Paysages de la Durance. Découvertes et philosophie au ras de l’eau vive et du temps ralenti
Tel Hamlet, l’homme interroge le galet qu’il vient de ramasser. Sa voix, si douce, porte à peine, entre les rafales de l’autoroute et le chuintement continu de la rivière. Pas n’importe laquelle : la Durance. Et nous ne sommes pas n’importe où mais juste là devant Manosque, sous le souffle épique de Giono, à l’écoute du Chant du monde. La rivière, jadis somptueuse et impétueuse à la fois, roule encore ses flots immémoriaux et avec eux, la mémoire de la Terre et de l’univers.
Bernardo Secchi, architecte urbaniste milanais, fait cercle autour de lui, une trentaine d’ombres et de visages fondus dans la nuit, veillés par des guirlandes de lampions, les uns assis sur des coussins, les autres à même la calade sauvage, parfois enveloppés dans une couverture. Entre le naissant quartier de lune et Uranus, la voûte céleste – c’est bien le mot. Et, ici-bas, au ras des flots incessants, cet étrange cénacle à l’allure de secte. Ni gourou ni adorateurs, que nenni ! mais une admirable rencontre entre des étudiants et leurs enseignants. C’était lundi soir, un 14 septembre en Haute-Provence, jour de rentrée universitaire…
École nationale supérieure du paysage – oui, ça existe (la preuve) ancrée à Marseille et… à Versailles (ou l’inverse plutôt). La Région Paca l’a missionnée pour questionner la Durance et son bassin, donc pour interroger l’avenir de ce qui s’appelle un « grand territoire ». Grand à plein de sens : relativement à l’espace parcouru au long de ses plus de 300 kilomètres, entre le sommet des Anges, dans les Alpes, et le Rhône, au sud d’Avignon. On ne le dirait pas, à voir son ardeur, mais ses géo-historiens lui donnent dans les 12 millions d’années. D’où cette grandeur absolue, pour en avoir tant vu de toute sa vie de rivière, sous les yeux de tous les Jean Giono de cette terre, pour avoir tant charrié de roches et de pierres, telle un Sisyphe descendant – cette fois – sans cesse de sa montagne. Et aussi d’avoir tant chamboulé les paysages et, avec eux, la vie des humains – la dure vie des hommes à la vie dure. Dure Durance au nom plein de poésie – Durença en provençal – et de drames mêlés, sous la fougue de ses débordements torrentiels.
Mais aujourd’hui, cette vieille divinité terrienne, a été domptée, matée comme une bête sauvage et mauvaise. Électricité de France, Canal de Provence lui ont mis le grappin dessus, la garce, et l’ont fait tapiner au nom des rendements agricoles et de l’économie avide. La voici hérissée de barrages, de tunnels et autres gaines moulantes – canalisée donc, sauf en ses quelques permissions de sortie sauvage où elle s’écoule dans un lit défait, en des plis incertains – limons, graviers et gravières ; emprises agricoles et même industrielles.
École du paysage donc. N’est-ce pas formidable, vraiment, que cela existe ? Et qu’une dizaine d’étudiants (trop peu dira-t-on) aient ainsi été dépêchés en aventure : cinq jours à pied et sac à dos, à arpenter le lit de la si vieille rivière provençale, à confronter leurs savoirs de faculté à la connaissance du territoire. Les livres et la vie, deux faces d’un même univers tournant autour d’un axe dénommé « Pourquoi ? ». « Walk on the river, retrouver la rivière Durance », tel est l’intitulé, bilingue, de leur expédition partie de Saint-Paul-lez-Durance, près de Cadarache, pour atteindre les environs de Sisteron. Ici, on ne parle pas en kilomètres mais en jours de marche, comme du temps lointain d'Hérodote.
