Voyage. Un brin d’herbe dans le cosmos
Un brin d’herbe, puis un autre. Mille millions d’autres. Et des éclats, reflets, luisances. Et des étoiles : soit des fleurs, plus ou moins isolées, ou groupées en parterres. Voyez ces galaxies luxuriantes, myriades d’étoiles modestes et sublimes : violette, bouton d'or, mauve, chicorée, marguerite, coquelicot, bourrache, nigelle…
[dropcap]Le[/dropcap] moteur s’est mis en route ; j’ai poussé l’horrible machine à décapiter, coupeuse de têtes couronnées en pâquerettes ou en trèfle, en pissenlits… Et tous ces brins hachés menu, couchés sur le côté, fauchés, sans un cri. Ne parlons pas de la terreur des bêtes – ce Peuple de l’herbe[ref]Microcosmos : Le Peuple de l'herbe, est un film français de 1996 consacré aux insectes en leurs habitats secrets, à ras de terre ou souterrains, aléatoires rescapés de la guillotine rotative.[/ref]
Je pousse la tondeuse, comme ça se fait partout ou presque, comme on voit dans les catalogues de jardineries – marchands de graines, de round up, de machines à raser les poils de la planète. Elle pétarade et, elle aussi, épuise la Terre de sa richesse fossile, empoisonne son atmosphère et ses locataires. Innocente petite tondeuse à gazon, moucheron dans le flux incessant des myriades de moteurs. Dont ceux qui ravagent littéralement des forêts entières – discrètes ou de la taille d’un pays, d’un continent ; forêts encore jeunes ou « primaires », enracinées dans le temps profond…
J’entends le chant de Giono et son « regain » : l’herbe qui repousse après la coupe, signe du continuum de la vie. « Quand il fut nuit, je fis mon lit à côté d'un pré qui chantait de toutes ses herbes, et, la figure contre les étoiles, je me mis à dormir à mort. »[ref] Jean Giono, Un de Baumugnes,1929. Giono évoquait-il aussi l’herbe des cimetières ?[/ref] De là, l’idée de mon ode photographique [cliquer encore sur le bouton ci-dessus], assemblé en marchant sur des galaxies terriennes. Allez-y les poètes, gonflez les voiles du réel et de l’imaginaire ! À nous tous l’Odyssée !
Justement, je consulte l’oracle : Herbe [ɛʀb] n. f.- Étym. 1080, erbe; du lat. herba. Petite plante phanérogame non ligneuse dont les parties aériennes meurent chaque année. Les plantes phanérogames comprennent des arbres, des arbustes, des arbrisseaux, des sous-arbrisseaux et des herbes. [Grand Robert]
Phanérogame… Je reste perplexe. Tant de savoir ignoré ! Et toute cette littérature ! De Lucrèce à Pétrarque, de Ronsard à George Sand, de Lamartine à René Char. De lui, j’ouvre Le Poème pulvérisé : « Jadis l’herbe… »
[dropcap]Jadis[/dropcap] l'herbe, à l'heure où les routes de la terre s'accordaient dans leur déclin, élevait tendrement ses tiges et allumait ses clartés. Les cavaliers du jour naissaient au regard de leur amour et les châteaux de leurs bien-aimées comptaient autant de fenêtres que l'abîme porte d'orages légers.
Jadis l'herbe connaissait mille devises qui ne se contrariaient pas. Elle était la providence des visages baignés de larmes. Elle incantait les animaux, donnait asile à l'erreur. Son étendue était comparable au ciel qui a vaincu la peur du temps et allégi la douleur.
Jadis l'herbe était bonne aux fous et hostile au bourreau. Elle convolait avec le seuil de toujours. Les jeux qu'elle inventait avaient des ailes à leur sourire (jeux absous et également fugitifs). Elle n'était dure pour aucun de ceux qui perdant leur chemin souhaitent le perdre à jamais.
Jadis l'herbe avait établi que la nuit vaut moins que son pouvoir, que les sources ne compliquent pas à plaisir leur parcours, que la graine qui s'agenouille est déjà à demi dans le bec de l'oiseau. Jadis, terre et ciel se haïssaient mais terre et ciel vivaient.
L'inextinguible sécheresse s'écoule. L'homme est un étranger pour l'aurore. Cependant à la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée, il y a des volontés qui frémissent, des murmures qui vont s'affronter et des enfants sains et saufs qui découvrent.
René Char, Jacquemard et Julia, 1948
Les poètes recomposent le monde, jouent de sa beauté comme de son désordre. Les philosophes et les historiens, eux, questionnent. Ainsi Alain Corbin et sa Fraîcheur de l’herbe[ref] La Fraîcheur de l'herbe, Alain Corbin, Fayard, 2018 [/ref], qu’il caresse de mots, dans tous ses états, en brins ou en touffes, mauvaises ou folles. Souvenirs-sensations de l'enfant se roulant dans l'herbe, les senteurs de foin coupé, le bourdonnement feutré des abeilles, le bruit de meules des vaches au pâturage ; les piqueniques sur l'herbe, la sieste herbeuse à l’ombre d’un mûrier ou d’un saule, le lit vert de l’érotisme printanier, comme dans la chanson :
« …Et dans l’herbe arrachée / À pleines mains crispées / S’échappaient des grenouilles / Et la large auréole / Brunette de ton sein / Jetait ses farandoles / Au plein ciel de mes mains »[ref]Mon Étrangère, chanson de Bernard Haillant, 1976.[/ref]
Est-ce un effet de la déshumanisation annoncée, et même largement en cours ? Voilà que l’humain redécouvre son ascendance animale[ref]Re-découvre : un siècle et demi après L’Origine des espèces, de Darwin…[/ref] ; voilà que certaines tribus en éprouvent un dégoût alimentaire, comme ces véganes allant jusqu’à honnir la viande et, à plus juste titre, dénoncer les conditions d’élevage et d’abattage des bêtes de boucherie ; voilà que le monde végétal se trouve soudain paré d’« intelligence » et de vertus réparatrices…[ref] La « sylvothérapie » : faire un câlin à un arbre…, dernière lubie des paumés urbains.[/ref] Tandis que les sciences s’évertuent, croyances en tout genre se dévergondent – signe des temps et du grand désarroi qui secoue le nouveau millénaire.
