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Côte d’ivoire. Les « processus de paix » face aux risques élevés d’un pays coupé en deux

Entretien avec Bernard Nantet, africaniste, auteur entre autres de Dictionnaire de l’Afrique (Larousse) et Chronologie de l’Afrique (éd. TSH)

Les événements de Côte d’ivoire peuvent être difficiles à comprendre, précisément parce qu’ils sont traités de manière événementielle. La presse de consommation courante – comme on le disait de la piquette – ignore la complexité, tend à généraliser autant qu’à clichetonner. Pour des tas de raisons, c’est encore plus vrai pour l’Afrique, ainsi qu’un certain discours dakarois et présidentiel l’a montré jadis de façon déplorable. Bref, dans un blog non obnubilé par le temps, la longueur et le « client », on pouvait essayer de démêler l’écheveau ivoirien. C’est ce que fait ci-dessous Bernard Nantet, mon pote et compère africaniste avec qui j’ai si souvent voyagé en Afrique, et en particulier en Côte d’ivoire.

• À quoi tient, selon toi, le fameux clivage nord-sud ivoirien ?

– Bernard Nantet. Ça se passe à plusieurs niveaux. C’est d’abord un clivage économique, donc social forcément. Dans le sud, les gens sont beaucoup plus riches, c’est la région du cacao et du café, l’un et l’autre très appréciés sur le marché mondial. Alors que dans le nord c’est du coton et de l’arachide, qui poussent beaucoup plus difficilement parce que c’est un pays de savane. Clivage aussi du fait que le nord est plus musulman et le sud plutôt chrétien et animiste ; mais au nord comme au sud on continue à pratiquer les religions traditionnelles. Donc on n’a pas affaire à de l’islam « pur » ni à du christianisme « pur ». En quoi il faut aussi éviter d’opposer trop l’un à l’autre. Le clivage social tient à la fois de la plus grande pauvreté du nord, mais aussi au fait que le sud a besoin des bras du nord du pays et des pays voisins pour travailler le cacao et le café de manière saisonnière.2Cte_dIvoire

• Oui, des travailleurs venant du nord du pays mais aussi des travailleurs migrants, venus du Burkina Faso notamment…

– …Oui. Et du Mali également. Il s’agit de pays de la savane, beaucoup plus soumise aux aléas de la sécheresse, déjà que la saison sèche y dure parfois six mois et plus ! D’où ces migrations vers le sud. C’est pour cette raison que les colons avaient créé la grande voie de chemin de fer Abidjan-Ouagadougou et ainsi faire venir les travailleurs saisonniers par un aller-retour nord sud d’à peu près six mois.

• Cette voie ferrée permettait aussi de relier le Burkina Faso à l’océan.

– Certes, mais c’était d’abord pour faire venir la main-d’œuvre. Faire venir les travailleurs et les renvoyer tout aussi vite dès que la saison tirait à sa fin. D’autant qu’à l’époque les transports routiers ne fonctionnaient pas.

• Je reviens un peu en arrière à propos des données religieuses dont tu as bien montré la nécessité d’en relativiser l’importance. Cependant, tiennent-elles quand même une place dans le conflit actuel ?

– Je ne crois pas. On ne peut pas dire que la religion compte en quoi que ce soit dans la situation actuelle – je parle des pratiques religieuses envers lesquelles les Africains sont très tolérants. Même si ça divise les populations selon leurs manières de vivre. Par exemple, les musulmans ont tendance à vouloir manger du riz, à la différence des paysans du nord qui eux consomment du mil qu’ils cultivent et qui coûte moins cher – c’est une céréale des campagnes. On mange du riz quand on est en ville et qu’on a du travail pour s’en procurer car il est plus cher que le mil, c’est une question de modernité. Les différences sont donc plus marquées sur les genres de vie que sur les pratiques religieuses à proprement parler. Je parle des habitants du nord de l’Afrique occidentale pas complètement islamisés, à la différence des habitants des zones forestières qui ont plus tendance à manger du manioc, des patates douces, des ignames et du maïs – même s’il mangent aussi du riz, bien sûr ! Donc, ne pas trop se fixer sur la religion, même si elle tend à prendre de plus en plus d’importance avec l’islamisation croissante de l’Afrique.

• Et l’évangélisation aussi…

– Ça ne joue que sur une frange assez mince, urbaine, bien moindre que l’islamisation. Il ne faut pas oublier qu’au début de la colonisation, les Ivoiriens du sud avaient été convertis au christianisme pour évoluer ensuite vers le protestantisme et vers un syncrétisme entre le christianisme et la religion traditionnelle. Lors de grandes grèves du début de la colonisation, les travailleurs s’appuyaient sur ce syncrétisme avec églises indépendantes et pasteurs « prophètes » pour s’opposer aux nouvelles cultures imposées par le colonisateur. L’évangélisme de Simone Gbagbo renoue en quelque sorte avec ce syncrétisme prophétique.

