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La défaite Charlie, par André Gunthert

Aussi intéressant que sujet à polémique, le texte qui suit, à rebrousse-poil des premiers élans, ne manque pas de questionner, sinon de déranger. En particulier par son pessimisme dont chacun appréciera la distance – ou proximité – avec sa propre perception de la réalité surgie des tragiques événements de la semaine dernière.

[dropcap]Plus[/dropcap] importante mobilisation en France depuis la Libération, la marche de dimanche a-t-elle été l’«élan magnifique» d’un peuple qui redresse la tête face à la barbarie? Je voudrais le croire. Mais l’extrême confusion qui caractérise la lecture “républicaine” de l’affaire Charlie ne fait qu’accroitre ma tristesse et mon inquiétude. Je peux me tromper, mais mon sentiment est que cette apparente victoire est la signature la plus certaine de notre défaite.

Mercredi 7 janvier, j’apprends la tuerie à la rédaction de Charlie, en plein Paris. On annonce 11 morts. L’instant de sidération passé, mon cerveau associe de lui-même le souvenir de l’affaire des caricatures de Mahomet à l’attentat. Puis j’entends à la radio l’énoncé des quatre noms des dessinateurs: Cabu, Wolinski, Charb, Tignous. La tristesse et la colère m’envahissent, car je connais ces noms, je vois leurs dessins. Les victimes ne sont pas des anonymes, mais des personnalités sympathiques, bien connues du grand public, pour deux d’entre eux, depuis les années 1960.

Quatre noms qui changent tout. Je suis malheureusement incapable de me rappeler le nom des victimes anonymes de la prise d’otages de Vincennes, pourtant plus récente. L’attentat à Charlie-Hebdo est la marque d’un changement de stratégie redoutable des djihadistes. Malgré l’horreur des tueries perpétrées par Mohammed Merah (7 morts, mars 2012) ou Mehdi Nemmouche (4 morts, mai 2014), ces attentats ont été rangés dans la longue liste des crimes terroristes, sans provoquer une émotion comparable à celle d’aujourd’hui.

Depuis les réactions suscitées l’été dernier par l’exécution de James Foley, les journalistes sont devenus des cibles de choix des djihadistes. Au choix de la lisibilité symbolique des attentats, très apparent depuis le 11 septembre, se superpose une nouvelle option qui consiste à viser délibérément la presse, pour augmenter l’impact des attentats. Selon cette grille très mac-luhanienne où le média se confond avec le message, le réflexe naturel des collègues et amis des victimes étant d’accorder plus d’importance à l’événement que lorsqu’il s’agit d’anonymes, l’amplification médiatique est bien supérieure lorsque des journalistes sont touchés.

L’efficacité de cette stratégie a reçu sa confirmation le 11 janvier. Si 4 millions de Français sont descendus dans la rue, c’est à cause de la lisibilité d’un attentat visant la presse, institution phare de la démocratie, et à cause de l’énorme émotion suscitée par le meurtre de personnalités connues et aimées.

«Je suis Charlie» est la marque d’une identification d’une large part du grand public aux victimes. Il fallait, pour atteindre ce degré d’empathie, un capital de notoriété et d’affection qui ne pouvait être réuni que par les dessinateurs d’un journal satirique potache et non-violent.

Les effets de ce piège sont catastrophiques. Alors même que la société française glisse peu à peu dans l’anomie caractéristique des fins de système, exactement comme le 11 septembre a galvanisé la nation américaine, le «pays de Voltaire» ne retrouve le sens de la communauté que face à l’adversité terroriste. Comme l’écrit Daniel Schneidermann: «Elle flageolait, la France. On ne savait plus très bien pourquoi continuer à l’aimer. Depuis avant-hier, il me semble qu’on commence à re-comprendre ce qu’on a à défendre».

On ne sait pas ce qu’on a à faire ensemble, mais on sait contre qui. Le précédent rassemblement d’ampleur comparable, celui du 1er mai 2002 contre Jean-Marie Le Pen, réalisait lui aussi l’«union sacrée» contre un ennemi de la République, réunissant plus de personnes qu’aucune autre cause.

