UKRAINE

Marina Ovsiannikova et l’opinion russe. Mais de quelle “opinion” parle-t-on ?

Dans ma livraison d'hier, j'avançais l'idée que "l'opinion russe“ pourrait percevoir l'épisode Marina Ovsiannikova comme un ”signe d’alerte, un premier dévoilement sur l’horreur déclenchée par le dictateur".

Joël Decarsin, que nous avons souvent publié sur ce blog, réagit ici à cette hypothèse. De quelle “opinion” parle t-on au juste ? Et est-il pertinent d'accoler l'étiquette de "dictateur" à un homme qui, pendant plus de vingt ans, a été un interlocuteur privilégié de nos dirigeants et alors que cet attribut lui-même est aujourd'hui très controversé ?

Decarsin propose une lecture originale des événements, en s'appuyant sur un ouvrage vieux de soixante ans, "Propagandes", de Jacques Ellul. 

Par Joël Decarsin

Le conflit actuel a ceci de particulier que, la veille même de son déclenchement, personne ou presque n'y croyait, même nos chefs d'État ne l’avaient pas anticipé malgré tous leurs services secrets. Preuve, s'il en est, qu'à ce moment précis, Vladimir Poutine a réussi son coup – sa "com'", ainsi que l'on qualifie désormais toute action de propagande –, a été on ne peut plus efficace.

Pour comprendre comment a pu s’opérer cet effet de surprise, il faut d’abord rappeler quelques données essentielles. Poutine est arrivé au pouvoir en 2000 parce qu'il était le “dauphin” de Boris Eltsine. Et il l'était car il lui avait promis qu'une fois en place, il effacerait toutes ses casseroles. De fait, son premier acte officiel a été la signature d'un décret lui assurant une immunité totale pour toute poursuite judiciaire possible le concernant, ainsi qu’aux membres de sa famille. Or, tout cela est passé comme une lettre à la poste en raison d’un savoir-faire acquis au fil des années. Quand il officiait au sein du KGB, dans l'ex-RDA, la spécialité de Poutine était de rechercher des poisons ne laissant pas de traces. Tout, absolument tout, dans sa carrière repose à la fois sur une absence totale de scrupules (comme Machiavel n’aurait jamais pu l’imaginer) et sur l'excellence à faire passer le vrai pour le faux et le faux pour le vrai. Tous les moyens sont « bons » ! De fait, Poutine se maintient au pouvoir à force d'élections truquées, de financements mafieux, de traficotage de la constitution, d'assassinats d'opposants, de soutiens aux dictateurs, etc. Tout cela sans que "l'opinion" de son pays en soit chagrinée dans des proportions significatives.

Autant il n’est guère pertinent de qualifier la Russie de dictature, du moins pas encore, autant il l’est d’y voir un régime totalitaire, dans la mesure où "l'opinion", donc, accepte tout. Il faut la comprendre ! Pendant plus de vingt ans, les “grands de ce monde” ont dialogué avec son chef, d’égal à égal, sourires et poignées de main à l'appui, sous les feux médiatiques. Et eux aussi malgré tout. Et non seulement "l'opinion russe" accepte Poutine mais elle en redemande, même quand elle est un minimum "informée" des faits, car elle hérite de plusieurs décennies de domination patriarcale (au sens politique : tsarisme et stalinisme). Et c'est précisément parce qu'elle n'a jamais connu la démocratie qu'elle ne peut pas véritablement la vivre, l'expérimenter. Hier, le correspondant du Monde à Moscou, Benoit Vitkine, se demandait si " les Russes veulent savoir ?" (1) Mais comment “vouloir” quand on ne “peut” pas ?

Notre président et tant d'autres se réjouissent de la libération de Marina Ovsiannikova sans réaliser que Poutine a pris un soin particulier à l'encadrer de micros et de caméras pour bien rassurer son “opinion” : "regardez comme je ne suis pas le grand méchant que décrivent ces poignées d'excités !" Ce subterfuge ne semble guère perçu comme un énième procédé de propagande. Candidat à sa réélection à l’Élysée, Emmanuel Macron se plait à dire (et à croire !) que l’on peut « dialoguer » avec un tueur en série. Et quand il propose à Marina Ovsiannikova l’asile à l’ambassade de France, sa naïveté est confondante : quel plus beau cadeau à Poutine que le spectacle d’une excitée se réfugiant chez « les Occidentaux » pour échapper à la justice de son pays ? 

