits, enveloppent les morts, tant et tant de morts, tandis que des installations assassines il ne reste plus, comme à Sobibor, que quelques briques de fondation.
On ne comprend que mieux cette obstination de la caméra à tourner en rond autour des traces, comme à les incorporer pour les ruminer à jamais. Dès lors, le film agit comme à la radio, en mobilisant l’imaginaire : Shoah ne montre que des traces, ne donne à entendre que des témoignages et c’est sa force de convoquer l’imaginaire qui, à son tour, devient très réaliste. Ainsi ce conducteur de loco à vapeur [photo du film] refaisant le voyage de Treblinka où il amenait des wagons entiers de Juifs à la mort. Son regard est si sombre; sa tête se penche au dehors de sa machine qui souffle une fumée noire; il regarde vers l’arrière, le cou tendu, comme pour entendre les cris des bientôt suppliciés; on dirait une tortue errante, désemparée, qui voudrait s’échapper de sa carapace.
A Birkenau, Lanzmann cherche à délimiter du regard la rampe marquant la fin du voyage pour 250.000 Juifs. Ou bien, là, il veut imaginer la clôture du camp, marque un pas en avant : «C’est bien ça, là je suis dedans ?» demande-t-il, anxieux, à son témoin. Il se doit d’éprouver cette réalité que leurs fauteurs n’avaient eu de cesse d’effacer. Faire déterrer les cadavres des fosses communes, à mains nues, pour les brûler à la chaîne avant que l’Histoire ne les rattrape. Conservés par le froid, les corps sont restés reconnaissables… et cet homme va «retrouver» les siens… Est-ce cela qu’on appelle l’enfer ? Les regards, les rares mots, les silences disent l’insoutenable.
Par contraste, on se questionne sur ces paysans de la Pologne profonde et pauvre. Ils ont bien vu, de leurs yeux vu, ces convois à bestiaux chargés de Juifs, arrêtés à la lisière de leurs champs… Ils les voyaient par les interstices des wagons, ou par les trous d’aération ; et ils leur disaient, du geste de l’index tranchant la gorge, qu’ils allaient mourir. Ou encore ils décrivent, un brin moqueurs, ceux qui arrivaient en wagons Pullman, comme des excursionnistes naïfs… Témoins ambigus, fanfaronnant devant la caméra, pauvres gens… Mais ils savaient. Et le silence s’est imposé. Partout. Comme à Auschwitz, la ville, qui a vu fermer tous les commerces tenus par des Juifs, toutes les maisons qu’il habitaient. Tandis que l’extermination était entreprise, rationnelle, méthodique. Qui ne savait pas ?
Comment, aujourd'hui, ne pas s'interroger sur ce non-système d'information – ou bien plutôt sur ce système de non-information qui a permis le Silence? Où se trouvaient-ils donc les journalistes de l'époque? Les George Orwell, les Robert Capa, magnifiques, de la guerre d'Espagne? Voilà bien l'autre crime. Où l'on peut, toutes proportions gardées, considérer tout l'enjeu placé derrière la présence de journalistes-témoins dans les zones sombres du monde. Je pense tout spécialement – et entre autres – à l'Irak; et tout particulièrement à Florence Aubenas et à Hussein Hanoun.
La grandeur de Shoah, sans doute, c’est de rendre l’horreur palpable, comme actuelle, et de permettre à chacun de se sentir Juif. Comme on peut se sentir Tutsi face au génocide du Rwanda, Arménien face à l’autre génocide, mené par les Turcs, Cambodgien face aux Khmères rouges. On pourrait continuer la liste et remonter l’Histoire, depuis le Goulag stalinien, les massacres de l’armée trotskiste en Ukraine anarchiste, la liquidation des Indiens d’Amérique, les massacres en Chine maoïste, ceux des Kurdes, des Kosovars… Jusqu’à la nausée.
Dans tous les cas, demeure cette interrogation sur la «nature» de l’humain. Sauf qu’avec l’holocauste «l’affront fait à l’espèce humaine» n’a encore trouvé aucune élucidation intelligible. La Shoah – "catastrophe" en hébreu – reste hors de l’entendement. Le point d’interrogation.