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Il y a 30 ans, la revue Sexpol mariait sexualité et politique

En janvier 75, il y a un peu plus de trente ans, paraissait le premier numéro d’une revue plutôt balbutiante, sous une couverture un rien prétentieuse. Voilà qui aurait pu ne pas mener bien loin. Mais le coup de clairon sonnait haut et fort à la Une : “Un monde à refaire”…  Le programme ne péchait pas par modestie.

En ces temps-là les jeunes ne doutaient pas, ou si peu; ils avaient été nourris au lait entier des certitudes, peut-être même de la certitude des désirs-réalité confondus. Soixante-huit avait œuvré au noir et au rouge, et de l’athanor encore fumant/fumeux, on défournait, en les démoulant d’un bloc, des pans entiers de condamnations assassines et d’utopies célestes. Sexpol aussi sortait de ce four-là, mais en dénotant dans le concert des feuilles “néo-révolutionnaires”, interrogeant dans les profondeurs et l’individu et la société, traçant les premiers sillons des questions de fond, toujours actuelles, après des siècles et des siècles, depuis le début de l’humanité.

L’aventure allait durer presque six ans, avant de s’échouer à sa 39e parution, en quasi silence, sur les plages émollientes de la gauche au pouvoir. Non pas un naufrage, plutôt la boucle fermée d’un temps à demi-révolu, même pas une demi-révolution, autant dire un virage mou finissant plein cadre dans le décor fluo du dieu-Marché, de la marchandise mondialisée.

La vie, plein emploi

Sexpol sortait de ce four, il est vrai, mais comme un vilain canard qu’il était, à commencer par son étrange titre, appelant d’ailleurs sous-titre – sexualité/politique – pour annoncer “la couleur”, c’est-à-dire une mise en dialectique des deux entités humaines fondamentales : l’individu, et la société. L’un et l’autre, dans l’autre, par l’autre; l’un avec l’autre, contre l’autre; et surtout, autant que possible, l’un et l’une pour l’autre. Tout un programme. En effet, c’en était un, exposé comme les tables de la Loi, en un “Itinéraire balisé pour (s)explorateurs prudents” : treize étapes fleurant bon le bouquet libertaire et situationniste. Où l’on déplore que «le plaisir se codifie, se chosifie, se marchande. Se négocie. Pour qu’on ne le prenne pas.» Où l’on parle de l’ «animal humain» et de son «drame» qu’est sa démission dans la fatalité résignée du «c’est la vie». Où l’on re-jette les interprétations dogmatiques sur la lutte des classes pour lui préférer ce clin d’œil situ : Est prolétaire quiconque est «dépossédé du plein emploi de sa vie». C’est dire que les certitudes, non, elles n’auraient guère de place dans cette (s)exploration prudente – non arrogante en tout cas.

Arrêtons-nous un instant, du haut de ce tiers de siècle écoulé, pour considérer cette ligne de perspective – pas une ligne de fuite, justement pas, mais une ligne qui nous appelle toujours vers le haut, vers plus de légèreté, même profonde, dans la qualité de l’être au monde. Une libération ? Nous libérer de quoi ? De la vie, qui va et vient, cette garce sublime et détestable, grâce libertaire ou pesanteur morbide, c’est selon. Selon les aléas, selon notre capacité, chacun et tous, à saisir les filaments du bonheur, à plonger dans l’océan plutôt qu’à nous en «libérer».

Nous disions : le «plein emploi de sa vie»…Voyons comme les temps ont écorné l’utopie – amputé même, décapité ! Adieu la vie, bonjour le «plein emploi» tout court, et encore : présenté comme le seul à-venir désirable à qui veut bien encore avaler cette couleuvre que les multinationales continuent à produire à proportion de leurs Profits.

Intégrismes, fascismes, ethnismes

Poursuivons notre itinéraire balisé qui passe par «la sexualité en tant qu’expression la plus intense de l’énergie vitale libérée». Des mots ? Pas si vite. L’expérience n’est pas loin, elle sera multiple en ses tentatives pour conjurer les atteintes aux mouvements du corps et de la pensée, des sentiments et des émotions, de la passion et de la raison. Que serait le politique s’il n’ouvrait le champ libre au bonheur d’être, ici et maintenant ? Le politique alors, oui, ne serait que la politique – on connaît.

Et puis voici que surgit sur cette route un certainWilhelm Reich – mais pas tant ce héraut sulfureux, auteur de La révolution sexuelle, auquel s’étaient ralliés les révoltés d’alors, en manque de jouissance-sans-entraves. Reich, le premier, avait posé en termes disons historiques la place primordiale de la sexualité dans la construction d’une humanité digne de ce nom. Alors que Freud ouvrait le champ infini de l’inconscient, quand Marx avait mis au jour les mécanismes de l’aliénation par le capital, Reich, lui, tente une synthèse que, pour dire vite, on qualifiera alors de «freudo-marxiste». Psychanalyste engagé, médecin social, il fonde en 1931, en Allemagne pré-nazie, le mouvement Sexpol, abréviation de politique sexuelle, mouvement destiné à venir en aide aux adolescents en proie à la «misère sexuelle». Résultat : les freudistes le suspectent de communisme, là où Reich avait posé la question de la dimension sociale des névroses et de leur traitement. Les communistes le traitent de médecin bourgeois introduisant la psychologie et, pire encore, la sexualité, dans la politique. Il est donc rejeté par les deux camps. Tandis qu’un troisième, la bête immonde à l’affût dans l’ombre, aura bientôt «raison» de tout – sauf de sa magistrale dénonciation dans Psychologie de masse du fascisme.

