Le laminoir du Jeannot
par André Faber
On voyait bien qu’il fondait depuis un an ou deux. Le visage creux. Sa veste devenue trop large. Il s’appuyait sur une canne. Quand il souriait il avait l’air triste. Il entrait dans le silence. Quand on lui posait une question, en guise de réponse, il secouait ses épaules pointues. Mais les yeux parlaient. Les yeux en avaient vu des vertes et des pas mûres. Une enfance rude secouée par la guerre. Des froides années de privations. Il en était sorti pour entrer à l’usine comme fraiseur, un métier qu’il aimait. Il était beau, le Jeannot, beau comme un acteur américain. Au bal, il rencontra la Raymonde, belle comme un soleil. La misère, les déchirures, leur beauté de pauvres, tout cela les rapprochait. Ils s’étaient découverts une âme d’enfants abandonnés. Orphelin de parents vivants, quelque chose de ce genre. Ils dansèrent la valse et le tchatchatcha, si bien qu’ils se marièrent et eurent trois enfants, très beaux eux aussi. Ils s’installèrent dans la rue de l’usine, c’était encore ce qui était le plus simple.Il y a des jours ici où soudain ça caille, il fait moins deux, moins quatre, et le soleil perce dans le ciel blanc de Talange du samedi matin. Un bon jour pour mourir. Est-ce que le Jeannot s’est posé la question la veille ? Est-il temps de partir ? La veille, il neigeait, mais à peine. Histoire d’annoncer Noël. On sortait enfin de ce noir mois de novembre. Le matin du 1er décembre, le Jeannot s’est effondré dans les waters. Crise cardiaque foudroyante. Il avait quatre-vingt trois.
Les trois huit à l’atelier, les camarades, les parties de pêche, quelques sorties, quinze jours en famille dans les maisons de vacances du comité d’entreprise, voilà la vie du Jeannot. Ils avaient vu la mer. Un peu la montagne. Sur le tard, quand les enfants devinrent plus grands, la Raymonde se leva plus tôt, elle aussi. Elle fit des ménages dans ce qu’on appelle les grands bureaux, les bâtiments de l’usine dédiés aux cols blancs. Histoire d’arrondir les fins de moins.
Et la vie a filé en ligne droite sans trop de creux ni de bosses. Le Jeannot fêta ses cinquante ans. L’usine le poussa dehors. C’était la fin de la sidérurgie. On lui demanda cependant de former quelques intérimaires avant de partir. Pour son départ, le Jeannot fabriqua une pièce (voir photo). Un modèle réduit de cage de laminoir. Et dans cage de laminoir, il y a le mot cage et le mot laminoir. En vrai, une sorte de machine à faire des spaghettis. Les spaghettis étant des barres d’acier en fusion qui passent d’une cage à l’autre pour finir en fil de plus en plus fin.
Le Jeannot posa la pièce sur le meuble de la cuisine, rangea ses cannes à pêche et devint silencieux. Par habitude il continua à se lever tôt. Pour acheter une baguette, prendre le journal, ou simplement arpenter les rues de Talange et prendre un jus au café Central ou chez Pierrot. Aux réunions de famille, on prit l’habitude de ses silences et de son regard brillant. Il haussait les épaules, n’en pensait pas moins. À quoi pensait-il ?
Au petit matin du 1er décembre, il se leva pour s’effondrer. C’était fini. Au cours de la journée, entre les pleurs, le café, les photos anciennes qui passaient de mains en mains, je caressais cette pièce en acier fabriquée par le Jeannot. Prends-là si tu veux, me dit la Raymonde. Des laminoirs, j’en ai vu assez en vrai, dit Lionel, son fils.
C’est pourquoi depuis ce premier jour de décembre, le laminoir est en bonne place sur mon bureau. Et tandis que j’en tourne les petites cannelures en bronze, je retrouve la main solide du Jeannot.
andré faber 3 décembre Verny
Beau…tout simplement beau. Un peu d’humanité dans ce monde de… mais de quoi, au fait ?
Texte immensément émouvant. Je n’aime pas trop vos dessins, le plus souvent je ne les comprends pas, je ne les ressens pas, mais de tout cœur avec vous dans cette épreuve.
Telement émouvant qu’on en devient jaloux de ce laminoir…
La vie est donc un laminoir physiologique ? Prenons soins Des fils les plus fins ‚ils sont la vraie Memoire ‚.…..sans dogme !
Un laminoir, beau symbole de l’objet qui fait de la matière brut l’accomplissement de l’oeuvre humaine pour le bien de tous et qui permet ainsi à chacun d’atteindre à l’universel. Belle existence que celle de Jeannot !
Je ne te connais pas Homo Faber, mais pote au Gé est une référence qui me suffit. Cet hommage tout d’émotion retenue à ton beau-père d’ouvrier m’a fait penser à mon grand-père paternel, docker au Havre. Je serais fier si qqn se fendait d’une oraison funèbre de même tonneau quand ce sera mon tour (pas pressé, hein !)
Fraternité
Un objet, une époque, une vie.
Et moi, quel sera « mon objet », aussi dense que ce laminoir, à la fin de mon parcours ?… Par ta prose, Dédé, ton beau-père nous pose là une sacrée question.
Paix, donc, à tous les Jeannot de la Terre qui, non seulement ont su bien-vivre mais qui, sans même qu’on les ai jamais connus et sans qu’ils aient pu l’imaginer, par le biais de leurs traces dérisoires, aident post-mortem les survivants à bien-vivre.
Beau texte pour un silencieux…/…