mon JOURNAL. 23/01/05 : « Témoins d’une guerre qui ne dit pas son nom »
Le lendemain encore, les ondes repassait le plat du W et de son mot «liberté» rabâché quarante-deux fois… Tandis que ce qui avait tout de même chamboulé le pays – ne serait-ce qu’en tant que fait d’actualité – s’était dilué. Certaines gazettes, le lendemain, reflétaient aussi ce même décalage.
Intention politique ? Je ne dirais pas. Pas consciemment en tout cas. En fait «ça naturalise», en ce sens que tout arrive «naturellement» (c'est l'adverbe préféré de Chricac). Toutes les heures, comme ça, on nous serine avec les cours de la bourse, le gros Nasdaq qui bandouille ou désespère. C’est normal, naturel même – comme la météo, d’ailleurs c’est la météo de la finance. Ainsi s’instaurent les évidences, ce poison funeste. Comme si certains pans de la réalité, en particulier de la réalité sociale, relevaient désormais d’une sorte d’autopsie journalistique. Les faits sont là, bien ; posons-les sur la table d’opération. Les grèves. Combien ? Mettez m’en sept minutes. OK. Et Bush ? Bla-bla-bla : neuf minutes. Bien, suivant !
Je ne crois pas vraiment caricaturer. Pas plus qu’un Plantu, dont c’est pourtant le métier, et que je vois encore en train de mimer la conférence de rédaction matinale du Monde : ambiance de morgue autour de sujets froids, sinon refroidis. Même observation d’un confrère ami, d’un autre quotidien : «Ils n’ont plus la niaque, les jeunes journalistes encore moins !». Malaise dans l’info. Et ça commence à bien se voir et se savoir.
Encore un exemple. Mercredi, veille de grève, infos sur France Culture cette fois. Une représentante de la CGT est invitée. Ça cause services publics, réduction de personnel. Le journaliste : «3.600 emplois supprimés sur plus de 200.000, c’est peu… » La syndicaliste ne moufte même pas : on cause chiffres, tout comme les patrons dressent leurs bilans d’exploitation. Et d’y aller des «partenaires sociaux», et que je t’entonne du «dialogue social», tous ces glissements sémantiques qui en disent long sur la tourbe du «cause toujours» où sombre la parole vraie.
A force de «langagier», à ne plus émettre dans les fréquences de l’échange mais dans celle de la com’, c'est-à-dire le contraire de la communication réelle, avec des idées comptables derrière la tête, des calculs politiques et financiers…, à force, la contamination finit par atteindre jusqu’à ses instigateurs. Ainsi un Hervé Gaymard, vendredi matin avec Paoli sur France Inter. Il vient d’entendre un reportage sur la «vente à la découpe» d’immeubles à Paris par des sociétés spéculatrices qui, quelques mois après leurs emplettes les mettent en vente – moyennant une plus-value de 50%! Les locataires de ces appartements sont sommés de déguerpir ou de payer : 6.000 euros le mètre carré ! Dramatique, scandaleux. Et le ministre de l’économie et des finances de s’indigner : «Dans quel monde nous vivons!». Le cri est sincère, à n’en pas douter. Voilà bien l’aberration : ce ministre du libéralisme avancé ne reconnaît pas ses petits ! Il s’indigne des effets de sa politique dont il apparaît comme totalement dissocié ! Une sorte de schizophrénie, maladie grave. En politique aussi.
A côté de quoi le parler vrai provoque une ivresse. Mercredi, juste avant 14 heures sur France Inter, la fin de la partie magazine du journal. Fabrice Drouelle, journaliste de qualité, reçoit un autre homme de qualité qui publie un livre, Les Vivants et les morts. Il s’agit de Gérard Mordillat, également cinéaste, qui n’en est pas à son premier bouquin. Le propos m’émeut ; on m’attend à 14 heures, mais je ne peux pas descendre de la bagnole, je m’excuserai : «Je causais avec un homme», c'est-à-dire que l’homme me parlait. Il disait : «Nous sommes aujourd’hui les témoins d’une guerre qui ne dit pas son nom. Chaque jour on annonce les morts : 4.000 licenciements par-ci, 800 par-là, 300 prévus»… Je réentends les «3.600-c’est peu» du matin… Mordillat poursuit : «Ils meurent socialement, intellectuellement ; ils sont ramenés à des chiffres, une accumulation banale, comme les morts au Proche-Orient. Les vivants n’acceptent pas ça. Non, l’Histoire n’est pas terminée !».
Enfin, ce samedi, rentrant donc de «mon marché», un “émile” de mon pote lorrain, André Faber (que mes habitués connaissent par ses dessins acides). «Alerte ! ce jour dans Libé, page 16, à Liévin, tout y est, purée de purée, du super bon boulot de journaliste comme j'aime !». En effet, il s’y connaît le Dédé pour «tâter la mangue journalistique». «À Liévin, la vie en bouts de chandelle», c’est le titre, raconte l’histoire d’un couple coupé de gaz, d’électricité et pour ainsi dire du monde. Mais pas vaincus !, dignes, voire fiers – ne rien devoir. Extrait : « “Un jour, j’ai voulu allumer le gaz, plus de gaz. Je me suis dit ‘tiens’. Je suis allé voir dehors, plus de compteur. Ils ne nous ont même pas prévenus. On ne pouvait plus regarder la télé.” Ils se couchent tôt. “Au lieu de faire l’amour à minuit, on le fait à huit heures” Blanche s’esclaffe d’un rire aigu : ”On rigole, pour pas pleurer. Il faut.“» Ça me renvoie à Mordillat encore, disant dans le poste : «…comme si l’histoire du monde pouvait se jouer dans un couple d’amoureux…».
