De la Paresse comme un des Droits de l’Homme, de la Paresse comme un art moderne et révolutionnaire
[dropcap]Plutôt[/dropcap] petit, visage rude, musette de toile dans le dos. Je repense à lui à chaque Premier mai. On est le 4, bientôt même le 5. Oui je sais, et permettez ! Car le petit homme, à chaque printemps, éclos comme le muguet, colportait dans le Paris des défilés « sa » bonne parole : un libelle d’une quarantaine de pages, fait main à l’ancienne, chez un imprimeur typo. Un formidable bouquelet intitulé Le Droit à la paresse. Un type pareil, faisant son beurre à trois francs six sous avec un texte pareil, un jour pareil dit de la « fête du travail », ben, il pouvait pas être foncièrement mauvais.
Je me souviens des premières mots : « Une étrange folie a saisi l’humanité »… Hmm, n’en suis plus bien sûr. Ai retrouvé l’ouvrage, rudement jauni… D’abord, il y a l’exergue fameux, de Lessing : « Paressons en toutes choses, hormis en aimant et en buvant, hormis en paressant ». Puis l’attaque sous l’intitulé du chapitre I, « Un Dogme désastreux » :
« Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie trame à sa suite des misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe d'être chrétien, économe et moral, j'en appelle de leur jugement à celui de leur Dieu ; des prédications de leur morale religieuse, économique, libre-penseuse, aux épouvantables conséquences du travail dans la société capitaliste. »
Paru en 1883, moyennant dépoussiérage, ce pamphlet demeure subversif. Puisque le travail demeure ce qu’il est dans le monde : si peu créatif, si contraignant et à la fois de plus en plus rare, surtout pour ceux qui n’ont pas d’autres moyens de survivre. Il l’est aussi par le fait que son auteur, Paul Lafargue, était le gendre de… Karl Marx. A défaut d’enregistrement historique, imaginons leur dialogue, qui n’aura pas manqué de sel. À l’image peut-être, mais à un autre niveau, va savoir, de celui qui agita notre déjeuner sous le soleil de la Fête du travail :
Je l’appellerai Édouard. Étudiant en « environnement », la vingtaine et un regard plein d’espérance. La parole libre aussi, n’hésitant pas à s’affirmer au besoin à contre-courant des autres jeunes, majoritaires, et aussi de plus vieux – génération de ses parents. Il n’était pas vraiment pour le CPE (("Contrat première embauche", idée de Chirac-de Villepin, qu'ils abandonnèrent sous le feu de la violente contestation.)), et pas vraiment contre non plus. Il disait qu’avoir du boulot, n’importe quel boulot, c’était mieux que d’être chômeur ou Rmiste ; mieux que de vivre aux crochets de la société. Il prenait l’exemple de ce jeune qui, en Angleterre, avait facilement trouvé un boulot : tenir une pancarte publicitaire dans la rue pour indiquer une boutique – un homme sandwich, en somme. Rien de nouveau sous le soleil… Édouard, l’été dernier, avait été éboueur dans une ville du centre. Rien de honteux à ça. Certes pas ! Distinguons le travail utile, nécessaire, des tâches dont le sens est absent, et en tout cas discutable.
Jusqu’à peu, aux péages d’autoroutes, je me faisais fort de passer aux caisses « humaines », histoire de privilégier l’homme plutôt que la machine et histoire aussi, croyais-je en bonne conscience, de préserver de l’emploi… Ma blonde n’était pas de cet avis ; j’ai fini par la rejoindre sur la question : le type-même du boulot dénué d’intérêt et de sens, tout juste bon à justifier une machine… D’ailleurs, à l’observation, « mes » péagistes n’avaient rien à foutre de mes mots gentils ou à la con, eux qui tuaient littéralement les heures dans une guérite désespérante, guettant d’un œil morne ce désert des Tartares à moteurs, contraints à inhaler leurs miasmes, à répéter sans fin ce geste machinal du Poinçonneur des Lilas : ticket-à-prendre-à-rendre-merci-bonne-route. Et de gagner tout juste de quoi ensuite et à son tour passer… à la caisse du supermarché, ces autoroutes de la consommation…
Que la machine prenne aux humains leurs boulots aliénants, qu’elle ne se gêne surtout pas ! Mais « elle » – c'est-à-dire ses « maîtres » – l’ont programmée pour concurrencer l’Homme devenu « variable d’ajustement ». Machines à profit, machines à pomper la vie, la joie, l’espérance. Passer ses jours « ouvrés », tu parles, à tenir une pancarte bien droite, bien stupide, pour écouler ses semblables dans les ornières de la consommation merdique … Bon, si encore il s’agissait d’une passe, vite fait, d’un job de vacances pour étudiants insouciants… Mais au quotidien du sous-emploi, passer de ce sous-statut à celui de caissier d’autoroute, est-ce cela, vivre ? Ou bien s’agit-il de plier l’échine sous les coups d’une aliénation sans cesse réinventée ? – en l’occurrence celle que le sociologue Robert Castel dénomme [Le Monde, 29/04/06] le « précariat », mot-valise composé du début de précarité et de la fin de salariat…
Les boulots les plus pénibles, dangereux, inintéressants, répétitifs, abrutissants, inutiles sont aussi les moins payés. Ma fille me le faisait remarquer. Oui, ils devraient être bien plus payés que ceux qui se payent de leur travail ! C’est tout l’inverse.
