Afrique(s)Reportages

Alger. La Casbah et ses plaies ouvertes, à l’image du pays (4)

Poursuite de ma dérive vers la Casbah [article précédent], désormais accompagné par Samir, ravi de me guider. Avenue El-Kheffabi, comme sur les murs de nos villes, des plaques gravées marquant la mort de résistants. Je photographie l’une d’elles quand un homme vient spontanément me tendre la main : « Vous êtes un progressiste, me fait-il dans un large sourire, puisque vous vous intéressez à notre histoire !» S’ensuit sur le trottoir un bon quart d’heure de conversation fournie, chaleureuse. Chapeau jusqu’aux yeux, la soixantaine, parlant un français châtié, mon interlocuteur invoque Descartes, Pascal… et, sans ménagement, accable les politiciens algériens. Samir écoute, mi-largué mi épaté. On reprend notre route.

13casbah[dropcap]Devant[/dropcap] la statue d’Abd El-Kader, passage hurlant d’un cortège escorté de motards. La routine ? Ou bien l’effroi qui projette quelques années en arrière, la «décennie noire» ?  Pas un Algérois, pas un Algérien qui ne s’en soit remis. Étals d’oranges, de légumes et de galettes, de fringues et de godasses pas chères. La rue rétrécit. On se touche en fendant le flot. Voilà le marché. Puis les escaliers étroits… Celui-ci est encombré de gravats. Une façade menace de s’effondrer et déborde d’ordures. Plus haut, des maçons montent du ciment dans des seaux. Des Africains noirs. Samir trouve qu’«il y a beaucoup de Noirs par ici». On monte encore. Et encore des ruines. Parfois des béances arasées, entourées de pans de maisons éventrées. Plus haut : un petit immeuble effondré. Des ustensiles de cuisine sont mélangés à la terre, aux planches. Ce n’était pas leur maison, mais deux hommes se trouvent là, comme en faction. «C’est arrivé il y a trois jours, à cause de la pluie ; c’est si vieux…  – Qu’est-ce qui va être fait ?  – Rien ! – Des victimes ? – Non, ils sont partis à temps. – Et les gravats, les murs, les persiennes… ça menace de tomber ! – Ça va rester comme ça… »

Samir n’est pas très causeur, juste assez pour l’essentiel. C’est bien. Parfois, il hésite sur la venelle à prendre. Pas son quartier, n’en mène pas large. Pour moi, il suffit de se laisser porter. Tiens : un homme nous invite à entrer chez lui. C’est qu’il est fier de sa maison, en fin de rénovation. On le comprend. Autour d’un patio étroit comme un puits, des pièces sombres ; un escalier raide et massif, en belle pierre blanche, des marches hautes de trente ou quarante centimètres ; deux étages puis la terrasse qui ouvre sur le ciel. La vue donne aussi sur le vieux port et toute la Casbah. En se penchant, on surplombe une partie de foot entre jeunes du quartier ; au moins ils profitent des ruines.

En 1992, l’Unesco a inscrit la Casbah d’Alger au patrimoine de l’humanité… Un geste. Quelques travaux ont colmaté des brèches, annonçant peut-être une rénovation, un sauvetage… La dégradation a commencé avec le départ des Turcs, vers 1830 et l’arrivée des colons français. Peu à peu, le quartier a abrité des fellahs chassés de leurs terres, puis est devenu lieu de résistance. Derniers en date, années 90, les affreux barbus. C’était une de leurs bases, sans doute la principale d’Alger.

Z., une femme, me raconte ses soirs de terreur, quand elle rentrait du boulot, elle qui a toujours refusé de porter le voile ! La peur au ventre d’être descendue. « J’ai eu la baraka, comme ma mère aussi ! Un de mes frères avait rejoint le GIA [Groupe islamiste armé]. On se disputait sans arrêt. Je m’enfermais à double tour dans ma chambre. Je redoutais qu’il me dénonce, ou même qu’il me tue…»


Un imam devant sa mosquée, une de la douzaine de la Casbah.