Je vais jusqu'à formuler cette hypothèse : alors qu'à la veille de l'invasion personne ou presque ne la croyait possible, on peut tout à fait supposer que la prestation de Marina Ovsiannikova sur sa chaîne de télé est en réalité un énième coup de com'. Plus en effet le conflit s'enlise et plus il doit faire face à l'opprobre de "l'Occident", plus Poutine a intérêt à tout essayer pour se faire passer pour ce qu'il n'est pas.

Marina Ovsiannikova, peu après son arrestation, expliquant librement son geste aux médias.

Certes, les événements actuels ne reposent pas que sur la mégalomanie d'un homme et sur le fait que "l'âme russe" serait une âme damnée, car aussi servile qu’aux temps du servage. Des facteurs d'intérêts d'économiques jouent, bien évidemment, sur lesquels les politistes se penchent aujourd'hui de façon argumentée et pertinente. Toutefois, une réflexion semble singulièrement faire défaut concernant l'efficacité des procédés de propagande mis en œuvre, expliquant ne serait-ce que la sidération unanime, aux premiers assauts, le 24 février.

Il y a un an, lors de l'affaire Navalny (mais également peu après l'invasion du Capitole commanditée par Trump, ce qui n'est pas une simple coïncidence, j'y reviendrai), Benoît Vitkine – encore lui – soulignait que l'aveuglement du peuple russe s'inscrit dans un contexte beaucoup plus global, que l'on appelle "ère post-vérité" (2). Le journaliste soulignait qu'un des moyens les plus efficaces utilisé par Poutine pour discréditer ses opposants, c'était de les ridiculiser. Or ce procédé n'est pas sans en rappeler d'autres, ayant cours ceux-là chez nous. Quand on prend l'habitude, dans nos pays occidentaux, de s'indigner contre Poutine et de condamner l'autocratie au nom de la démocratie, on ne semble pas réaliser que ce qui mine nos sociétés démocratiques, ce ne sont pas tant les lois liberticides (pourtant réelles) qu’en quelque sorte un "excès de démocratie" – oui ! – au sens où "trop de démocratie tue la démocratie". Concernant le traitement de la vérité, la façon de mentir de Poutine me semble extrêmement proche de celle de tous ces excités sur leurs réseaux sociaux, qui, à force de fakes et de bullshits, font sortir la Grande-Bretagne de l'UE et entrer un fada à la Maison-Blanche. (3)

Ce n'est donc pas une coïncidence si les régimes autocratiques prennent de la graine partout dans le monde au moment même où, en raison d'un usage irréfléchi des moyens techniques dont ils disposent, les citoyens occidentaux, par milliers, et au nom de la liberté d'opinion, pervertissent comme jamais les rouages de la démocratie. Les médias sociaux contribuent à saper fortement non seulement l'autorité des médias traditionnels mais celle de la classe politique dans son ensemble. Comment expliquer autrement l'irruption puis le succès des nouveaux populismes ? A cet égard, je renvoie à ce qu'écrivait Jacques Ellul en 1987, bien avant internet :

"Un nombre de plus en plus grand d'entre nous accède à la possession d'instruments qui peuvent nuire aux voisins. Des moyens qui, autrefois, étaient réservés à des puissants, des riches [...] et constituaient leur privilège sont maintenant à la portée de tous. [...] Cela nous paraît naturel, c'est une démocratisation du confort, du bien-être, une élévation du niveau de vie, et vu sous cet angle optimiste, c'est très bien. Mais c'est en même temps la démocratisation du mal que l'on peut se faire à soi-même et aux autres. [...] L'homme de notre société n'est assurément pas plus mauvais que celui des siècles passés mais [...] il a maintenant des moyens qui le rendent redoutable." (4)