Nul hasard à ce qu’on retrouve aujourd’hui la même image à la Une des journaux, celle d’un pompiérisme exalté, qui s’appuie sur l’allégorie d’institutions pétrifiées dans un geste immobile. Soudée par la peur, le deuil et la colère, la communauté qui fait bloc contre l’ennemi est profondément régressive. Elle se berce de symboles pour faire mine de retrouver une histoire à laquelle elle a cessé depuis longtemps de croire. Dès le lendemain du 11 janvier, on a pu constater que cette mythographie républicaine signifiait d’abord le retour aux fondamentaux: retour de l’autorité,triomphe de la répression, dithyrambes des éditorialistes – jusqu’aux pitreries de Sarkozy, pas un clou n’a manqué au cercueil de l’intelligence.

Mais le pire est encore à venir. Car malgré les appels des modérés à éviter les amalgames, c’est bien la droite toute entière, calée sur les starting-blocks de l’islamophobie, qui s’est engouffrée sur le boulevard de la “guerre des civilisations” et la dénonciation de l’ennemi intérieur. Inutile d’essayer de rappeler que le djihadisme représente aussi peu l’islam que le Front national la France éternelle, la grille de lecture identitaire, celle-là même à laquelle cédaient les caricatures de Charlie, qui peignaient le terrorisme sous les couleurs de la religion, est trop simple pour manquer de convaincre les imbéciles.

Les terroristes ont-ils GAGNÉ ? Si l’on parcourt la liste des motifs qui alimentent la radicalisation, dressée par Dominique Boullier, qui rejoint celle des maux de notre société, on se rend compte que rien d’essentiel ne changera, et que rien ne peut nous protéger de crimes qui résultent de nos erreurs et de nos confusions. Comme celui de la société américaine après le 11 septembre, c’est un sombre horizon que dessine l’après-Charlie. Passé le moment de communion, aucun élément concret ne permet pour l’instant de croire que ce ne sont pas les plus mauvais choix qui seront retenus.

André Gunthertchercheur en histoire culturelle et études visuelles (EHESS)

(Article paru dans L'image sociale -13 janvier 2015 )

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9 réflexions sur “La défaite Charlie, par André Gunthert

  • Pierre

    « Passé le moment de com­mu­nion, aucun élé­ment concret ne per­met pour l’instant de croire que ce ne sont pas les plus mau­vais choix (…ni les meilleurs …) qui seront rete­nus ». Bref : on n’en sait pas plus.

    Pour contre­ba­lan­cer le pes­si­misme d’André Gun­thert, avan­çons quand même que le fait que l’u­ni­té natio­nale du 11 jan­vier se fen­dille peut être un bien­fait bien plus qu’un fac­teur attris­tant car ça vou­drait dire qu’on peut main­te­nant réflé­chir et débattre, chose impos­sible quand tout le monde est d’ac­cord, dans la com­mu­nion de l’émotion.

    Ceci dit, le blues de Gun­thert me fait pen­ser à une cita­tion de Charb qui (à la dif­fé­rence de la prose de Gunther) n’ar­rête pas de me faire mar­rer : « Le pro­blème n’est pas que les meilleures choses ont une fin mais que les pires ont un début ».

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  • Il faut reve­nir à la guerre des classes, biai­sée et chas­sée par cette « guerre » de reli­gion. Le fond du pro­blème est l’ex­ploi­ta­tion du tra­vail dont le résul­tat pro­vient de gens irres­pon­sa­bi­li­sés par un « pseu­do-contrat » social (la fiche de paye) sur ce qu’ils pro­duisent, le VRAI, désap­pro­prié par des irres­pon­sables sociaux qui leur font faire du faux pour­ris­sant la planète.

    La guerre des classeS (et non plus celle, unique, que les « bour­geois » mène contre nous) pour retrou­ver la vie, redon­ner nais­sance à la vie loin de cette mort du temps, le sala­riat, le temps trans­for­mé en valeurS.

    Ce gna­gnan gâteux de nos médias qui nous aspergent des néces­si­tés du gou­ver­ne­ment, cou­coune les pen­sées dans un douillet brouillard anes­thé­siant la révolte pos­sible. À chaque fois qu’il y a une grève sau­vage, c’est le pro­lé­ta­riat qui se prend en main, veut chan­ger, lui, ses condi­tions d’exis­tence, c’est à dire : le monde. 

    Cessons de tra­vailler ! Vive le sau­vage de la grève ! Allons enfants de l’apatrie !