Il y a trop d’humains pour qui trop de matins sont sans espoir. De ces matins sans désir, sinon celui de rester allongé. Se lever pour faire l’homme-sandwich, ce n’est pas se mettre debout pour vivre sa dignité d’homme. Je repense à l’écrivain roumain Panaït Istrati découvrant – en 1927 – le drame de la Russie soviétique et, avec ses injustices, les germes du stalinisme à venir : « La dignité de l’Homme ne peut pas se réduire à un bol de riz »…[ref]Vers l’autre flamme, confession pour vaincus, 1929. [/ref]
L’hésitation d’Édouard sur la question du CPE est des plus respectables, à l’image de son refus de l’embrigadement idéologique. Voulant penser par lui-même, il s’impose aussi la confrontation à l’expérience vécue. Ce qui est louable et réconfortant. Surtout qu’en même temps, il pose la question du travail au delà de sa finalité consommatoire et donc résignée, caractéristiques d’une partie des jeunes. Il la met sur le plan de l’écologie planétaire, sujet de ses études. C’est donc qu’il cherche un sens, un « lieu de nulle part », cette îlot d’utopie qui peut indiquer une direction, esquisser un itinéraire de voyage, le voyage de la vie qui va.
Un Paul Lafargue aura sans doute dû en passer par là avant d’écrire son Droit à la paresse dont l’actualité, aujourd’hui, porte sur la remise en cause du productivisme halluciné. La machine emballée entraîne la planète vers le gouffre ; elle carbure au mensonge, le Mensonge majuscule sans lequel cette société pourrait se maintenir. Il en constitue le ciment des apparences fragiles, amalgame de Technicité déifiée (Tchernobyl)[ref]Sur Tchernobyl, lire aussi mon article La terreur et le Mensonge. Sur le même thème, j’ai relevé à la radio la pertinente réflexion du mari d’une victime de l’accident d’avion du Mont Sainte-Odile, à l'ouverture du procès, 14 ans après : « Il fallait faire vite ! Ils se prenaient [les responsables d’Airbus] pour des dieux, et ils n’étaient que des hommes ».[/ref], d’âpreté au gain (un François Pinault, entre mille richissimes, s’offrant son palais vénitien au nom de l’ « art » – foutaise !)[ref]Dans Le Monde du 29 avril, l’interview d’une page, amorcée en Une, du grand homme – n’a-t-il pas intitulé son expo « Where are we going ?» ? – est à pisser de rire ! Échantillons : « Qu’est-ce que les artistes vous apprennent sur la condition humaine ? – [… ] L’éclat et la fragilité. […] – Comment êtes-vous passé de l’art moderne à l’art contemporain ? – Naturellement. La pire des choses, c’est d’être immobile et de ne pas évoluer. [Suit une ode banale sur le bougisme et la nouveauté]. …Je n’accepte nulle tyrannie du goût. » Et là, coup de génie sans rire du journaleux qui ose un : – Vous êtes anarchiste ? [ouah !] Réponse : – Mon ami Alain Minc [et néanmoins président du conseil de surveillance du Monde…] dit de moi que je suis un anti-bourgeois. Sans doute a-t-il raison. »[Puisqu’il le dit !] Un peu plus loin : « Les artistes vous empêchent de vous enfermer dans le confort établi » ! D’où mes premières questions si, par anormal, je devais interviouver l’oiseau : – Quel est votre genre de confort, moderne ou contemporain ? – Un Palais, mon prince, et tant d’œuvres si chères, mais à qui donc avez-vous tiré tant de pognon ? – Cet excellent Alain Minc vous qualifie d’anti-bourgeois… Diriez-vous de lui qu’il est altermondialiste ?[/ref], d’addiction au Pouvoir (Sarkozy-Villepin, entre mille autres) et à son Spectacle (Clearstream aujourd’hui).
