Sur l’autoroute A69 et les Chemins noirs de Sylvain Tesson
Des Chemins noirs de Sylvain Tesson à l’autoroute A69 en construction dans le sud-ouest, deux mondes se tournent le dos – l’un pour magnifier une dérive d’un poète-marcheur en travers d’une France buissonnière ; l’autre pour parachever la croisade technocratique de l’« aménagement du territoire »…
Huit ans après qu’il me fut offert à Noël par mon fils François, me revoici Sur les chemins noirs, dans les pas de Sylvain Tesson. Étrangement, je revis son parcours comme une autre première fois, si tant est qu’on ne se rebaigne jamais dans la même rivière. D’autant que la mémoire, entretemps, a œuvré à l’effacement partiel pour ne garder que l’essentiel : les impressions partagées avec les réflexions profondes et les images du poète. Tesson, ce grand poète-marcheur de nos siècles, ce XXe et celui-ci, en fin et début d’une ère éperdue, que le parisien Printemps des poètes a rejeté comme parrain suite à une lamentable cabale de pétitionnaires incultes et débiles. Passons.
Les chemins noirs sont ceux tracés sur les cartes de l’IGN : « Je ne pouvais jamais regarder ces représentations au 25 000e sans me demander ce qui se tramait là, sous mon doigt, au bout de ce sentier isolé, sur un talus zébré d’un tortillon. » C’est ainsi que l’homme à la gueule cassée, au corps fracassé suite à une chute d’alcoolisé, comme en une quête de rédemption païenne, entreprit de parcourir à pied et seul une diagonale de traverse folle reliant le Mercantour au Cotentin. « Je voulais, écrit-il, m’en aller par les chemins cachés, bordés de haies, par les sous-bois de ronces et les pistes à ornières reliant les villages abandonnés. […] Loin des routes, il existait une France ombreuse protégée du vacarme, épargnée par l’aménagement qui est la pollution du mystère. Une campagne du silence, du sorbier et de la chouette effraie. »
Et voilà qu’aujourd’hui ces chemins-là se trouvent comme bafoués en une provocation au nom du « progrès » et de la croissance avec cette autoroute A69 en cours de réalisation, soit une soixantaine de kilomètres entre Toulouse et Castres concédés à la bagnole autant qu’à des intérêts privés comme ceux du laboratoire cosmétique Fabre et des futurs exploitants autoroutiers.
Aujourd’hui encore et depuis des mois, de multiples opposants (associations environnementales, scientifiques, militants) dénoncent sous ce projet une absurdité écologique : fragmentation accentuée du territoire, consommation de sols naturels et agricoles, destruction de la biodiversité et des zones humides, pollution accrue, coûts exorbitants… Rien n’y fait : le char de l’État avance avec son bitume et ses blindés lancés contre les manifestants, dont les « écureuils » perchés et enchaînés dans les platanes condamnés, délogés manu militari, tandis que des néo-zadistes recourent à la violence dangereuse.
Tesson n’y pourra rien, quand bien même l’eût-il voulu. Lui qui lit la géographie humaine comme « une forme de l’Histoire », s’est défait sans peine des illusions de la modernité – il en est le clairvoyant pourfendeur : « Au commencement, les choses avaient dû être enthousiasmantes. […] Les nourrissons de 1945 avaient tiré à la loterie de l’Histoire le gros lot des années prospères. Ils n'avaient pas écouté Jean Cocteau lançant cette grenade à fragmentation dans son adresse à la jeunesse de l’an 2000 : “Il est possible que le Progrès soit le développement d’une erreur.” »
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En plus du Tesson (Gallimard), on peut aussi lire : Le Tour d’un monde avec un âne…
« Tout a commencé dans ce train, entre deux gendarmes. Dès qu’on a quitté la gare Saint-Charles, ils m’ont enlevé les menottes mais le contrôleur avait bouclé la porte du compartiment, de l’extérieur, pour que personne ne nous dérange. » [.*.*.] « En larmes je suis entré au royaume des loups. » René Frégni, Les chemins noirs. éd. Denoël 1988, Prix Populiste 1990.
Hasard sans doute ? Entre l’incipit et la phrase finale, 337 pages d’un Folio que je viens de lire, pioché sur les étagères de la Pochothèque “familiale” où le bouquin est arrivé “en mon absence” = l’édition Folio est de 1992 – 93 pendant que j’étais “détachée” à Reims, ou à Dijon, après avoir passé 4 ans (1985 – 1989) à Athènes.
Selon la brève “présentation” avant le texte, René Frégni est né à Marseille le 8 juillet 1947. Son texte se présente comme autobiographique, quoi qu’il en soit il n’est ni anodin, ni négligeable, et l’identité de titre est un mystère !
Merci Françoise ! J’avais bien noté chez Tesson la référence à René Frégni et à ses Chemins noirs des années 1980… Sans cependant aller plus loin, ce que je vais tâcher de faire. Encore merci.
Merci Françoise ! Je m’y suis mis aussi à Frégni que Tesson évoque dans ses Chemins noirs à lui. On en reparlera j’espère.
Mieux que Cocteau qui balançait des grenades marines pour tuer les poissons il faut citer Élisée Reclus qui dénonçait dans le progrès le potentiel de regrès (prononcer « regret »).
Un Cocteau-Molotov ?-)
J’en ai profité (de l’article) pour relire Sur les Chemins noirs. Et en effet, comme pour le fleuve d’Héraclite, on ne lit pas deux fois le même livre. Celui-ci s’est encore bonifié à mes yeux. Tesson est un poète, un poète terrien, c’est-à-dire autrement enraciné que bien d’autres éthérés ; un terrien marcheur, arpenteur géographe, géophile qui s’incorpore au paysage et réciproquement. Ce « globe trotter » sait aussi magnifier la sagesse de quelques voyageurs immobiles croisés sur ses chemins. Ce qui lui fait trouver « désinvolte d’avoir couru le monde en négligeant le trésor des proximités ».
Au fait, rectificatif : j’ai écrit dans mon article ci-dessus qu’il était parti seul… En réalité pas vraiment, pas tant que ça et pas toujours : il a été rejoint par deux potes pour de bons partages de marche, et aussi par sa sœur. De petites exceptions dans cette traversée de plus de deux mois.