Autre point de perspective : l’histoire ne saurait se répéter, certes, mais interrogeons ici nos sociétés à criminalité record, le plus souvent de manifestation directement sexuelle: viols, violences sadiques et meurtres pervers, pédophilie «ordinaire» ou organisée, marchandifiée, touristiquée. Questionnons les poussées d’intégrismes multiples, de fascismes, les guerres dites ethniques – tout cela à nos portes, en Autriche (pays de Reich) comme en Suisse, ou plus loin à l’est comme au sud, dessus dessous et même à l’intérieur de nos frontières. Ce chaos, Reich l’a connu, en plus ouvertement violent, oh à peine ! – autres temps même mœurs. Il est l’un des tout premiers penseurs politiques et scientifiques modernes à poser de manière délibérée l’étude des mécanismes de la souffrance humaine.

Car il s’agit bien de souffrance, cette incapacité à «se laisser aller au flux de l’amour universel», à l’ «élan vital». Il pointe alors précisément, observateur et analyste acerbes, les mécanismes de répression tapis dans les systèmes éducatifs, dans la structure familiale, patriarcale et économique, et comme engrammés chez les individus eux-mêmes qui n’ont de cesse de perpétuer partout, et en particulier chez leurs enfants, à peine nés, les meurtres de la vie. Il identifie non seulement dans les caractères psychologiques mais dans le corps lui-même les traces visibles, palpables des blessures du vivant, rétréci sous sa cuirasse, et donnera ainsi naissance aux thérapies psycho-corporelles.

Tous étaient atteints

C’est aussi dans ces années 70 que circule en France, en édition sauvage, la traduction sous le titre Les Hommes et l’État, de People in trouble, un des derniers livres de Reich, qui constitue son autobiographie politique. Ce fut un choc salutaire pour plus d’un gauchiste (mais guère plus d’un peut-être… ou une poignée !), que 68 avait pu pétrir de ces fameuses certitudes idéologiques, ces moules à “penser”. Reich y décrit par les détails les plus fins de l’observation, ce qu’il appellera les signes de la structure caractérielle rigide des hommes d’appareils, des partis, organisations diverses au service de la fixité des choses, résolument hostiles au mouvement du vivant, à sa pulsion. Alors militant socialiste, il remarque en défilant à leurs côtés, combien les travailleurs autrichiens, manifestant lors de grandes grèves, à Vienne en 1927, apparaissent soumis à leurs meneurs, se comportant de manière très irrationnelle, apparemment incompréhensible. Reich ouvre ainsi la voie à un autre regard politique – sexo-politique, précisément –, sur la société autant que sur chacun de ses individus, vous, moi, lui dont il dira plus tard, n’en connaître aucun qui ne porte en lui les marques de la structure fasciste.

Le projet de Sexpol, la revue, naît de cette sorte de révélation, de ce regard autre, tout à fait neuf, fulgurant, porté sur l’histoire humaine avec le désir d’en comprendre les ressorts intimes. Cela au moment où le manichéisme idéologique de l’après-68 atteignait, comme on dirait aujourd’hui, des pics de pollution mentale et physique. «Tous n’en mouraient pas, mais tous étaient atteints». Les humains étaient malades de la peste – cette peste émotionnelle, ainsi que l’appellera Reich qui, jusqu’à sa mort en prison, frappé lui aussi par le mal, n’aura de cesse de l’interroger pour mieux la combattre. 

Telle était bien aussi, à sa mesure, l’ambition deSexpol qui va y aller de ses questionnements : le militantisme, la médecine, le désir, la beauté et la laideur, le couple, l’enfance, la bouffe, l’homosexualité, la sexualité de groupe, la violence, la nature, les prisons, l’éducation, le mysticisme, les élections, femmes et hommes, les sentiments, l’adolescence, la vieillesse – autant de thèmes qui furent tamisés à la lumière sexo-politique, avec plus ou moins de finesse d’ailleurs, on peut aujourd’hui mieux le reconnaître, le recul aidant (cette position haute de l’après-coup). Des faiblesses qui n’entachent en rien la démarche, tout juste humaine et normalement névrosée, voire pestiférée aux entournures de l’air du temps qui s’interdisait d’interdire… De cette complaisance qui faillit lui être fatale lorsque des annonces pédophiliques subreptices lui valurent l’interdiction, exploitée en censure politique, puis en brevet révolutionnaire et en presque succès commercial…