Casbah, ça vient du turc ; c’est la forteresse, la citadelle. Z. me raconte le dédale de passages, de souterrains : «En sautant d’une terrasse à l’autre, on peut ainsi aller de la haute Casbah à la basse Casbah. Les intégristes avaient au moins retenu ça de la guerre d’indépendance ; ils en avaient fait leur base. D’ailleurs les émirs du GIA, c’était des enfants du quartier. Je les connaissais tous… Je les croisais en armes, dans leurs rondes sinistres, dès cinq heures du soir…» […] «Après un de leurs attentats commis, l’armée déboulait, mais c’était sans effet, les autres avaient été prévenus et s’étaient volatilisés !»

Le quartier-forteresse compte une douzaine de mosquées, qui constituaient à l’époque autant de bases islamistes.  Les imams jugés trop modérés furent abattus. Aujourd’hui, l’État algérien pense avoir repris les choses en mains. Les intégristes ont été chassés au profit de «modérés» – c’est Z. qui place des guillemets ; elle qui ne croit pas à une quelconque modération dans ce domaine… Mais enfin, les prières de rues ont été interdites, de même que les collectes d’argent…

Cette Casbah aujourd’hui encore si mal en point. Comme si la pierre et la chair des hommes n’avaient pas assez souffert. Avant eux, années 50 et 60, meurtrissures coloniales, sauvageries d’une guerre où les «événements» tentaient de masquer l’horreur. Je revois des images de Pépé le Moko (Duvivier) et, surtout, de la Bataille d’Alger (Pontecorvo). 

Qui dira le hasard ? Toujours est-il que nos pas nous mènent, Samir et moi, rue des Aberames en un étrange endroit, sorte de mausolée, sobre, égayé de petits drapeaux algériens rouge-blanc-vert… Haut-lieu de la résistance, c’est là que périrent dans l’explosion d’une maison «Ali-la-Pointe» et Hassiba Bent Bouali, combattants terroristes traqués par les militaires français. Une fresque de céramique montre des colombes s’échappant du déluge… Des photocopies du Journal d’Alger (11 octobre 57) rappellent l’événement, en même temps que  les «pluies torrentielles causant des millions de dégâts sur Alger et le département». Une jeune femme blonde garde les lieux.

Pluies, guerres, tremblements de terre… À l’image du pays, la Casbah d’Alger en finira-t-elle jamais de panser ses plaies ? Un de ses habitants s’en désole à voix haute tandis que j’interroge une ruine. Des enfants joyeux sortent de l’école, dévalent les marches en courant. Là, une échoppe de coiffeur. Ici, un boucher attend le client derrière ses panses de brebis qui pendent à la porte. Un imam barbu en kamis – la tunique longue – cause avec deux hommes jeunes. Sur ce mur écaillé, avec du recul, on lit encore l’enseigne de jadis : «Crémerie du Bonheur».

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Une réflexion sur “Alger. La Casbah et ses plaies ouvertes, à l’image du pays (4)

  • hamid bousselham

    En 1957, Le Pen dépu­té à Paris… tor­tion­naire à Alger

    En 1957 Le Pen, élu dépu­té avec Poujade, s’est enga­gé lui-même dans l’armée en Algérie où il a fait de ter­ribles exac­tions. De nom­breux témoi­gnages ont mon­tré que Le Pen a fait tor­tu­rer, et a aus­si tor­tu­ré lui-même et exé­cu­té des Algériens. Cela a été le cas, par exemple, d’Abdelwahab, arrê­té le 22 février 1957, que Le Pen, après l’avoir tor­tu­ré, a jeté du pre­mier étage dans le jar­din de la « vil­la des roses » à Alger. Ces faits sont recon­nus, et cela ne l’empêche pas d’être de nou­veau à la une des médias.
    Durant le mois de février, mars et début avril 1957, la « vil­la des roses », sise 74 bou­le­vard Galleni, à El-Biar (ban­lieue d’Alger) abri­ta une uni­té de para­chu­tistes étran­gers com­man­dée par le capi­taine Martin. Celle-ci y avait ins­tal­lé ses bureaux d’interrogatoires et leur com­plé­ment désor­mais indis­pen­sable : les locaux de torture.

    L’un des chefs qui admi­nis­traient la « ques­tion » et diri­geaient la tor­ture n’était autre que le lieu­te­nant Le Pen, dépu­té à l’Assemblée Nationale.

    Le Pen, accom­pa­gné de ses hommes, en civil ou en uni­forme, pro­cé­dait aux enlè­ve­ments (le bura­liste de rue d’Isly fut enle­vé par des civils et le Cheikh Tebessi par des hommes en uniformes).

