Cologne, suite. L’écrivain algérien Kamel Daoud « fatwatisé » par des intellectuels français
Une deuxième fatwa vient de frapper l’écrivain et journaliste algérien Kamel Daoud [voir ici et là], à propos de son analyse des violences sexuelles du Nouvel an à Cologne. Cette nouvelle condamnation émane d’une sorte de secte laïque rassemblant une poignée d’« intellectuels autoproclamés » à qui Le Monde a prêté ses colonnes.
Les signataires du "Collectif" – Noureddine Amara (historien), Joel Beinin (historien), Houda Ben Hamouda (historienne), Benoît Challand (sociologue), Jocelyne Dakhlia (historienne), Sonia Dayan-Herzbrun (sociologue), Muriam Haleh Davis (historienne), Giulia Fabbiano (anthropologue), Darcie Fontaine (historienne), David Theo Goldberg (philosophe), Ghassan Hage (anthropologue), Laleh Khalili (anthropologue), Tristan Leperlier (sociologue), Nadia Marzouki (politiste), Pascal Ménoret (anthropologue), Stéphanie Pouessel (anthropologue), Elizabeth Shakman Hurd (politiste), Thomas Serres (politiste), Seif Soudani (journaliste).
Que veulent donc dire, ces sociologisants ensoutanés, par leur attendu si tranchant ? 1) Que Daoud rejoint « la droite et l’extrême droite »… 2) …puisqu’il « recycle les clichés orientalistes les plus éculés, de l'islam religion de mort »… 3) clichés anciens « chers » à Renan et Le Bon… 4)… ces vieilleries datées (dates à l’appui) et donc obsolètes… 5)… tandis que leur « sociologie » à eux, hein !
Nos inquisiteurs reprochent au journaliste algérien d’essentialiser « le monde d’Allah », qu’il réduirait à un espace restreint (le sien, décrit ainsi avec condescendance : « Certainement marqué par son expérience durant la guerre civile algérienne (1992-1999) [C’est moi qui souligne, et même deux fois, s’agissant du mot expérience, si délicatement choisi] Daoud ne s'embarrasse pas de nuances et fait des islamistes les promoteurs de cette logique de mort. »), selon une « approche culturaliste ». En cela, ils rejoignent les positions de l'essayiste américano-palestinien Edward Saïd pour qui l’Orient serait une fabrication de l’Occident post-colonialiste. Comme si les cultures n’existaient pas, jusqu’à leurs différences ; de même pour les civilisations, y compris la musulmane, bien entendu.
À ce propos, revenons aux compères Renan et Le Bon, en effet contemporains et nullement arriérés comme le sous-entendent nos néo-ayatollahs. Je garde les meilleurs souvenirs de leur fréquentation dans mes années « sexpoliennes » – sexo-politiques et reichiennes –, lorsque l’orthodoxie marxiste se trouva fort ébranlée, à partir de Mai 68 et bien au-delà. Pour un peu je relirais cette Vie de Jésus, d’Ernest Renan, dont Reich s’était notamment inspiré pour écrire Le Meurtre du Christ ; de même, s’agissant de Psychologie des foules, de Gustave Le Bon, dont on retrouve de nombreuses traces dans Psychologie de masse du fascisme du même Wilhelm Reich. Les agressions de Cologne peuvent être analysées selon les critères reichiens du refoulement sexuel et des cuirasses caractérielle et corporelle propices aux enrôlements dans les idéologies fascistes et mystiques. Ces critères – avancés à sa manière par Kamel Daoud – ne sont pas uniques et ne sauraient nier les réalités « objectives » des conditions de vie – elles se renforcent mutuellement. Tandis que les accusateurs de Daoud semblent ignorer ces composantes psycho-sexuelles et affectives.
Traité comme un arriéré, Daoud est ainsi accusé de psychologiser les violences sexuelles de Cologne, et d’« effacer les conditions sociales, politiques et économiques qui favorisent ces actes ». Lamentable retournement du propos – selon une argumentation qui pourrait se retourner avec pertinence !
Enfin, le journaliste algérien se trouve taxé d’islamophobie… Accusation définitive qui, en fait, à relire ces compères, se situe à l’origine de leur attaque. Ce « sport de combat » désormais à la mode, interdit toute critique de fond et clôt tout débat d’idées.