Laurent Gbagbo (DR)
Alassane Ouattara (DR)

 

 

 

 

 

 

• Justement, du point de vue de l’histoire et à propos de la colonisation, quelle place a-t-elle encore pu tenir dans les conflits actuels ?

– Peu de place dans le conflit lui-même, je crois. Parce que sous Gbagbo, Bolloré comme les autres grandes compagnies françaises étaient très bien vues. Tout a commencé à la fin des années 80 lors de la crise économique qui a frappé la Côte d’ivoire du fait de la chute des prix du cacao et du café. C’est à ce moment-là qu’Houphouët-Boigny a fait appel à l’économiste Alassane Ouattara pour, comme on dit si bien, remettre de l’ordre dans l’économie ivoirienne – ce qui voulait dire tailler dans le secteur public. Ouattara fut ministre de l’économie de 90 à 93, c'est-à-dire jusqu’à la mort d’Houphouët, et durant la période où il était déjà très malade. Autant dire que c’est Ouattara qui faisait alors la politique économique de la Côte d’ivoire. Il a vraiment sabré dans le secteur public, privatisant à mort. Surtout, il a supprimé la Caisse de compensation économique créée dans les années 60, à l’époque du « miracle ivoirien ». Cette caisse permettait de lisser les écarts de rendements agricoles d’une année sur l’autre ; quand l’année était bonne, on faisait des provisions qui permettaient de payer les petits planteurs en cas de mévente. Il ne faut pas oublier qu’Houphouët-Boigny a fait toute sa carrière politique, dès avant l’indépendance, en tant que syndicaliste agricole – Sékou Touré, lui, président de la Guinée, était un syndicaliste des dockers, c’était très différent ! Houphouët-Boigny est un syndicaliste des petits planteurs contre les gros. C’est ainsi qu’il est devenu président de la Côte d’ivoire à l’indépendance.

• C’est aussi lui qui a mis en avant la « Françafrique » tout en imposant un  pouvoir dictatorial dont certains sont restés nostalgiques…

– La Françafrique est un concept élaboré par Houphouët-Boigny qui voulait montrer la proximité de l’Afrique francophone avec la France – pas seulement les hommes politiques, mais aussi les élites, les intellectuels et les Africains francophones en général. À la mort d’Houphouët-Boigny en 93, c’est un Baoulé comme lui, Konan Bédié, alors président de l’Assemblée nationale, qui est devenu président de manière constitutionnelle. En 1995, il est élu avec 96% des suffrages… avant d’être renversé en 99 par Robert Guéï lors d'un coup d'État militaire. Aux élections d'octobre 2000, Guéï est battu, mais refuse de reconnaître le résultat. Des manifestations feront alors environ 300 morts. Guéï sera tué en 2002 lors du putsch organisé par les opposants du nord.

C’est à cette époque que Bédié a lancé le thème de l’« ivoirité », contre lequel Gbagbo s’était d’ailleurs élevé en tant que socialiste. Thème qu’il ne reprendra pas vraiment à son compte, même si ça a été beaucoup dit. Bref, il est devenu président en 2000 face à Guéï et Ouattara [Ndlr : comme nous l'a fait justement remarquer un commentateur, voir ci-dessous, Ouattara n'avait pas été candidat en 2000, pour cause de non "ivoirité"] et en 2002, donc, les putschistes du nord exigent que Ouattara devienne président. Le pays va se trouver coupé en deux moitiés nord et sud. Puis il y aura les « accords de Marcoussis » et les bombardements de Bouaké qui causeront 9 morts et une cinquantaine de blessés chez les militaires français, sans qu’on ait jamais bien su qui les avait ordonnés. La réplique des Français a ensuite déclenché de violentes émeutes anti-françaises.

• Après quoi les élections furent reportées à plusieurs reprises, finalement jusqu’en 2010, avec les conséquences que l’on sait.

– Chacun des camps a accusé l’autre d’avoir trafiqué bulletins et résultats. Le problème électoral au sens strict c’est que tous les bureaux de vote n’étaient pas vraiment contrôlés, en particulier ceux du nord, beaucoup plus clairsemés qu’au sud. Gbagbo n’a pas accepté le verdict de Ouattara et réciproquement. Mais comme Ouattara était un ancien haut fonctionnaire du Fonds monétaire international, il était considéré comme celui qui allait remettre la Côte d’ivoire sur pied – sinon l’Afrique de l’ouest et l’Afrique toute entière – c’est donc lui que la « communauté internationale » a choisi. Ainsi on avait d’un côté ce fils de marchand, libéral tendance néo ou ultra, ancien gouverneur de la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO) de 1988 à 1990 ; et de l’autre un professeur d’histoire qui a passé sa thèse sur le marxisme à Paris… Ils ne sont guère compatibles pour gouverner ensemble… D’autant qu’en 1992, Gbagbo et sa femme avait été jetés en prison par Ouattara, pendant plus d’un an !

