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Du jazz et de l’harmonie sociale ; de l’État-marchand et du chaos en général

Fièvre du samedi soir, Moulin à Jazz, Vitrolles. Quatre musiciens belges, donc un quartet, mené par Manuel Hermia selon le carré magique alto- piano- basse- batterie. La formation porte le nom de Rajazz, fruit d’un accouplement de ragas indiens et de jazz. Une référence d’ailleurs toute en demi-teintes, s’agissant de subtilités entre musique tonale et modale qu’une oreille distraite ou seulement de base ne saurait percevoir. Même lorsque Manuel Hermia fait chanter le roseau de son bansuri, cousin boisé de la flûte traversière qu’il joue d’ailleurs aussi, ainsi que le soprano.

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© Photo gp

Une soirée qui n’a donc pas manqué d’air et de souffle bruissants et chantants. Un régal, d’ailleurs partagé au nom d’un miracle, celui par lequel ces musiciens arrivés ici, dans ce haut-lieu provençal de jazz – oubliez la cata des Mégret, la municipalité de gauche entame son deuxième mandat –, dans ce lieu-là et il est vrai dans bien d’autres dès lors que les musiciens et le public se sentent bien. Miracle tout de même fortement arrangé par le boulot d’une association, Charlie-Free, qui œuvre depuis deux décennies, à raison de deux concerts par mois et une dizaine de festivals. Donc rien à voir avec Dédette de Lourdes, mais avec des effets comparables : ainsi voit-on des oreilles arrivées en chaises roulantes, voire totalement paralytiques, se déployer comme par enchantement et céder sous les assauts de sons a priori peu « vendables ».

Voilà la question : celle de l’anti-bizness, du refus de la musaque – selon le mot de Bourdieu – et autres Marchandises avariées. Car il en va du jazz comme des autres musiques non faisandées, et des arts en général : toutes et tous exigent comme préalable ce ticket d’entrée qui ne se monnaie pas en euros, mais s’échange seulement en ce désir de l’Autre, ce désir d’Aller vers, de s’Aventurer. Ce qui demande d’avoir façonné à son usage quelques clés d’accès, même pas tant de la culture – elle ne sera pas de trop mais le mot, lui, pèse de ses sens chargés –, que cette connaissance, ce naître avec : avec l’Autre, les Autres, avec Soi, le Monde, la Vie… Donc, sortir des enfermements de la marchandise, du consumérisme qui conduit à l’obésité et, au nom du dogme de la Croissance, finit dans le mur des crises mondiales.

A condition de pouvoir sortir du cercle vicieux… On retrouve là l’indispensable ingrédient qui a tout de même permis, notamment en France, l’émergence d’une certaine culture populaire. Ce qui est devenu si ringard de nos jours, comme tant d’acquis sociaux considérés comme des boulets à la pratique « décomplexée » du culte de la Modernité… Tu parles ! Et au nom de quoi, les ultra-libéralistes aux commandes « désengagent l’État » et vogue la galère du Dieu-Marché, vous savez, le sauveur suprême qui nous guérit de toutes maladies – évidemment, la mort vaut remède radical…

Exemple : la Délégation régionale des affaires culturelles (DRAC), bras armé dans les régions du ministère du même nom, vient de refuser à Charlie Free, pour la énième fois, toute subvention et notamment celle demandée au titre de l’aide à la création (l’association accueille chaque année en résidence des jeunes musiciens en échange d’un concert pendant le festival). Argument comme un aveu : « Étant donné l’enveloppe financière disponible et le nombre de projets déposés, au vu des priorités du ministère, votre demande n’est pas retenue ». Or, la « culture populaire », rappelons-le, fonctionne comme une sorte de mutuelle nationale permettant de « lisser » un tant soit peu les inégalités sociales ; d’où les subventions aux associations, sans lesquelles celles-ci ne pourraient tout bonnement plus exister.

