Iran : Dieu sur la sellette
Par Laurent Joffrin, directeur de Libération
Comme à plein d'autres connectés, le directeur de Libé m'envoie chaque jour sa « lettre politique ». J’aime bien la lire, la trouvant le plus souvent aussi pertinente que bien troussée. Ce 3 janvier donc, tandis que Le Monde, à sa une, faisait mumuse avec Macron, Laurent Joffrin traitait de la situation en Iran en un raccourci géopolitique qui ne manque pas de nous interpeller. Il y aborde en effet la question si fondamentale de la laïcité, et cela au moment où le même Macron (celui du Monde) reçoit le dictateur turc et, surtout, ayant reçu la veille les représentants des religions établies, nous refait le coup de la « laïcité ouverte ». Joffrin remet à sa façon les églises à leur plus juste place et, plus généralement, Dieu à la sienne.
Iran : Dieu sur la sellette
[dropcap]Il[/dropcap] est une leçon éclatante de la crise iranienne qu’on ne tire guère, mais qui se voit pourtant comme le turban sur la tête d’un mollah : les ravages qu’exerce la religion dès qu’on la mélange avec la politique. On parle souvent de l’Iran en enfilant les perles : « un grand pays », « héritier d’une civilisation plusieurs fois millénaire », « acteur incontournable de la région », etc., toutes choses vraies qui ne nous apprennent rien sur la situation du pays. L’Iran d’aujourd’hui est d’abord une théocratie. Ce pays de culture et de créativité vit sous la férule de religieux obscurantistes qui maintiennent la société dans les rets d’une dictature minutieuse. Les mollahs contrôlent non seulement l’Etat, les finances, l’armée, mais aussi la presse, les écrans, la vie quotidienne et même les tenues vestimentaires. Le jeu politique se limite à l’affrontement des factions chiites, dont certaines sont plus ouvertes que d’autres, mais qui se rejoignent pour conserver les bases du régime existant.Les protestations en cours, d’apparence économique ou sociale, visent en fait le cœur du système. On conteste les dépenses occasionnées par une politique étrangère fondée sur le soutien permanent aux alliés religieusement proches, le Hezbollah, ou bien le pouvoir alaouite en Syrie. On met en cause les subventions massives accordées aux associations religieuses. On s’indigne de la gestion désastreuse des « banques islamiques ». On dénonce la corruption de l’establishment religieux qui détourne à grands seaux l’argent public au profit d’une mince couche de dignitaires. Au sommet de l’appareil répressif, les « gardiens de la révolution », troupe d’élite héritière du khomeinisme pur et dur, restent les principaux garants de la dictature, soucieux avant tout de réprimer toute aspiration populaire à un peu plus de liberté.
Cet impérialisme du spirituel est un mal du siècle qui commence. On le retrouve évidemment dans les monarchies du golfe, tout aussi totalitaires, ou dans la folle entreprise terroriste des minorités islamistes. Mais aussi, sous une forme heureusement plus bénigne, dans certaines démocraties. L’alliance de Trump avec la faction évangélique aggrave sa politique. L’influence politique des religieux en Israël bloque tout espoir de paix avec les Palestiniens. Le pouvoir de l’orthodoxie en Grèce ralentit les réformes sociales et conforte en Russie la démocrature poutinienne. Bref, Dieu, personne privée, se mêle de plus en plus de ce qui ne le regarde pas, à savoir l’organisation de la cité. Le sécularisme dans les régimes de droit, ou la laïcité en France, reste l’un des biens les plus précieux pour tous ceux qui sont attachés à la liberté.
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• Repris ici un jour après sa publication, j'ose espérer que Laurent Joffrin ne m'en voudra pas de cet innocent piratage…
Je cite : « L’influence politique des religieux en Israël bloque tout espoir de paix avec les Palestiniens… » c’est peu de le dire, surtout de le dire si faiblement.
Oui, tu fais bien de le relever !
Comme quoi nobody’s perfect : si je suis OK avec Joffrin pour cet article, j’ai été désespérément navré de l’entendre ânonner un billet d’une bêtise et d’une niaiserie abyssale pour le jour de l’an sur France-Cul…
Comme quoi le bonhomme s’avère à géométrie variable… Ainsi, aujourd’hui, son billet sur l’islam et la laïcité se veut-il des plus optimistes. Après avoir égrené « quelques pommes de discorde », il se questionne : « Irénisme ? On le dira. Mais les Cassandre doivent, pour réfuter ce constat, y opposer des faits tangibles et non des fantasmes. Les difficultés sont réelles, parfois inextricables ; encore faut-il, pour les résoudre, les évaluer à leur juste proportion. » Mais, diantre, quelle serait donc cette « juste proportion » ? 50/50 ? C’est là, typiquement, du balancement d’édito qui ne veut pas fâcher. Mais, à force de petits arrangements… Faut-il rappeler la stratégie des Frères musulmans ?
Ce texte me renvoie encore à la constatation suivante, et qui est mienne depuis si longtemps. Il est une intelligentsia (de gauche) qui selon moi fait une erreur de pensée colossale : c’est de croire que la religion est instrumentalisée par le pouvoir, qu’elle est l’instrument du pouvoir, et n’est que cela, son alibi. C’était le cas de Daniel Mermet par exemple (dans son émission Là-bas si j’y suis sur France Inter), ne faisant de la religion qu’une superstructure au fait économique (à l’instar du marxisme). C’est oublier, refuser de voir, que la question du pouvoir est inhérente au fait religieux. Le pouvoir est central dans la religion, et cela est d’autant plus vrai dans le monothéisme. Pouvoir de ressentiment sur autrui, afin qu’aucune tête ne dépasse, afin que tous subissent la même aliénation, la même soumission à la même croyance, l’autre ne devant pas exister en tant qu’autre. Je crois beaucoup plus que ce n’est pas l’Etat qui se sert de la religion (bien que cela puisse arriver), mais bien plutôt, comme le disait Bakounine, l’Eglise qui fonde l’Etat. (Il faut entendre ici « Eglise » comme corps religieux constitué, comme volonté de pouvoir sur la société.)
Je te relis et ne peux qu’approuver des deux mains et de la tête aussi !