Ce lundi était leur premier jour, avec point de rendez-vous à hauteur de Manosque, là où les attendait donc un aréopage d’une bonne poignée de curieux attentifs, sinon envieux, venus savourer leurs premières impressions. On les a ainsi vu apparaître au couchant dans l’horizon lointain et les ombres allongées. Mais le buffet réparateur et triomphal avait été dressé sur la rive droite et eux cheminaient sur la gauche, à devoir trouver le passage à gué sans trop se tremper. Quelques verres de vin plus loin, la sérieuse veillée pouvait commencer…
« Racontez-nous cette partie de territoire. Ne dites pas que le paysage était “ très beau ”, mais essayez de dire pourquoi il est beau, ce qu’il y a de beau ? » Bernardo Secchi engage l’échange. L’une relève la paradoxale sécheresse observée… L’autre s’étonne du contraste entre l’aspect sauvage s’opposant brusquement à la « civilisation » – carrières, autoroute, bruits inattendus… Une vision de « coulisse »… Étonnement aussi d’un monde insoupçonné, de l’isolement au moins visuel du reste du monde – « L’impression que nous étions les derniers hommes sur Terre… » –, de la découverte de la lenteur du déplacement et de la sensation de grande liberté, de la complexité sous l’apparente simplicité…
C’est là où nous avions laissé le professeur-architecte, prenant la hauteur du sage réfléchissant à voix presque basse sur les notions de durée et de temps, tandis que nous calons nos fesses sur les fossiles caillouteux du temps géologique profond. « Il y a deux imaginaires décrits et peut-être avons-nous aujourd’hui perdu celui de la dimension du temps lent et de notre rapport avec le terrain. » Il questionne son galet : « Je le regarde, l’interroge…, son histoire, sa forme, sa couleur, lui qui vient des montagnes, qui nous conte des histoires d’espace et de temps… » Regards attentifs, écoute concentrée. Et la rivière qui coule, qui coule.
Paola Vigano est aussi architecte-urbaniste dans le même studio milanais que son collègue. Elle souligne dans cette expérience ce qu’elle appelle « la grande échelle » par laquelle se trouve reliés le caillou charrié par la rivière et la montagne d’où il provient, et qui l’a apporté jusqu’au pied de l’autoroute… "Vous touchez ces deux aspects".
Paysagiste également engagé dans l’étude commandée par la Région, Bertrand Folléa se plaît à évoquer la « personnalité d’un territoire », à la fois unique et divers, donc complexe – comme une personne. Ici, c’est l’eau qui détermine tout. « Aujourd’hui, elle n’est plus qu’une part infime : un quarantième seulement de ce qu’elle représentait il y a cinquante ans ! Tout le reste a été détourné. Giono a dit au lendemain du barrage sur la Durance, ” la Durance est morte “. C’est un grand débat encore aujourd’hui. Quelle part d’eau va-t-on ou non redonner à la rivière ? De même pour les galets : en quarante ans, on a prélevé l’équivalent de 200 ans de “livraison” de cailloux apportée par la Durance. C’est une histoire qui s’est brusquement accélérée alors qu’on a apprivoisé la Durance durant 800 ans, à partir de la construction du premier canal Saint-Julien, vers Cavaillon, en 1171… C’était alors un torrent violent, considéré comme méchant car il prenait la terre que par ailleurs il fertilisait avec ses limons ».
Le temps, la nuit et sa fraîcheur appelaient trop tôt au retour, sauf pour la dizaine d’heureux bivouaqueurs promis à quatre journées de nouvelles découvertes entre carte des savoirs et territoire de la connaissance, un parcours de rêve éveillé vers la riche complexité d’une rivière.
Cette Durance en a tant vu…. Et comme si l’homme ne lui avait pas encore infligé assez de sévices, voilà que filant vers le sud par l’autoroute… et tournant le dos à la leçon de philosophie au ras de l’eau vive et du temps ralenti, voilà que le chantier d’Iter, nous promettant les étoiles, s’attaque à son tour aux flancs de la montagne, là où le défilé de Canteperdrix étreint la si vieille et belle Durança.
Texte et photos Gérard Ponthieu
Je ne peux pas entendre parler de la Durance sans avoir une pensée émue pour Michèle Bernard – une auteure-compositrice-interprète qui m’enthousiasmait dans les années 70 (sa chanson « Les petits cailloux »… au fond de la Durance…). J’en ai récemment eu la nostalgie et, d’un coup de Google, j’ai découvert avec une immense plaisir qu’elle était toujours bien vivante et semblait faire de fort belles choses. Elle semble établie à Valence.
Elle habite en fait à à Saint-Julien-Molin-Molette. Un nom marrant qui lui va bien. Elle tourne pas mal et sort régulièrement des CD. Ses premiers vinyls ont été réédités avec effectivement « Les Petits cailloux », « Petit Bout de Femme » aussi qui était pas mal diffusé à l’époque.
Je l’ai retrouvée avec « Quand vous me rendrez visite », un album extraordinaire avec des adaptations de Cadou, Neruda et de très beaux textes d’elle, bien sûr.