• Pourquoi finalement n’y a-t-il pas eu recompte des bulletins ?

– Est-ce qu’on aurait pu les recompter, et dans quelles conditions à nouveau ? Et Gbagbo n’était pas non plus des plus propres tant en ce qui concerne les droits de l’homme, la disparition du journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer* ; l'assassinat de Jean Hélène*, de Radio France internationale ; les exactions de son mouvement des « Jeunes patriotes », etc. Peut-être aurait-il fallu un intérim avec Konan Bédié pendant un ou deux ans, le temps que les choses se calment… Personne ne l’aurait vraiment souhaité, ni les antagonistes, ni la « communauté internationale » qui misait tant sur Ouattara. Quant à Gbagbo, la presse occidentale l'avait en quelque sorte "dans le nez" à cause des assassinats de Kieffer et Hélène.  C’est un fait que la Côte d’ivoire se trouve maintenant vraiment coupée en deux. Je ne vois pas comment les choses pourraient s’arranger.

• Surtout avec un déséquilibre lié au fait que la capitale économique, Abidjan, est plus fortement gbagboïste.

– Oui, et le sud plus généralement. Et quand les habitants du nord vont arriver dans le sud pour s’y installer, comment cela va-t-il se passer, y compris chez les Baoulé de Konan Bédié ? Et tous les Akan du centre et du sud-est, dont font partie les Baoulé (comme les Ashanti du Ghana), comment vont-ils aussi réagir ? Le clivage va-t-il s’accentuer ? Comment faire pour que ce qu’on appelle toujours pudiquement les « processus de paix »  ne continuent pas à cacher de vrais conflits ? Qu’en sera-t-il de la commission « vérité et réconciliation » proposée par Ouattara selon le modèle d’Afrique du Sud, on peut essayer, pourquoi pas ? Il ne faut pas oublier que Gbagbo et Ouattara se sont retrouvés ensemble en 1995 dans un même bloc pour s’opposer aux élections organisées par Konan Bédié, estimées non démocratiques. Mais il s’est passé tant de choses entre-temps…

* Taper "Kieffer" et "Jean Hélène" dans la case Rechercher, colonne de droite.

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7 réflexions sur “Côte d’ivoire. Les « processus de paix » face aux risques élevés d’un pays coupé en deux

  • Si mes sou­ve­nirs sont bons…

    En 2000, les élec­tions pré­si­den­tielles de Côte d’Ivoire ont été gagnées par Gbagbo devant le géné­ral Gueï et quelques autres petits can­di­dats, Ouattara n’y par­ti­ci­pait pas (pour cause d’i­voi­ri­té ?) et son par­ti le RDR avait appe­lé à ne pas voter. Gabagbo avait obte­nu 60 % mais seule­ment 1/​3 des élec­teurs avaient voté.

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  • vincent

    Très inter­es­sant !
    Les déboires des élec­tions en Côte d’Ivoire, dont le pré­sident vient d’être dési­gné par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale bien plus que par la popu­la­tion, pose la ques­tion plus géné­rale de la démo­cra­tie en Afrique. Pour Eric de Rosny, l’é­chec du modèle d’Etat répu­bli­cain et la per­sis­tance d’une pau­vre­té mas­sive entrai­ne­raint une résur­gence des grands res­sorts des anciennes socié­tés afri­caines d’a­vant la colo­ni­sa­tion. Il remarque que depuis 2001, neuf pays afri­cains ont fait sau­ter le ver­rou de la limi­ta­tion des man­dats pré­si­den­tiels : Guinée, Tunisie, Togo, Gabon, Tchad, Ouganda, Cameroun, Algérie, Djibouti… Perso, je me demande pour­quoi le modèle occi­den­tal devrait obli­ga­toi­re­ment être aus­si celui des socié­tés non-occidentales…

    Cf : revue « Etudes » 4/​11, « Transes au lycée en Afrique Centrale. Quand la tra­di­tion refait sur­face. » par Eric de Rosny.