Et c'est parce qu'ils opèrent par milliers que les intoxiqués de la toile donnent aujourd'hui raison au vieux Tocqueville quand, il y a deux siècles, il s'inquiétait des institutions républicaines mises en place aux États-Unis, craignant que ne s'exerce un jour une "tyrannie de la majorité". La tyrannie de la majorité, qu'elle soit l'expression de "l'opinion russe" ou de toute autre opinion, qu'elle s'exerce de façon débridée, comme aux États-Unis ou par la passivité, comme en Russie, n'est rien d'autre qu'une tyrannie. Au delà des apparences, c'est un même rejet de la vérité dont elle est l'expression.

Or, j'explique ce rejet de la vérité par une subversion totale, planétaire, de l'idée de liberté, plus exactement la déconnexion de cette idée de la notion de responsabilité. En Russie, l'opinion se défausse de toute responsabilité en se reposant toute entière sur l'appareil d'État ; en Occident (et en premier lieu aux USA), c'est sur les infrastructures numériques qu'elle assoit sa puissance, sa capacité de nuire par l'usage banalisé du mensonge. En Russie, ce sont donc les vieux procédés de la propagande qui ont court ("A l'est, rien de nouveau", si j'ose dire). Mais à l'Ouest, c'est un tout autre système de propagande qui a cours, hélas infiniment peu perceptible comparé à l'autre, mais pourtant parfaitement décrit il y a soixante ans par Jacques Ellul dans son ouvrage “Propagandes” (5) quand il démontrait qu'en société de masse le schéma classique, binaire, “propagandistes” versus "propagandés" n'est plus pertinent et que de nouvelles formes, peu perceptibles, ont émergé, du fait de la démocratisation des techniques. De fait, le schéma chomskien de la "fabrication de l'opinion" par les grands groupes de presse, manichéen à l'extrême et auquel tant d'intellectuels continuent encore de se référer, est en grande partie sinon ruiné du moins dévalué depuis que les particuliers, par millions, ne sont plus seulement des consommateurs mais des producteurs de médias. Pour le meilleur mais aussi pour le pire. Or cela, il ne suffit pas d'en convenir mais aussi de le comprendre. Le livre d’Ellul développe une analyse extrêmement fouillée du concept d’opinion publique et, personnellement, je n’en ai trouvé aucune d’aussi pertinente et clairvoyante dans la littérature française de l’époque.

Joël Decarsin, militant technocritique

1 – Benoit Vitkine, "Conflit en Ukraine : les Russes veulent-ils savoir ?", Le Monde, 15 mars 2022
2 – Benoit Vitkine, "Alexeï Navalny et le nouvel avatar russe de la post-vérité", Le Monde, 26 janvier 2021
Je recommande au passage l'article que Wikipédia consacre à ce sujet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ère_post-vérité 
3 –J’utilise ce terme à dessein, sans nullement céder à l’humeur, pour souligner que la composante psychologique de nos dirigeants n’est guère prise en compte par les analystes, du moins qu’elle est sous-estimée… sauf hélas quand il est trop tard, comme on l’observe actuellement. Le Docteur Folamour est rangé dans les fictions distrayantes au lieu d’être considéré comme un archétype participant des structures du monde moderne.
4 – Jacques Ellul, Ce que je crois, Grasset, 1987.
5 – Jacques Ellul, Propagandes, 1962. Réédition : Economica, 2008.

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7 réflexions sur “Marina Ovsiannikova et l’opinion russe. Mais de quelle “opinion” parle-t-on ?

  • « Missiles à l’Est, paci­fistes à l’Ouest ».

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  • Pierre

    Interrogée hier sur France 24, Anastasia Perun, tra­duc­trice en Ukraine, ne croit pas une seconde à la véra­ci­té de la per­for­mance de Marina Ovsiannikova. Selon elle, la rhé­to­rique qu’elle uti­lise est celle du pou­voir et aucu­ne­ment celle de la résis­tance à Poutine. Il faut entendre son témoignage :
    https://www.france24.com/fr/vid%C3%A9o/20220316-guerre-en-ukraine-tous-les-russes-sont-coupables-de-ce-qu-il-se-passe-assure-une‑r%C3%A9fugi%C3%A9e

    J’admets que l’on ne peut- être sûr de rien sûr ce qui se dit et se passe en Russie, sur­tout ces temps ci, mais il y a vrai­ment de quoi s’é­ton­ner qu’au­cun « expert » n’ait pu seule­ment sup­po­ser l’embrouille.