Trouvez-vous d’urgence Libé de samedi (22/01/05). Ce reportage honore son auteur, Haydée Sabéran, ainsi d’ailleurs que Libération. Le hasard (?) a fait que dans ce même numéro Serge July, le patron, y commente l’entrée capitalistique d’Edouard de Rothschild. La coïncidence est lourde de sens. L’écart de «fortune» aussi, entre les Rmistes du Pas-de-Calais et celle, sans guillemets, du financier – entre 150 et 200 millions d’euros selon Le Monde. Libé «se donne les moyens du futur» dit July, à propos de son pari. Un pari hippique, en quelque sorte ; s’agissant de cet Édouard, qui vise aussi la présidence de France Galop, une société de courses jadis tenue par Jean-Luc Lagardère – que le monde est petit. Et celui de la presse rétrécit comme peau de chagrin.
Gérard, tu écris à un moment : « la com”, c’est-à-dire le contraire de la communication réelle ».
J’aimerais focaliser mon commentaire sur cette affirmation. Mon avis est qu’il serait regrettable d’utiliser le terme « réel » comme d’autres emploient le terme « naturel » !
Étant devenu misanthrope au sens où Molère définit ce terme (celui qui, pour avoir trop espéré du genre humain, en a appris le dés-espoir, la désillusion), j’aurais tendance à dire (comme John Lennon): « nothing is real ». Autrement dit, hormis l’espace intime, celui de l’amour et de l’amitié, toute intervention humaine est nourrie d’intérêt, a fortiori celle qui prend à témoin : « l’info », « la com ».
Aujourd’hui, plus que jamais, un journal n’existe que s’il a préalablement ciblé son lectorat. Mais, dès lors, chaque message est-il d’emblée perverti par une grille de lecture, par un ensemble d’idées convenues (explicitement) ou de préjugés (implicites)? Oui. Tant pis si çà fait hurler mais la presse me fait souvent penser à de la propagande. Mais la propagande de quoi au juste ? De la résignation à l’indifférence.
Bigre ! Mais comment et pourquoi une telle propagande ? Démonstration par l’exemple.
- « 3600 licenciés, c’est peu » signifie en décodé : « T’excites pas Bob, t’es pas seul sur le carreau.
– « Rothschild entre dans le capital de Libé + Libé décrit la vie en bout de chandelles à Liévin » doit se traduire par « Rothschild s’intéresse aux coupures de gaz. Il en rend d’ailleurs largement témoignage dans son nouveau canard. Par avance, il remercie donc tous ceux à qui, d’aventure, on couperait le gaz de bien vouloir 1) lui témoigner leur totale reconnaissance ; 2) le laisser continuer à s’en foutre tranquillement plein les fouilles ».
La presse propagande ? Diable et grands dieux, serait-ce là du manichéisme ? Que nenni ! La presse est pleine d’alliés, à commencer par toutes celles et tous ceux qui « croient » en elle (en ses vertus prétendument éclairantes) mais aussi bon nombre d” »acteurs sociaux », telle cette syndicaliste qui ne bronche même pas au « 3600 licenciés, c’est peu ».
Mais alors, pourquoi ferait-on si unanimement la propagande de la résignation à l’indifférence ? Pardi ! Pour faire obédience à dame Technique, la divinité du monde moderne, et à son impératif, l’Efficacité. Quand la technique n’est plus le moyen qu’elle était mais est devenue une fin, quand le respect de l’efficacité s’instaure en règle, quelle place pourrait-il rester à la dignité humaine ? Réponse : celle que lui confèrent ces mêmes médias, de façon savamment orchestrée, à travers le charity busines (Telethon & Co). Dans deux buts : 1) se parer de l’image de la vertu que n’ont pas ceux qui les animent ; 2) entretenir l’illusion auprès de ceux qui « croient » en eux.
Mais alors, toute la presse serait concernée ? Non seulement TF1 mais aussi Arte, les inrockuptibles et autres défenseurs de l’intelligence ? Et toute l’opinion publique ? Ben oui répond le misanthrope, « sauf peut-être un petit village » ajoutera t‑il malicieux s’il est amateur de BD.
Il « suffit » pour s’en convaincre de jeter aux orties tous les bons sentiments, désespérer pleinement du genre humain et se rendre compte que, pas plus que le Moyen Age (qu’on aimerait « obscur ») la modernité (qui se dit « éclairée ») n’est à l’abri des illusions. Pourquoi le serait-elle d’ailleurs ?
Mais au bout du compte, que reste t‑il au prix du désespoir ? L’espérance. Mais c’est là un autre chapitre.
Joël