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    • Si guerre il y a, c’en a tout l’air, je pense qu’il nous faut la consi­dé­rer sous ses mul­tiples fronts, que les théo­ri­ciens du XIXe s. n’a­vaient pu entre­voir. La fameuse lutte des classes s’est trou­vée englou­tie avec la fin du com­mu­nisme, qui n’a pas ame­né la fin de l’Histoire chère à cer­tains pré­di­ca­teurs. Au contraire « c’est repar­ti » pour un tour, avec des com­bat­tants nou­veaux sous des ban­nières myss­ti­co-mor­ti­fères annon­çant l’a­ban­don de la valeur humaine jus­qu’à sa vie propre, remi­sée vers un radieux au-delà. Tout ça brouille sacré­ment, si j’ose dire, les cartes de nos sché­mas intel­lec­tuels. C’est de ce choc meur­trier, avec pertes de repères, qu’a sur­gi l’ac­tuel remue-méninges, qua­si­ment dans le monde entier, et bien sûr sur des registres très contras­tés. On dirait que les cartes viennent d’être rebat­tues, non ?

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      • hum… j’ai mani­fes­te­ment fait une erreur en uti­li­sant « guerre des classes », à laquelle je ne me réfé­rais que sous la forme de la révolte de Cronstadt, par exemple, c’est à dire qui n’a rien à voir avec le « com­mu­nisme » du tout de quelque nature que ce soit et où que ce soit.

        Cependant, il faut admettre qu’il y a des pro­prié­taires de moyens de pro­duc­tion (une classe) qui font faire n’im­porte quoi à des ven­deurs de temps de tra­vail (une autre classe) tenus à la gorge par la misère du sala­riat (la fiche de paye) et les loyers, etc. ; sans comp­ter les gad­gets modernes. Tout cela est lar­ge­ment pro­té­gé, pro­mu et divul­gué par la Pub ! Les poli­ti­cards orga­nisent le basard avec des lois ad hoc, la police regarde bien si tout le monde y répond et la jus­tice les fait zap­pli­quer pour la bonne marche du marché.

        Les « tra­vailleurs » sont com­plè­te­ment déres­pon­sa­bi­li­sés par la fiche de paye, ils font abso­lu­ment n’im­porte quoi (cen­trales nucléaires, por­tables, pri­sons, sbires, bis­cottes, gaz de schiste, poi­sons chi­miques addi­tifs ali­men­taires, bref, du moment qu’on les paye, ils « tra­vaillent ». Les autres qui les payent, mes­quins comme un verre vide, leur ordonne de « tra­vailler » à détruire la pla­nète pour créer de l’argent à par­tir du temps qu’ils passent à cette acti­vi­té. Les « tra­vailleurs » sont des enfants bien obéis­sants, puisque pris à la gorge des dépenses qu’ils doivent faire pour VIVRE. Mais ni les uns ni les autres ne sont res­pon­sables de ce qu’ils RÉALISENT, en VRAI, en disant que tout est faux, de la daube… ce qui est vrai aus­si, mais plus nocif.

        Au reste, la guerre des classes, à l’heure actuelle, est bien la guerre d’UNE classe contre le genre humain, la pla­nète (il n’y en a qu’une et on habite des­sus) sui­vant l’ex­pres­sion même d’un des leurs… et selon lui, elle est gagnée : fin de l’Histoire !

        Les guerres de reli­gions ont tou­jours été une régres­sion du pro­lé­ta­riat : selon Marx, la cri­tique de la reli­gion est la pré­li­mi­naire à toutes les cri­tiques, puis­qu’il faut refaire des­cendre ce qui est au ciel sur terre. Et la reli­gion se rebiffe, bien sûr. Pour moi, si on reprend les choses selon ce que nous devons détruire de ce monde, LA PRODUCTION DE SON TRAVAIL, ça devient plus sérieux que ces bali­vernes de créa­tion spi­ri­tuelle. Et c’est peut-être parce que l’in­dus­trie du tra­vail est déli­rante en pays musul­mans que cette PRODUCTION réus­sit à foca­li­ser leur atten­tion sur les choses du ciel, vue que sur terre, c’est misé­rable (pen­sons aux 20 vierges de bon­heur). Des gens qui croient au ciel ne pensent pas à ce qui se passe sur terre et la haine pour les autres qui sont soit-disant mieux lotis, peut s’é­pan­cher avec la vigueur de l’irresponsable.

        Ben voi­là : c’est de ce mer­dier qu’il faut qu’on s’en sorte… non ?
        (mille excuses pour mon bavardage !)