Les médias prennent à ce jeu une part plus qu’active, souvent complice même.[ref]Elle vaut ce qu’elle vaut, ma théorie, qui n’est d’ailleurs pas la mienne : Les médias dominants constituent le mastic des sociétés amollies… Grâce à eux, l’édifice ne s’écroule que lentement : plus de révolution, Sire, dans les sociétés « avancées » ! Plus de guerres non plus ! Pas chez nous quand même ! Ça pète ailleurs, partout où l’information ne circule pas dans les canaux médiatiques de masse, c'est-à-dire dans le « bon sens » de l’aliénation par le Spectacle généralisé, la vraie bonne aliénation en profondeur, mentale et vitale. Celle qui, croient-ils, rend possible le développement durable du Profit. De Grands patrons ont intégré cette réalité et c’est pourquoi ils achètent « du média » à fond les manettes (Dassault, Lagardère, Bolloré, etc. – lequel convoitant aussi la boîte de sondage CSA, tant qu’on y est…)[/ref]. L’actualité, c’est la version médiatisée, filtrée, interprétée, codée et recodée d’UNE forme déguisée de la réalité. Elle ne peut, au mieux, prétendre qu’à cela. Ce serait d’ailleurs déjà bien et suffisant. Hélas, les médias et leurs agents se postulent eux-mêmes comme garants intouchables de « la » réalité…, la boucle d’enfermement autoréférentiel contenue dans la fameuse expression journalistique « c’est de l’info ».
Quant à définir l’information, c’est une autre paire de manch…ettes, abandonnée depuis belle lurette aux penseurs, sociologues et autres sémiologues. Ce qui renvoie le journalisme à ce qu’il est, ou devrait être : une nécessaire & insuffisante vision du monde – j’aime ici la force symbolique de l’esperluette [&] montrant bien le caractère lié, indissoluble, de deux ingrédients basiques désormais séparés. Car force est de constater la suffisance – l’autosuffisance – d’un métier plus que jamais mis en représentation dans la pratique du spectacle généralisé.
Le journalisme « moderne », à travers sa perception généralisée que livrent les médias de masse, se confond avec ses « icônes » vedettarisées. Pas forcément journalistes de métier, certaines donnent le change en tant qu’« animateurs », ce qui revient au même, pour peu qu’on ait l’air effronté et ce qu’il faut de négligé bien calculé dans l’échancrure de la chemise.
Tiens, ce 3 mai, j’ai croisé Giesbert, pdg du Point, auteur à succès, traître politique, mercenaire journalistique, faiseur dilettante et bellâtre de plateau, pérorant sur trois chaînes de télé… Saura-t-on jamais le pognon que rapporte une telle ubiquité médiatique ? Ces sangsues friquées, outre l’offense qu’elles portent à la crédulité des démunis, témoignent de la déliquescence de la médiapolitique. On ne devrait pas laisser à un Le Pen la constance de la critique de ce qu’il appelle l’ « établissement », sorte d’État dans l’État, véritable caste de profiteurs.
Je rêve parfois d’une « méthode Cauet » appliquée à la dénonciation de ladite caste, une sorte de détecteur de mensonge doublé d’un fricomètre. Une jauge apparaîtrait sur l’écran en même temps que le parleur… Elle dirait ce qu’on ne demande pas entre gens bien élevés et de bonne compagnie :De quel lieu friqué parlez-vous Monsieur-Madame ? Le comment et le combien de tant d’argent… Peu résisteraient à cette épreuve du feu. Je sais, c’est limite big brother de penser ça… Heureux les paradeurs en 4x4 étincelants, les gros proprios, les portefeuillistes d’actions, les collectionneurs d’art, les péroreurs éclairés, les analystes pertinents de la misère du monde… Heureux les « happy few » que n’étouffent jamais, hélas, de telles questions de conscience !
Ce sont les mêmes, en attendant, qui nous jouent les Pères-la-Vertu en louant l’Effort dans le Travail-qui-rend-libre… Quel travail, quelle liberté, pour quoi, pour qui ? Je repense, oui, à mon colporteur du Droit à la paresse – vit-il encore, d’ailleurs ? Et je les comprends, ces héros modestes que montre Pierre Carles dans son joliment titré de film : Volem rien foutre al païs ! Je dirais même plus : Rien foutre, hormis en aimant et en buvant, hormis en rien foutant… J’entends déjà crier à la provocation. Ah mais, vous ne croyez tout de même pas que tout ça pourrait s’accomplir par miracle, en se tournant les pouces ! Hélas, il y faudra un sacré coup de rein. J’en appelle pour la chute (de reins) à mon cher Jules Renard, dans son ode minimaliste au rienfoutisme : « Paresse : habitude prise de se reposer avant la fatigue ».