Revenons à la musique – on n’en était pas si loin, s’agissant d’harmonie sociale… Revenons à nos quatre du Rajazz, à propos desquels, dès dimanche, j’échangeais quelques mots un peu pessimistes avec Claude Gravier, le président de Charlie Free :

« Je viens d’écouter le disque “Rajazz”; excellent comme l’a été leur concert d’hier. La question posée, éternelle – enfin jusqu’à présent : comment jouer après Coltrane ? Ils cherchent bien des réponses de leur côté… mais retombent sur le Trane qui, lui aussi, était aller piocher dans le fond des musiques indiennes et aussi dans le bazar mystique, d’où également les allers-retours entre tonal-modal. Des nuances qui comptent, certes, dans l’univers musicologique, mais tout de même peu perçues en dehors. Dans la foulée, je me suis remis une louchée de Trane (celui de la fin, “Transition”, 65) en me disant qu’il avait sans doute mieux que jamais perçu le terrible enjeu de notre monde fini (finissant ?) entre désir d’harmonie et brutalité du chaos moderne.

« Je ne vois rien dans l’art contemporain de plus explicitement politique. On n’est pas tenu de chercher des réponses mystiques comme le Trane. Mais c’est une option (d’ailleurs à l’origine du blues puis du jazz : le désespoir d’ici-bas des nègres esclaves américains déportés face aux espérances de l’au-delà). Une autre relève de la révolte face au chaos d’ici-bas. Ce n’est pas le fort de la musique classique, bien qu’elle s’y soit mise, plutôt par exceptions,  à partir de la révolution industrielle – peut-être avant aussi avec le romantisme, de manière individuelle. La musique contemporaine, oui, a pris le taureau par les cornes en posant la question de la forme en tant que révolution, sans l’exclure de la dimension sociale – sociétale plutôt. Mais la jonction ne s’est tout de même pas produite, tout comme pour le jazz d’ailleurs : même si c’est à un niveau moindre, on reste dans la sphère de musiques érudites. Ce n’est pas, il me semble, dû à la musique elle-même mais plutôt à l’inégalité de sa lutte – et à mon sens foutue – contre le système dominant de la Marchandise avariée. »

A quoi Claude me répondait :

«  Manuel Hermia n’est certes pas le premier à faire le voyage en Inde, mais je trouve ce garçon intéressant : il est imprégné de toutes sortes de musiques et de cultures : indienne bien sûr , mais aussi d’Afrique ou d’Espagne ou d’Amérique latine. Et comme en plus il ne se perd pas dans tout ça, ses compos sont originales et méritent d’être entendues.
Comme  les arrangements me semblent minimalistes, chaque musicien de son quartet est à l’aise dans les espaces … , ce qui a donné un super concert.

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John Tchicaï est aussi chanteur © gp

« Tu as raison, la marchandise avariée prendra toujours le pas sur les musiques que l’on dit vivantes ou actuelles, mais comment lutter contre les moyens de ceux dont les seules ambitions sont de remplir les temps de cerveau disponible ? A notre petit niveau, même si une petite centaine de personnes y trouvent un peu de bonheur, ce n’est déjà pas si mal… John Tchicaï et André Jaume, puis Issam Krimi et sa bande, puis le festival pour continuer à prendre du plaisir … et mort aux cons. »

Nous étions bien en phase.

Là-dessus, on apprenait la mort de Jimmy Giuffre (prononcer guioufri à l’américaine), passerelle entre le style dit West Coast et ce qu’est devenu le jazz actuel, y compris via le free jazz. Arrêtons de faire savant, alors qu’il s’agit d’ouvrir tout grand les portes de l’universelle musique.

En résumé : écouter le Rajazz quartet de Manuel Hermia, CD du même nom avec Erik Vermeulen, piano ; Sam Gerstmans, contrebasse ; Lieven Venken, batterie; visiter aussi www.manuel-hermia.com ; passer par Charlie freewww.charliefree.com et réserver pour les prochains concerts dont celui du samedi 10 mai avec André Jaume, un complice de longue date de Jimmy Giuffre, et John Tchicaï, qui a joué avec John Coltrane, Carla Bley , Albert Ayler, Cécil Taylor, Rosewell Rudd, Archie Shepp – faut-il vous l’emballer ? Puisque vous insistez il y aura aussi Alain Soler, guitare ; Bernard Santacruz, contrebasse ; Marc Mazzillo, batterie – bref un vrai quintet de luxe, tout comme sur la photo prise l’été dernier au festival de La Seyne-sur-Mer.

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Alain Soler, André Jaume, Bernard Santacruz, John Tchicai et Marc Mazzillo © gp

>>> Voir ausss : Jazz. La Seyne, Napoléon, Marmande…

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