Mais on papote, on papote…tout ça c’est hors sujet. Pardon M’sieur GP.
L’école du Paysage est installée dans les locaux du potager du roi à Versailles. Ca vaut le détour. Des projets paysagers à une telle échelle c’est impressionnant.
En plus, les étudiants ont (ou avaient, je ne sais pas s’il le font encore) un petit lopin où chacun réalise le jardin de ses rêves. C’est très bien et quand ça défleurit, on peut leur piquer des graines. J’ai quelques plantes qui viennent là bas dans mon jardin…le roi n’est pas mon cousin !
C’est le moment de ressortir « La vie d’un ruisseau » du géographe anar Élisée Reclus. Super article !
Anar, oui ! mais (pourquoi « mais », plutôt « aussi ») Elisée Reclus était de ces géographes marcheurs, sensibles sans oublier la géopolitique… N’oublions pas julien Gracq ! Elisée Reclus était très attaché à la vulgarisation, à laquelle se rattachent « histoire d’un ruisseau » et « histoire d’une montagne » réédités chez Babel. Plusieurs textes de Joël Cornuault à propos de l’oeuvre de Reclus dont « Elisée Reclus, six études en géographie sensible » .
Oui, Julien Gracq et la Loire. Et tant d’autres ! Je pense aussi à l’écrivain roumain (de langue française) Panaït Istrati tellement inspiré (aspiré) par le Danube et son delta (il était natif de Braïla). Merci pour les précisions sur les rééditions de Reclus.
Elisée Reclus (1830 – 1906), fils de pasteur dissident (bien sûr !) à Sainte-foy-la-Grande. et frère d’un médecin bordelais, lui aussi anar, pratiquant la vasectomie comme moyen de contraception sur des hommes volontaires par « féminisme ». L’opus magnum de cet auteur prolifique est sa « Nouvelle Géographie universelle » : « La Terre et les Hommes », vol. 19 + 1, Paris, Hachette et Cie, 1876 – 1894, 17 016 p.!), et aussi de » L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique ». Sa curiosité de géographe le conduisit à New Orleans : “Fragment of A Voyage to New Orleans » (1855) dans le chaudron de laquelle mijotaient les prodromes du jazz (Buddy Bolden nait en 1877). Strict végétarien, il n’y aura pas goûté la jambalaya ! Son frère Elie, Franc-maçon (dissident, évidemment), fut directeur de la Bibliothèque nationale sous la Commune de Paris. Échappé à la répression versaillaise et condamné par contumace. Anthropologue, Élie publie de très nombreux articles, dont « La circoncision, sa signification, ses origines et quelques rites analogues » (Revue internationale des sciences (1879, Paris). Une famille remarquable, bien documentée dans Wikipédia.
Merci pour tes apports JF ! Le jeu des hasards – en fait une manipulation technique inopinée – a renvoyé cet article ancien dans l’actualité du blog… Il se trouve en plus que, ces temps-ci, il m’arrive de longer la Durance en remontant vers les Alpes. Je ne m’en lasse jamais. Ainsi, par exemple, quand je franchis le défilé de Canteperdrix et sa falaise de calcaire ocre, là où les flots ont dû batailler sec pour se frayer un passage… Je vois aussi, pour l’occasion, ces évocations d’Élisée Reclus : Histoire d’un ruisseau, Histoire d’une montagne, et sa Géographie universelle, dont un bouquiniste d’Aix (disparu depuis) possédait une édition originale, cinq ou six gros volumes, magnifiques. Mais à plus de 1000 euros…
Histoire, et non vie, d’un ruisseau (1869).
La Durance ne serait donc pas un long fleuve tranquille, mais plutôt, comme ce récit fleuve d” une aventure dont on espère la suite…
Bravo pour ce reportage, ces photos, qui disent si bien cette soirée.
Les marcheurs finiront leur périple vendredi17 septembre à Ventavon sur le site de l’ancienne centrale électrique… d’avant EDF !! Il retrouveront là plusieurs artistes qui présenteront leurs travaux. Vous êtes tous bien venus !
http://www.walkontheriver.com
Sur le site vous trouverez aussi les échos sonores de la soirée si bien évoquée içi.
… » La Région Paca l’a missionnée pour questionner la Durance et son bassin, donc pour interroger l’avenir de ce qui s’appelle un « grand territoire ». « …
J’avoue n’avoir point saisi les fonds et buts de l’histoire.