    Les per­sonnes enle­vées étaient séques­trées dans la vil­la durant des semaines. Le sus­pect était d’abord accueilli par les paras, Le Pen en tête, à coups de pied et de poing jusqu’à l’abrutissement com­plet. On com­men­çait ain­si par le mettre en dis­po­si­tion de recon­naître sa par­ti­ci­pa­tion à un atten­tat, sabo­tage ou action quel­conque : s’il pro­tes­tait de son inno­cence, on lui admi­nis­trait alors le sup­plice des électrodes.

    Le Pen en assu­mait la direc­tion ; il désha­billait com­plè­te­ment la vic­time, lui liait pieds et poings, l’aspergeait d’eau et lui ban­dait les yeux. C’est alors qu’il lui admi­nis­trait plu­sieurs décharges électriques.

    Si le « patient » arri­vait à sup­por­ter le choc et per­sis­tait dans ses déné­ga­tions, on lui pla­çait sur la tête, pen­dant des heures, un casque relié par fil à une prise de cou­rant. La dou­leur, abso­lu­ment into­lé­rable, fai­sait hur­ler ceux qui subis­saient cette coif­fure. Pour varier ses « réjouis­sances », Le Pen pla­çait sur les oreilles de « l’inculpé des élec­trodes, et les y lais­sait jusqu’à ce que la chair fût com­plè­te­ment brûlée.

    Puis l’on admi­nis­trait à ceux, très rares, qui pro­cla­maient encore à ce stade leur inno­cence, le sup­plice de l’eau, qu’on leur fai­sait ingur­gi­ter de force avec un tuyau… Parfois le corps du « sus­pect » était tailla­dé de coups de couteau.

    Ces tor­tures duraient des semaines, à rai­son de deux ou trois séances par jour. Dans l’intervalle des inter­ro­ga­tions, les « incul­pés » étaient jetés, les mains liées, dans une tran­chée pro­fonde de 1,60 m à 1,70 m environ.

    Dans cette fosse, trop courte pour per­mettre au déte­nu de s’allonger, trop étroite pour lui per­mettre de se retour­ner, l’infortuné était jour et nuit sous la menace de la mitraillette du geôlier.

    Nous ne sau­rions omette de men­tion­ner ici que quelques gar­diens, des sol­dats étran­gers, abso­lu­ment écoeu­rés, n’ont pas hési­té à pro­di­guer, à l’insu de Martin et de Le Pen et autres gra­dés, quelques soins aux sup­pli­ciés. Parmi ces mili­taires de coeur, il y avait éga­le­ment des Français : nous nous rap­pel­le­rons de l’attitude humaine des sol­dats Berniche, Paris, Laboriot, et d’autres encore.

    Toutefois les souf­frances endu­rées lors des inter­ro­ga­toires étaient tel­le­ment atroces que, dès les pre­mières séances, le « sus­pect » aurait accep­té la mort comme une bien­heu­reuse déli­vrance. C’est pour­quoi un grand nombre de « pen­sion­naires » de la « vil­la des roses » ont ten­té de se sui­ci­der. Le nom­mé Dahman fut tel­le­ment insul­té, frap­pé, bru­ta­li­sé, et sup­pli­cié par Le Pen qu’il s’égorgea et fut trans­por­té mou­rant à l’hôpital.

    Mais les acti­vi­tés de Le Pen débor­daient le cadre de la « vil­la des roses ». Il sévis­sait éga­le­ment dans une autre vil­la : la « vil­la Susini », depuis long­temps connue des Algériens comme lieu de tor­tures. Là il fit jeter de l’essence sur le visage d’un déte­nu et y mit le feu. La vic­time défi­gu­rée fut, dans cet état, écrouée à la pri­son de Barberousse à Alger. La der­nière trou­vaille de Le Pen : avant qu’il ne quit­tât le ser­vice des Renseignements( !) fut de les extor­quer en « tra­vaillant » les ’sus­pects » au chalumeau.

    Tels furent en Algérie, les hauts faits d’armes de Le Pen, dépu­té de sur­croit, qui lui valurent une déco­ra­tion des mains du géné­ral Massu.

    Cet extrait pro­vient de la revue « Résitance Algérienne n° 32, du 1er juin 1957, cité page 37 dans le livre « Torturés par Le Pen » d’Hamid Bousselham (édi­tion Rahma, Alger, 2000)

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