Pris les pieds dans la Toile, Éric Fottorino (Le Monde) gagne une Pantoufle d’or
Et allez!, une ’tite Pantoufle d’or pour Éric Fottorino, du Monde. Motif : pris la main dans le sac de l’info pas vérifiée. Ça se passe dans sa chronique du 22 janvier, sous le titre Mort sur la Toile. Il y parle des suicides dans le métro parisien, en général, puis de deux autres cas : cet homme qui s’est jeté du viaduc de Millau, et ce «jeune homme de 18 ans décédé en septembre 2004 dans un hôpital d’Athènes, après avoir ingurgité un insecticide particulièrement toxique».
Ce n’est qu’à la fin de l’article qu’apparaît enfin le rapport avec le titre : «La police grecque a accusé mercredi un habitant de l’île de Crète d’avoir aidé le malheureux à se suicider via Internet». «Du jamais-vu au pays des dieux antiques», croit devoir préciser le journaliste. Préciser étant beaucoup dire s’agissant d’une généralisation – «jamais vu» –, par définition non vérifiable, voire opposable. Passons pour cette faiblesse décorative; va pour ces «dieux antiques», jolis comme des boules dorées dans un sapin de Noël.
«Selon les premiers éléments de l'enquête, poursuit Fottorino, le prévenu âgé de 25 ans avait incité le jeune homme à acheter cet insecticide en prodiguant ses conseils sur la Toile. D'après lui, il s'agissait d'une farce. Le voilà poursuivi pour le délit de “participation à un suicide”». Ici, le délit journalistique relève de la source unique, policière comme souvent, et comme la pratique généralement tout localier de base.
Et puis la chute, qui tombe, dure : «Des cas présumés de suicides collectifs organisés par le canal d'Internet ont aussi été récemment signalés au Japon. Si les instructions parviennent d'un univers très virtuel, la mort, elle, est bien réelle.»
Des «cas présumés» [non vérifiés], «récemment signalés» [par qui ?, quand ?] qui viennent appuyer une démonstration «culminant» en aphorisme, ça s’appelle comment ça, hein ? Ce serait peut-être bien une antinomie… ou pas loin.
Pis c’est pas fini ! Car les «cas» en question rappellent furieusement ce – canular ou rumeur sur internet – dont ont déjà été victimes fin 2004 Libération et, dans la foulée, France 2 où ils avaient valu des sujets sur les «suicides collectifs» de jeunes japonais. Éric Fottorino semble donc avoir été contaminé par la rumeur.
Libé avait rectifié le tir ainsi : «A nos lecteurs: le texte ci-dessous est la version corrigée d'un article publié le 1er novembre 2004 qui comportait une erreur. Après l'énoncé de nombreuses statistiques, nous écrivions que “147 collégiens et lycéens s'étaient suicidés en gobant des poches de silicone” après le report de la commercialisation d'un jeu vidéo. Xbox-mag.net nous signale qu'il s'agit d'une «blague» lancée sur son site en mars. Toutes nos excuses à nos lecteurs.»
La rédaction de France 2 a aggravé son cas en persistant «dans la mauvaise foi lors de son édition du 29 novembre 2004. En effet, David Pujadas, mis devant le fait accompli, n'a eu guère d'autre choix que de rectifier le tir. Pour justifier l'erreur, il a réussi le tour de force de garder son sérieux en annonçant aux téléspectateurs que l'erreur originale n'était pas du fait de la rédaction, mais provenait d'un magazine asiatique anglophone !»
La citation est issue de hoaxbuster.com. Une bonne adresse anti-rumeurs. C’est sur la Toile. Où l’on trouve de tout. Comme dans les journaux. Parfois. 😉
L’article de Éric Fottorino appelle chez moi six remarques.
1) Quand le journaliste écrit « deux drames individuels sont venus frapper notre esprit. Eu égard à l’hécatombe asiatique, on pourra nous reprocher d’avoir perdu le sens des hiérarchies, qu’on accorde à ces deux morts-là trop d’importance » je me dis : Encore une approche quantifiante et comparative de la condition humaine. L’audimat appliqué à la détresse… Désolant.
2) Quand il ajoute ausitôt : « Sans doute. Mais l’épilogue qu’un homme donne prématurément à sa vie reste toujours un mystère singulier qui échappe à la loi des grands nombres ». Si le « mystère » est « singulier », alors, pourquoi écrire « sans doute » ? Je ne vois qu’une réponse, c’est que dans la phrase précédente, on s’est gaussé de mots. Ce qui est pour le moins gênant chez un journaliste.
3) « Se supprimer dans un lieu public, n’est-ce pas un dernier mot adressé aux vivants ? » Argument déplacé ! Quel rapport en effet entre le « lieu public » et le « mystère singulier » ? Si l’on habite près de Millau, qu’on veut en finir avec sa vie et qu’on ne tient pas se louper, on se jette du viaduc. C’est plus sûr que le gaz, c’est tout. Je trouve fantasque cette mise rapport du « public » et du « singulier ».
4) « Quelle idée a pu traverser la tête de cet homme ? A‑t-il attendu mois après mois que l’édifice soit terminé, enfin ouvert à tous, pour mettre à exécution son envie de suicide ? Lorsque pas un journal, pas une télévision n’échappait à la glorification du magnifique édifice montré sous la moindre couture, savait-il déjà qu’il viendrait ici tirer sa révérence ? » Quel rapport entre la glorification médiatique de tel ou tel fait (sa désignation comme « événement ») et le « mystère singulier » de la vie et de la mort d’un homme ? En mettant ces deux choses en lien, a) on se sert de la deuxième chose pour honorer, célébrer, la première (procédé journalistique hélas fréquent); b) par voie de conséquence (et comme je le développe dans une réaction à un autre article de Gérard) on entretient une « propagande de l’indifférence » : « tout se vaut ». Procédé qu’avaient déjà bien compris les sophistes grecs lorsqu’ils démontraient que n’importe quelle perversion du langage peut entamer le plus bel idéalisme, en l’occurence celui de Socrate et de Platon. C’étaient les premiers « conseils en communication ».
5) « L’autre affaire qui nous préoccupe concerne un jeune homme de 18 ans décédé en septembre 2004 (etc..) »
Deux « mystères singuliers » tuent le « mystère singulier ». En mettant en lien deux suicides, le journaliste en nie leurs singularités respectives, ce qui va à l’encontre de son argumentation … et ce qui prouve que celle-ci n’est qu’une argutie.
6) Concernant les deux phrases finales, d’accord avec Gérard : çà pue l’info non vérifiée. Ce qui ouvre la grande question de la restitution du réel dans l’info dans un monde où, de plus en plus, on confère au virtuel autant de… vertu. Pour mener une critique sérieuse et approfondie des medias, mais aussi pour établir une différence radicale entre « parole » et « information », une revisitation de la philosophie sophiste (qui se situe pourtant à des mille des « nouvelles technologies ») m’apparaît un préalable.
Joël