Le « double fatwatisé » pourra cependant trouver quelque réconfort dans des articles de soutien. Ainsi, celui de Michel Guerrin dans Le Monde du 27 février. Le journaliste rappelle que Kamel Daoud a décidé d’arrêter le journalisme pour se consacrer à la littérature. « Il ne change pas de position mais d’instrument. » « Ce retrait, poursuit-il, est une défaite. Pas la sienne. Celle du débat. Il vit en Algérie, il est sous le coup d'une fatwa depuis 2014, et cela donne de la chair à ses convictions. Du reste, sa vision de l'islam est passionnante, hors normes, car elle divise la gauche, les féministes, les intellectuels. Une grande partie de la sociologie est contre lui mais des intellectuels africains saluent son courage, Libération l'a défendu, L'Obs aussi, où Jean Daniel retrouve en lui “toutes les grandes voix féministes historiques”. […] Ainsi va la confrérie des sociologues, qui a le nez rivé sur ses statistiques sans prendre en compte “la chair du réel”, écrit Aude Lancelin sur le site de L'Obs, le 18 février. »
Ainsi, cette remarquable tribune de la romancière franco-tunisienne Fawzia Zouari, dans Libération du 28 février, rétorquant aux accusateurs :
« Voilà comment on se fait les alliés des islamistes sous couvert de philosopher… Voilà comment on réduit au silence l’une des voix dont le monde musulman a le plus besoin. »
Fawzia Zouari : "Il faut dire qu'il y a un... par franceinter
Les articles du Monde et de Libération
Très bon article, vraiment nécessaire. Les articles de Fawzia Zouari et de Michel Guerrin sont aussi à lire absolument. Ce lynchage médiatique dont Kamel Daoud et la liberté de penser et de publier sont les victimes, me fait penser une fois de plus à la magnifique phrase de Nietzsche : « On a toujours à défendre les forts contre les faibles ».
J’ai ajouté l” « objet du délit » comme pièce à conviction…
Merci pour la phrase de Nietzsche ; comme presque toujours le concernant, elle mérite attention, notamment en ce qu’elle renvoie à la notion si mal comprise de surhomme comme héraut de la vie pleine – et non l’inverse mortifère des nazis et, aujourd’hui, des hordes de Daech.
Oui, oui ! Le « fort » selon Nietzsche c’est celui (ou celle) qui affirme la Vie, qui est dans une relation créatrice au Monde, et qui, ce faisant, se détermine non pas par l’extérieur mais par ce qu’il porte en lui. Le « fort », c’est par exemple Montaigne, Robert Hainard, et dans les personnages littéraires Alexis Zorba. Le faible, au contraire, ne vit qu’en fonction de ce qu’il n’est pas, il oppose d’avoir un non alors que le fort affirme un oui, il est cet homme du ressentiment qu’il a si bien analysé dans sa « Généalogie de la morale ». Alors oui, il faut toujours défendre les forts contre les faibles, car le faible a en haine le fort, le faible c’est justement l’homme grégaire, l’homme du lynchage, de la haine sournoise ou affichée. Il est un très beau petit livre qui éclaire tout cela, c’est le « Nietzsche » de Gilles Deleuze qui était publié au PUF dans la collection Philosophes. Je ne sais s’il est encore trouvable, publié, actuellement. La « peste émotionnelle » conceptualisée et analysée par Wilhelm Reich est très proche du concept de ressentiment de Nietzsche. Wilhelm Reich avait compris Nietzsche.
Et Camus, sans oublier René Char, sur le registre poétique. Et quelques autres quand même !
J’ai oublié : j’ai entendu Fawzia Zouari ce matin à France Inter, avant 8 heures, concernant Kamel Daoud. (Je n’ai pu entendre que la fin de ses propos.)
J’ajoute un extrait de son intervention.
Merci Gérard, ça fait du bien de voir qu’il reste des esprits libres dans ce pays
et que tout le monde ne sombre pas dans le déni de réalité.
Comme au temps du stalinisme, les « menteurs déconcertants »
et les « idiots utiles » sont les alliés zélés des intégristes.
Moustache gracias !
Nous avons, hélas, adopté la position de Daoud plutôt que celle de Charb : s’écraser, sinon réduire considérablement la voilure. Les islamistes sont en train de gagner. Il ne reste qu’à parier sur la guerre civile.
Développe, car je ne te comprends pas ! Et ton pari me fait peur„ surtout si on devait s’y résigner.
Faire court abrège aussi l’entendement… Mon « nous » désignait plutôt la bien-pensence ; et il faut bien reconnaître que de Charlie à Daoud, il y a une forme de résignation face à la peste émotionnelle islamiste (v. mon « Islamisme vs liberté d’expression, une guerre asymétrique »). Quant à la guerre, bien qu’haïssable, que faire quand on est désigné comme chien à abattre par des fous furieux qui ne discutent pas ?