    On reproche à la popu­la­tion russe de gober tout ce que lui ingur­gitent Poutine et ses médias mais « les occi­den­taux » valent-ils mieux qu’eux ? Il y a vrai­ment de quoi se poser la ques­tion ! Qu’est ce qui est encore VRAI dans ce pauvre pays ?…

    Pierre

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    • Que « les Occidentaux » ne fassent pas mieux n’exo­nère pas d’en faire tout autant, et même pire !…

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  • Marie Langlade

    Un témoi­gnage ? Ou plu­tôt une opi­nion guère plus argu­men­tée sous pré­texte d’une simi­li­tude entre « élé­ments de lan­gage ». En quoi l’a­mende de 250 euros prou­ve­rait la « magni­fi­cence » de Poutine ? Le pro­cès éven­tuel serait aus­si une mise en scène ? Certes, tout est pos­sible en dictature.

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  • « Tout est pos­sible en dic­ta­ture », à com­men­cer par le moins pro­bable. Qui, il y a un mois, croyait pos­sible l’in­va­sion de l’Ukraine et les crimes de guerre per­pé­trés par la suite ? Qui aurait cru que Poutine trai­te­rait le Juif Zelensky de nazi et que des mil­lions de russes goberaient ?
    La pro­pa­gande n’a aucune limite et, bien sou­vent, « plus c’est gros, plus ça passe ».
    Même s’il est a prio­ri peu pro­bable que l’ac­tion d’Ovsiannikova soit une opé­ra­tion de pro­pa­gande, sim­ple­ment parce que Poutine aurait plus à y perdre qu’y gagner, seul l’a­ve­nir pour­ra dire ce qu’il en aura été.

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  • Joël Decarsin

    J’ai bien indi­qué que l’i­dée que la pres­ta­tion de Marina Ovsiannikova peut s’ins­crire dans un plan de pro­pa­gande du pou­voir n’est qu’une hypo­thèse. Or faire des hypo­thèses relève, me semble t‑il, de la
    pru­dence. Surtout en temps de guerre.

    A l’in­verse, réagir à l’é­vé­ne­ment immé­dia­te­ment et par l’é­mo­tion, comme l’ont fait des mil­liers d’in­ter­nautes et jus­qu’à notre pré­sident de la République, offrant l’a­sile à Ovsiannikova, devrait nor­ma­le­ment nous rendre tous per­plexes, ce qui n’est pas le cas.

    Il ne s’a­git pas de voir du com­plot par­tout et tout le temps, mais sim­ple­ment d’être pré­cau­tion­neux. Question de prin­cipe, ose­rais-je dire. Et tout par­ti­cu­liè­re­ment quand on a affaire à des images venant de la prin­ci­pale chaîne de télé­vi­sion russe. 

    Bien au delà de l’é­pi­sode Ovsiannikova, je veux sou­li­gner que le suc­cès gran­dis­sant des fake news et du com­plo­tisme dans le monde, c’est d’a­bord celui de la croyance sur l’in­tel­lect et les expertises. 

    Et si Ellul (et d’autres bien sûr) ont tra­ver­sé leur siècle de façon qua­si inaper­çue, c’est que déjà, bien avant « l’ère post-véri­té, la croyance, les lieux com­muns et les bons sen­ti­ments l’emportaient sur le diag­nos­tic. « Défaite de la pen­sée », comme dirait l’autre.

    Or si l’on en arrive aujourd’­hui à des situa­tions aus­si paroxys­tiques que l’in­va­sion de l’Ukraine, c’est bien jus­te­ment parce que les occi­den­taux ont sacri­fié leur pen­sée à la croyance… que Poutine ne pas­se­rait pas à l’acte. Pour impo­ser ses propres croyances.

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