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• Droit et Paresse déclenchent dans les 700.000 liens par moteur de recherche interposé ! Et Le Droit à la paresse se télécharge sans peine sur la toile…
Gérard Ponthieu a écrit :
« Allons‑y pour croiser la fourche ! »
Et bien,je relève le gant, monsieur !
Ainsi donc vous m’interrogez :
« … Mais quelle créativité, au service de qui, de quoi, etc. ? […] Encore une fois, de quel travail s’agit-il ? »
> Il s’agit du travail aliénant, d’un point de vue marxiste : l’exploitation de l’homme par l’homme, le boulot, le charbon, le gagne-pain, le job, le trimard, bref, le salariat, entente librement consentie entre deux personnalités juridiques, individus ou sociétés.
Créativité car les entreprises sont concurrentes pour capter les meilleurs employés, d’une part, et les salariés n’ont pas besoin de disposer de capitaux pour exercer leurs talents.
Au service des clients, vous et moi : explosion de l’offre de biens et de services dans tous les domaines, même à faible valeur ajoutée.
Au service de l’entreprise : dans le secteur privé, l’organisation du travail est moins rigide, émulation et esprit d’initiative sont plus encouragés que dans le secteur Public.
L’association capital/travail par le biais d’un contrat est avantageuse pour le salarié, quoiqu’en dise la C.G.T : si la boîte coule, il n’a pas à éponger les dettes.
Ensuite vous usez d’une terminologie marxiste :
« Comme si le travail aliénant n’était plus le mode premier de la production – y compris chez les « plus qualifiés ». »
> L’alternative marxiste existe : à travail égal, salaire égal.
Dont la conséquence a toujours été le travail obligatoire, en uniforme.
Et qui repose sur le concept de « valeur travail », celle qui a conduit des millions de soviétiques à fabriquer des produits dont personne ne voulaient : il n’y a pas de « valeur – travail », le prix d’un produit n’est pas défini seulement par le temps de travail ou la liste des ingrédients, les produits n’ont de valeur que s’il y a une demande.
Si l’alternative marxiste est largement abandonnée, hormis au sein du Monopole du Service Public à la Française, mais la renationalisation d’EDF prévue en 2007 par la Gauche, on attend toujours l’alternative libertaire, qui tarde à arriver pour cause de Droit à la paresse, je suppose.
Et désignez un coupable :
« … les néo-rentiers et autre « fondeurs de pension », si je n’en connais aucun, c’est surtout que je ne suis pas de leur milieu. »
> Le rentier n’est pas une catégorie à part, mais une part de nous même, celle qui a besoin de sécurité…Un salarié, même modeste, prête de l’argent contre intérêts et espère retrouver son petit capital intact, pour la retraite. Le rentier ne veut pas perdre, l’entrepreneur veut gagner.
Enfin nous nous rejoignons : quand vous écrivez :
« La réalité veut qu’il est plus intéressant (rentable) de fermer une usine (type Daewoo avec marge minable de 3% et emmerdements de management, à cause des syndiqués et tout) et de placer les capitaux dans de ces fameux fonds à 15% et plus de rendement. »
> Tout à fait d’accord, 3 % c’est minable, surtout quand l’inflation est à 2 et demi. Le Livret A est tout aussi avantageux et bien moins risqué.
Cette liberté de mouvement des capitaux que vous décriez garanti la meilleure affectation des ressources, à l’heure où celles-ci ne doivent pas être gaspillées. Votre morale sociale exige de transférer les ressources des secteurs qui marchent vers ceux qui échouent ?
Puis décrivez ce qui vous paraît insupportable :
« L’économie des pays « avancés » est ainsi passée d’un capitalisme de patrons (ces travailleurs détenant le capital, ou le contrôlant) à l’ultra-libéralisme de spéculateurs financiers. »
> En effet, les spéculateurs n’ont pas tous brûlés au Moyen-âge ! Sans rire, comment il fait le patron quand il n’a pas de sousous pour monter son usine ?
Il emprunte à sa femme de ménage ? Elle est fauchée.
A l’Etat ? Ses finances sont exsangues, obligé d’emprunter lui aussi, pour régler les retraites de ses fonctionnaires.
Et concluez :
« …ces terribles romans-médiatiques qui nous montrent des ouvriers de Michelin pleurant la mort de leur bienfaiteur. »
> C’est certain, un entrepreneur n’est pas par principe un bienfaiteur ou un voleur :
Il n’y a de morale ou de responsabilité qu’individuelle.
Donc, chacun a le droit d’être paresseux, ça le regarde, s’il est responsable individuellement. Le Droit à la paresse est une plaisanterie de carabin.