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        • Faut s’a­gi­ter les boyaux du cer­veau ! On s’y essaie. Il y a urgence ! Qu’il s’a­gisse de com­mu­nisme – sur­tout celui de Cronstadt, en effet, des conseils ouvriers, de l’ar­mée pay­sanne de Makhno, tout ça pour ravi­ver les débuts de l’his­toire sovié­tique –, ou bien de reli­gions, on trouve à leurs ori­gines un fond puis­sant d’i­déal, d’u­to­pie. Selon le par­tage terre/​ciel, temporel/​spirituel. Que le capi­ta­lisme ait tué l’i­déa­lisme, c’est un fait ; tan­dis que le néo­li­bé­ra­lisme en assure les funé­railles mon­diales. Notamment en opé­rant une sorte de réuni­fi­ca­tion – un accou­ple­ment malé­fique – des deux domaines. Or, c’est dans la volon­té de bien les sépa­rer que réside toute la force, tou­jours actuelle et révo­lu­tion­naire, de la laï­ci­té, actée par la loi de 1905 – et tou­jours mena­cée, comme toute loi fon­da­men­tale. Voilà peut-être, et je pense même sûre­ment, ce qui nous a ras­sem­blés dimanche après les drames qu’on sait. Pour moi, c’est la piste de recherche essen­tielle pour ten­ter de sor­tir… du merdier…

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  • Ah non ! Pas lui…
    « …de crimes qui résultent de nos erreurs et de nos confu­sions… » Encore le lei­mo­tiv : C’est ma faute, ma très grande faute… Bin, non. Ras-le-bol.
    Ce n’est pas « La Presse » qui a fait des­cendre 4 mil­lions de per­sonnes dans la rue (et vers les kiosques…) Et qui conti­nuent d’en débattre.
    C’est le mas­sacre facile de 12 per­sonnes, par 3 voyous, en France, au bou­lot, dont les des­si­na­teurs sati­riques de Charlie-Hebdo.
    C’est le res­sen­ti du pire à venir.

    auxdieuxCharlie

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  • Je m’ar­rête à cette phrase de l’ar­ticle : « On ne sait pas ce qu’on a à faire ensemble, mais on sait contre qui. » Je m’y arrête… en la consi­dé­rant comme le début d’une réflexion peut-être nou­velle qui serait cen­trée autour de cette inter­ro­ga­tion : Qu’est-ce au juste qui a pous­sé ces mil­lions de mani­fes­tants dans les rues ? Et pour­quoi n’au­raient-ils pas « à faire ensemble » ? Je pense que la pul­sion popu­laire était plus posi­tive que néga­ti­ve­ment orien­tée « contre ». Oui, il y avait sans doute là de la pro­tes­ta­tion, de l’in­di­gna­tion, mais je vou­drais sur­tout en rete­nir la part posi­tive tour­née vers un désir de « bien com­mun ». Quelle quête de ce bien com­mun (sens ori­gi­nal du mot République) pour­rait res­sor­tir de ce moment rare de l’Histoire d’un peuple ? je veux dire : avec une telle force com­mun’i­ca­tive. Je pense en par­ti­cu­lier à cette idée de « décence com­mune » chère à George Orwell, qu’il fau­drait évi­dem­ment creu­ser en l’ac­tua­li­sant avec notre temps – qui n’est plus celui du XIXe siècle mar­xien, ni de la « lutte des classes », comme je le notais dans un autre com­men­taire ici. Serais-je naïf, ou quoi ?

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  • Gian

    Et pen­dant ce temps, le pétrole tombe à moins de 50 $ le baril, inci­tant à consom­mer tou­jours plus, l’Arctique fond à fond la caisse, Ségolène relance le nucléaire, la Chine ouvre une cen­trale à char­bon chaque semaine… la machine auto­ma­ti­sée agite le spectre du choc des civi­li­sa­tions pour relan­cer sa course au chaos. Cela dit, notre liber­té d’ex­pres­sion est incom­pré­hen­sible pour des gens, par ailleurs incultes, qui n’en n’ont jamais eu, et qui la per­çoivent comme la pire menace pour ce qui les aide à sur­vivre, l’illu­sion d’un au-delà de hou­ris à la vir­gi­ni­té per­pé­tuel­le­ment renou­ve­lée, où le vin coule à flot sans jamais saouler.

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  • « …l’illusion d’un au-delà de hou­ris à la vir­gi­ni­té per­pé­tuel­le­ment renou­ve­lée, où le vin coule à flot sans jamais saouler… » 

    Ce serait donc une réponse de jalou­sie à notre façon fran­çaise (occi­den­tale) de (trop) bien-vivre, vivants ?

    jesusCharlie, naïf

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