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  • Dominique Dréan

    J’ai pas­sé quelques années en Côte d’Ivoire et je confirme qu’on peut séjour­ner au sud ou au nord sans avoir le sen­ti­ment de chan­ger de pays, à part les condi­tions cli­ma­tiques bien sûr. Pas de pres­sion reli­gieuse spé­ci­fique, jus­qu’aux habi­tudes ali­men­taires qui sont assez sem­blables fina­le­ment. L’économie ? Bien sûr, mais je ne suis pas sûr qu’un pay­san Sénoufo ait grand chose à envier à tout le petit peuple atti­ré par le mirage de la capi­tale dans les quar­tiers péri­phé­riques d’Abidjan.
    Même la dis­pa­ri­té des langues ne suit pas une fron­tière nord-sud. C’est beau­coup plus mor­ce­lé mais le Dioula, langue tra­di­tion­nelle des com­mer­çants, et le Français (langue d’autres com­mer­çants!) passent à peu près partout.
    C’est donc une très bonne chose de rela­ti­vi­ser : cette ligne entre « le sud » et le « pays nor­dique » n’est fina­le­ment qu’une ligne de front et pas du tout une fron­tière naturelle.
    Par contre, il reste une incon­nue énorme, c’est le poids de la ran­cune après cette guerre civile. J’ai vu, jadis, la rue s’en­flam­mer sur une vague rumeur et toute une frac­tion de la popu­la­tion tra­quée par une autre. A l’é­poque, cela sa fai­sait sans moyens ; aujourd’­hui, avec toutes les armes qui doivent trai­ner et toute la haine accu­mu­lée, cela peut sans doute aller très loin et durer très longtemps.
    Bon cou­rage la Côte d’Ivoire !

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  • Laurence Morant

    Merci pour ces éclair­cis­se­ments bien néces­saires ! On ne sent ain­si moins embar­qués dans les oppo­si­tions sim­pli­fi­ca­trices, binaires.

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  • Gérard Ponthieu

    Mais c’est bien sûr ! Merci pour la vigi­lance. Précisions de Bernard Nantet :
    Ouat­tara avait en effet été écar­té selon le cri­tère d” « ivoi­rité ». Laquelle « ivoi­rité » (qu’on ne sau­rait confondre avec la « pré­fé­rence natio­nale » de Le Pen) tient son ori­gine dans les nom­breuses double natio­na­li­tés — avec le droit de vote sur­tout — accor­dées depuis l’indépendance aux habi­tants de l’ancienne Haute-​Volta en échange de leur vote en faveur du PDCI, le par­ti d’Houphouët, suite à un accord à l’africaine entre Hou­phouët, chef tra­di­tion­nel baou­lé et le Morho Naba de Ouga­dou­gou, chef tra­di­tion­nel des Mossi dont beau­coup allaient pas­ser plu­sieurs mois de l’année en zone fores­tière ivoi­rienne pour tra­vailler dans les plan­ta­tions de Cacao et de café. Depuis, cer­tains se sont ins­tal­lés, ont acquis des terres au grand dam des Bété et autres Guéré ou Baoulé. Pour ces peuples de la zone fores­tière, chris­tia­ni­sés avec un fond ani­miste très fort, les Sahé­liens isla­mi­sés (Bur­ki­na­bés, Maliens par­lant tous le diou­la (dyu­la) comme langue véhi­cu­laire com­mune), n’ont pas les mêmes ancêtres qu’eux. Et quand on sait que le culte des ancêtres est l’un des prin­ci­paux piliers de l’animisme ! Dans le cas d’un enra­ci­ne­ment des nou­veaux arri­vants, on peut ima­gi­ner les étincelles.

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  • « Perso, je me demande pour­quoi le modèle occi­den­tal devrait obli­ga­toi­re­ment être aus­si celui des socié­tés non-​oc­ci­den­tales… » (Vincent)

    Perso, moi aussi !

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    • Gérard Ponthieu

      Ouvrons un club, y aura du monde ! Perso itou, je vois une expli­ca­tion pos­sible, pro­bable même, dans la domi­na­tion média­tique – idéo­lo­gi­co-éco­no­mique – du Nord, sa vision très eth­no­cen­trique du monde dont ne sont per­çues d’a­bord que les richesses de pré­da­tion. L’expression « tiers-monde » le sou­ligne assez, tan­dis que la mon­dia­li­sa­tion en masque, dif­fi­ci­le­ment, la rapa­ci­té. C’est fla­grant en Afrique, plus encore qu’ailleurs. Et ce n’est pas prendre par­ti pour un Gbagbo que de sou­li­gner l’empressement de la fameuse « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » à pré­fé­rer un Ouattara. L’expression même de « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » vaut son pesant de pro­pa­gande capi­ta­liste ; elle est tota­le­ment inté­grée au lan­gage des médias dominants.

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