L’Homme, le plus néfaste des prédateurs, a presque tout saccagé de son milieu naturel. Lancé par lui « à la légère », en direction du « progrès », dans la légèreté de son inconscience, le boomerang lui revient à la gueule : dérèglement climatique, disparition d’innombrables espèces animales et végétales, pollutions en tous genres et en tous lieux, intoxications par les pesticides et autres dérivés chimiques, épuisement des ressources naturelles, conflits et guerres, complotisme, fausses nouvelles, post-modernité, misère endémique, richesse ostentatoire… Un tableau inventaire d’une fin du monde et, tout d’abord, de ses locataires. « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. »[ref] Pour ceux qui n’auraient pas reconnu La Fontaine : Les Animaux malades de la peste.[/ref]
J’en reviens à mon brin d’herbe, zébrure dans le cosmos. L’herbe, les plantes attirent plutôt moins que les bêtes. Leurs gestes sont si lents ! image par image, le cinéma sait reconstituer ce mouvement, sinon imperceptible. On voit alors ramper les lierres, vriller les haricots, s’entortiller les jasmins. Plus « parlant » encore, ces plantes carnivores se refermant sur leurs proies comme des mâchoires. Autant de particularités qui passionnèrent Darwin. En 1865, il publie Des mouvements et des habitudes des plantes grimpantes ; puis, en 1875, Plantes insectivores, et enfin, en 1880, La puissance du mouvement chez les plantes. Il rapproche notamment la mobilité des plantes carnivores aux mouvements réflexes des « animaux inférieurs », mettant en évidence le principe de la continuité du vivant.[ref] Principe qu’il avait exposé dès L’Origine des espèces (1859) et qui en fonde le caractère « explosif » puisque démontant le dogme religieux de la création divine d’êtres finis.[/ref]
On sait désormais que les plantes communiquent entre elles, à leurs façons bien sûr, et parfois avec des animaux – des insectes en particulier. Le brin d’herbe interprète certaines données de son environnement concernant la lumière, l’humidité, le vent… Son intelligence concerne alors les fonctions remarquables d’un organisme à s’adapter à ses conditions de vie ; de même en est-il des capacités des plantes à échanger des informations, à se lancer des alertes par les racines notamment, en cas d’agression. Certains biologistes parlent d’« intelligence verte » pour désigner « la capacité du végétal à apprendre et à tenir compte de ce qu’il a appris. »[ref]50 histoires d’animaux pour comprendre Darwin, Marc Giraud, Robert Laffont, 2009.[/ref]
Pour en revenir à notre point de départ, l’herbe, on ne saurait omettre d’évoquer la cohorte de ces autres plantes qui, elles, font parler, ou provoquent le « rire idiot », hallucinent ou font croire aux paradis. Ce sont alors les effets sur l’intelligence de ses adeptes qui devient objet d’études…
Je souhaitais finir aussi en beauté avec une animation vidéo qui, basée sur les modèles actuels d'évolution de l'univers, montre une région de 100 millions d'années-lumière de large et commence environ 20 millions d'années après le Big Bang. C'est le moment où se forment les grandes structures que nous connaissons, c'est-à-dire les galaxies, où naissent les étoiles avec leurs cortèges de planètes. Mais la publicité, dans sa vulgarité, une fois de plus gâche la fête. Dire qu'il aura fallu quelques milliards d’années pour en arriver là… Le temps que des poussières d’étoiles, après un presqu’interminable voyage, viennent s’agréger en cellules, former des briques de vie, puis la vie elle-même et ses innombrables rameaux foisonnant d’où naîtront des milliards d’organismes, des milliers d’espèces magnifiquement adaptées, et parmi elles, si belle et si moche à la fois, l’espèce humaine inventant aussi la « pub ».
J’ai beau cliquer même avec deux doigts le machin me dit : « Oups, la page ne peut pas être trouvée. »
Je navigue avec Chrome et utilise Window 10 si ça peut aider…
Maintenant, ça devrait marcher. Et hop, dans le cosmos !
Quel feu d’artifices ! T’as ça dans la tête et tu connais plus la crise.
Merci pour ce très beau texte poétique et pour le diaporama (la deuxième photo en partant sur la gauche, celle de l’enchevêtrement sombre des branchages me passionne tout particulièrement). Bravo.
Je vois un couple d’amoureux estrancines dans l’herbe au milieu de fleurs sauvages dont tu nous as réjoui.les yeux sur ces superbes photos.
Ils fourragent avec leurs mains emmelees s’accrochant aux touffes d’herbe et aux fleurs
Faisant en même temps un bouquet d’étoiles
Merci pour ce lyrisme, beauté digne de Giono.
De ce regard sur le monde.
A lire aussi ce livre extraordinaire de poésies
« Feuilles d’herbes »
Withman