Veau, Poulets, Bœufs, Vaches…

Complaisance encore à tolérer l’intolérable: par libéralisme inconséquent, des pervers de tous poils se servant de la revue comme de support à leurs pratiques anti-vie, tournée surtout contre les enfants. Quelques illuminés monomaniaques trouvèrent aussi refuge dans nos colonnes peu regardantes sur certains effets de “modes” comportementales que leurs adeptes s’évertuaient, si l’on ose dire, à élever au rang de norme. «Ne vois-tu pas, mon vieux Neill, que tout ton édifice de respect libéral de la névrose s’écroule – qu’il ne faut pas confondre la réalité de l’homme pathologique avec le principe de la dignité humaine de Locke. L’humanité tout entière a été entraînée vers l’abîme à cause de cette sorte de confusion libérale…» 

Ainsi écrivait Reich à Alexander Neill, son ami, le fameux pédagogue anglais de Summerhill, auteur, précisément, deFreedom, not license, bêtement traduit par La liberté, pas l’anarchie…

Ce qui demeure aujourd’hui de ces annéesSexpol et de sa quarantaine de numéros, ce sont néanmoins des valeurs pivotales, d’ailleurs le plus souvent héritées de Reich, et dont l’actualité demeure, hélas, toujours impérieuse.

Ainsi l’identité psycho-corporelle de l’être humain, certes aujourd’hui reconnue en théorie (dans nos sociétés dites avancées), mais aussitôt transmutée par la dictature du paraître, la prééminence dictatoriale de l’image, l’empire du look, l’idéologie néofasciste du corps magnifié, idéalisé en un nouveau culte païen.

Ainsi le délire scientiste, ou la tentation démiurgique de “savants” fous attaquant la structure ultime de la cellule, bricolant bientôt l’être humain comme d’autres déjà tripotent les gènes du maïs ou du soja, clonent Dolly, tout juste avant… Loana ou Steve.

Ainsi ce qu’écrivait dans le dernier Sexpol, il y a vingt-cinq ans, Roger Dadoun : «…Le Veau d’or (d’hormones) n’est plus debout; une escalope bouffie fait remonter toute la chaîne alimentaire; politiciens, experts, savants, spéculateurs, laboratoires, industriels, intermédiaires et autres se déchaînent, débusqués dans leurs pratiques monstrueuses et mortifères : un petit non à l’escalope, et l’immense machine qui vacille ? Ne pas s’arrêter au Veau : écouter désormais les Poulets, suivre les Bœufs et les Vaches, et toute la Viandasse moderne; et poursuivre avec les Laitages; et continuer avec tous les Végétaux, pour lire, à travers engrais, chimies, sélections, monopoles de culture et autres systèmes d’exploitation, le gigantesque gâchis planétaire… » Prémonitoire, hélas, cent fois !

Résistants de tous les pays…

Ainsi ces numéros spéciaux sur les bio-énergies, et sur la naissance, et sur Reich enfin qui ont dit à pleines pages, et qu’on entend encore aujourd’hui, parmi les tam-tams médiatiques du “village planétaire” – où l’on s’étripe plus que jamais –, qui ont dit à pleins cris que l’animal humain, bête et homme, étrange et précieux couple, demeure ce mystère indicible de monstruosité et d’idéal. Selon les jours, selon les lieux, les proportions du mélange nous incitent à plus ou moins d’optimisme… Selon que les ravages de la pensée unique iraient jusqu’à nous rendre nostalgiques des “deux blocs” entre lesquels on pouvait encore glisser l’espoir d’un monde autre. Unicité totalisante qui frappe de plein fouet culture et agri-culture, menace nos artistes, nos assiettes et notre santé, façonne nos vêtements et nos identités; qui channelise l’information et, au bout du satellite, aligne la politique sur la marchandise et le gros Dow Jones, la sexualité sur la consommation.


Gardons le mouvement qui nous sauve.
Mouvement des cultures, du mystère amoureux, de la quête des enfants, des femmes et des hommes vers l’art de la vie. Résistance, camarades de tous les pays, le monde vieux est devant nous !

Gérard Ponthieu

sexpol
Cadeau-souvenir aux anciens lecteurs et abonnés de Sexpol: la reproduction de l'affiche-mascotte de la revue qui fut diffusée à des milliers d'exemplaires. Le "bébé Sexpol" rapporta peut-être autant que la vente de la revue, qui atteignit tout de même les 20.000 exemplaires. Quant au bébé, c'est… un petit Mexicain. Il avait été photographié par un membre de l'Institut Wilhelm-Reich de Mexico. "Anciens de Sexpol", faites signe en passant !
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Gerard Ponthieu

Journaliste, écrivain. Retraité mais pas inactif. Blogueur depuis 2004.

2 réflexions sur “Il y a <span class="numbers">30</span> ans, la revue Sexpol mariait sexualité et politique

  • bosquart

    Magnifique article ! 16 ans après, rien à reti­rer ! D’accord sur ( presque) tout !
    Je viens de le décou­vrir sur le blog , blog dont je n’ai appris l’exis­tence qu’as­sez récemment.
    Merci à toi d’a­voir osé cette aven­ture édi­to­riale et journalistique !
    André Bosquart

    Répondre
  • Ping : Sexpol – 100 ans d'ESJ Lille

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