Le « Libé des solutions » : un journalisme condescendant
A priori, idée estimable que ce « Voyage du bon côté de la planète ». J’ai lu avec attention et en entier ce Libération de samedi intitulé « Le Libé des solutions – 2008, et si on se bougeait ? » Le numéro a été concocté avec de jeunes Reporters d’espoirs, du nom de l’association du même nom, posant que tout n’est pas noir dans le monde et que le journalisme peut aussi refléter une certaine réalité positive, sans naïveté si possible. Dire que « ça part d’un bon sentiment » reviendrait à poignarder l’initiative. Écartons la perfidie. D’autant qu’en général, le journalisme se montre peu apte à l’auscultation interne, ni surtout au questionnement sur sa fonction profonde. Il va, et c’est ainsi, de son pas trop assuré.
Donc Libé a emboîté le contre-pas proposé par ces « espérantistes », sous la houlette de Jean-Claude Guiillebaud, membre de l’association soutenue par un œcuménique comité rassemblant entre autres… : Yann Arthus-Bertrand, Maurice Druon, Xavier Emmanuelli
Nicolas Hulot, Denis Jeambar, Laurent Joffrin, Dominique Lapierre, Hubert Reeves, etc. Le patron de Libé avait déjà exprimé son souhait d’un journalisme « positif ». Passage à l’acte samedi 29 dans l’entre-deux des fêtes, avec un renfort bienvenu alors que la rédaction est déplumée.
J’ai donc lu, ainsi d’ailleurs que les 23 réactions de lecteurs – dans l'ensemble ravis de l’initiative. Oui, c’est bien de montrer que tout n’est pas pourri puisque des exceptions existent… Mais deux aspects m’ont frappé. Qu’il s’agisse des roses de Jalalabad, du sel de Guinée, des arbres du Sahel, des micro-crédits, des forêts sauvées au Laos et au Cambodge, etc., dans tous les cas il s’agit d’une initiative Nord >>> Sud prise par un messie européen. Une fois de plus, nous sommes dans l’humanitaire au sens « bonnes œuvres chargées de bonnes intentions ».
L’autre aspect tient au fait que dans tous les cas également il s’agit d’initiatives individuelles avec, au départ, l’histoire d’un homme ou plus rarement d’une femme. Au point que les papiers sont tous identiquement structurés : un problème, une situation >>> un homme, une solution.
Mais alors, si les solutions (individuelles) ne manquent pas, pourquoi le monde continue-t-il à aller de mal en pis ?
Le questionnement peut paraître dur : sommes-nous dans ces histoires – louables à première vue – dans un schéma foncièrement autre que celui de l’"Arche de Zoé" ? – intentions a priori estimables, comportements irresponsables et inconséquents. La différence tient en l’occurrence dans le résultat apparent – dans le spectacle du résultat.
Cette attitude n’est-elle pas symptomatique de notre monde et de son désarroi politique autant que général ? Ce monde auquel on tend désormais, de plus en plus, à proposer des actes et des solutions individuels – puisque c’en est fini des idéaux, sinon de l’Histoire… À la solidarité humaine, substituons les actions humanitaires, individuelles et spectaculaires, héroïques et techniques. Ce qu’un internaute, cité ici , dénonce dans ce qu’il appelle l’effet Bande de Gaza : Surtout ne rien faire qui soit une solution de fond. Ou encore l’effet Table rase : Éliminer les acquis sociaux ou les traditions de solidarité, en utilisant avec opportunisme tous les thèmes de propagande possible, (voire en exploitant ou provocant des catastrophes - financières, détournement des budgets de la sécu en France - naturelles - violences intérieures - guerres).
Au fond, n’y a-t-il pas dans cette condescendance de supériorité un vrai racisme à base d’une sorte de postulat latent, parfois exprimé, selon lequel « ils ne sont pas capables de s’en sortir sans nous » ? Au nom de quoi on continue de faire à la place des intéressés, lesquels en effet laissent faire. Puisqu’il n’y a rien d’autre à faire…
S’il s’agit, selon Jean-Claude Guillebaud dans son édito, de « résister à une forme d’hémiplégie journalistique », ce numéro de Libé rate son coup en tombant dans l’inversion tendance « fleur bleue ». Y aurait-il donc deux journalismes opposés, l’un sombre et l’autre éclairant ? Ou bien une seule nécessité impérieuse, celle de montrer – toujours – la complexité du monde, entre le pire et le meilleur ?
Les « solutions » de Libé, tant pis, elles ressemblent à la pub et au slogan banane balancé de la une à la der par… Suez : « Vous allez aimer 2008 ». Voilà bien là des créatifs-positifs pour claironner une année qui s’annonce… comme une autre.
Suite…
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