Afrique(s)Reportages

Sur Le Caire, démence et sagesse. Sur la bagnole et le peu de prix de la vie

monJOURNAL depuis Le Caire. 10/11/05

[dropcap]Quiconque[/dropcap] a connu Le Caire sait ce que l’enfer veut dire, du moins concernant la circulation. Quinze ou même vingt millions d’âmes dont une grosse partie sur roues (deux ou quatre, ou six huit et plus pour les bus et camions), ça en produit du gaz et des fumées, du bruit, des frayeurs et des accidents ! Hier matin, pour aller honorer le Nil, il m’a fallu jouer à la roulette russe – j’exagère à peine – en traversant une quatre voies pratiquée comme une autoroute (pas de passages pour piéton en vue, ni de passerelles) sans limitations d’aucune sorte : vitesse affolante, klaxons incessants, véhicules de tous âges et de toutes conditions, dont les pires, évidemment.

C’est un ahurissant gymkhana qui met aux prises une certaine modernité insensée – la grande capitale assez à l’occidentale avec ses tours, ses pubs et ses néons – avec l’archaïsme d’une société à trois vitesses au moins qui envoie dans ce cloaque de la mort de pauvres paysans en charrettes surchargées de légumes et autres, tirés par des ânes ahuris, étiques ou dépressifs. J’y ai vu aussi deux troupeaux de brebis tétanisées faisant comme un bloc tremblant aux côtés de leur berger pour le moins égaré sur l’asphalte en folie.

Et, par ailleurs, en quittant ces axes de la démence urbaine, vous voilà plongé dans les rues moyen-orientales – non, Le Caire n’est pas ville africaine – où l’on savoure une certaine tranquillité, du moins apparente. J’en parlais dans mon article précédent, la vie ici peut sembler pénarde, autour d’un thé et d’un narguilé. Mais si on creuse un peu… Misère des quartiers éloignés, flicage généralisé, islamisme rampant, chômage record frappant surtout les jeunes (classe d’âge la plus nombreuse), femme sous-traitée, sinon maltraitée et mise sous voile – non pas de manière systématique comme au Yémen avec la burka mais, m’a-t-on dit de plusieurs sources, avec une sorte de renouveau… bien régressif.

J’ignore si les résultats du vote d’hier sont connus. Ma télé d’hôtel est fâchée. De toutes manières, elle ne crachote qu’en arabe. Idem pour la radio. En trois semaines, je n’ai jamais pu capter RFI. Il est vrai que la France n’a jamais eu beaucoup d’emprises sur l’Afrique de l’Est. A part « Pigeot » qui tient un peu la route, enfin qui a tenu, avant les japonaises, avec ses increvables mais tout de même très décaties 404 (à Harar en Éthiopie, 100% du parc des taxis…) et 504, comme ici. Le taxi qui m’a emmené hier aux Pyramides ne tarissait pas d’éloge sur la sienne, achetée neuve il y a 28 ans, en novembre 77 (il n’a pas dit le jour), et qui a largement dépassé ses… deux millions de kilomètres ! La Pigeot est donc « la meilleure voiture du monde ». « Mieux que Jacques Chirac ! » Mon chauffeur se lance dans la politique, en franglais local. Il n’aime pas Moubarak. Il n’a pas voté pour lui. Il me montre le bout de son index marqué d’encre rouge – preuve du vote. Au bout d’un moment, il revient à Chirac et lâche sa pensée du jour, ma foi bien troussée : « Lui, Chirac, il est pas digaulliste… il est digolasse… ». Notre « Canard » ne fait pas toujours aussi bien.

Il me montre les monuments, le zoo, le parc d’attraction sur la vie des pharaons, le bien nommé « Casino des Pigeons », les ambassades : Russie, France, Israël. Tout ça à 100 à l’heure, allant d’une fille à l’autre, côtoyant l’apocalypse, freinant à la dernière seconde face au trente tonnes croulant sous ses sacs de céréales, crachant toute la suie du monde. Et moi le cul serré au max, et lui de me rassurer : « Moi gout’ drraill’veurr, vérrigout’ drraill’veurr ». Il a l’œil, en plus de la vérigoud Pigeot et ses cinq rétroviseurs panoramiques, « pour voir tout dedans et tout dehors ». M’enfin, je suis toujours intact, par Allah ! À propos, il me dit aussi qu’avant il était chrétien et maintenant musulman. En fait, c’est un Soudanais d’origine, né à Abou Simbel, dans la Haute-Egypte noire, vers les sources du Nil. Il est noir, n’aime pas bien les Arabes. Il avait guetté les salamalecs de mon guide tentant de m’extorquer quelques livres égyptiennes de bakchich – et même plutôt des euros. Il avait vu son sourire très faux-jeton, parlant des besoins du cheval, de la famille et tout le toutim. Bref, on remonte dans la caisse et là, dans une grimace dégoûtée, il me lâche « Arabes, not gout’, toujours bakchich ». Et nous voilà sur le chemin du retour. Nous étions convenu du prix au départ. Je lui paie ses 70 livres. Il attend et finit par me demander « un pitit kekchose pour la famille »… Je lui ai alors demandé en riant s’il était devenu arabe depuis tout à l’heure. « No ! It’s okay ». Et nous nous sommes quittés après l’accolade…


Quand je dis – je l’ai même répété ici – que les transports représentent le plus grand risque des voyages, j’ai vraiment l’air et de radoter et de sortir une lapalissade. Tout de même ! Que je vous raconte aussi cet avant-dernier épisode, à Sanaa, cette fois. La compagnie Yemenia, renonçant au bus d’aéroport prévu pour le transfert en ville de ses passagers en transit, décide d’affréter quelques taxis (des 504…), me voilà donc embarqué. Pour une course démente, une vraie course de pur-sang arabes sur pneus. Les trois taxis, des jeunes types plutôt écervelés et sous testostérones actifs, bien sûr flanqués de leur fameux jambya, n’ont de cesse de se doubler et redoubler. Tout klaxon dehors, frisant l’accident en permanence – et je ne parle pas de l’état des pneus. Long et éprouvant parcours d’une dizaine de kilomètres ou plus, en tout cas interminables et des plus stressants. Au retour ce fut pire encore ! Le jeune con au volant du minibus a failli renverser un pépère qui traversait. Là, j’ai bondi, gueulant ma protestation en anglais, le traitant de fou meurtrier et inconscient. Il s’est marré en coin dans son rétroviseur, a quand même un peu ralenti, pas longtemps. Je l’ai encore engueulé à l’arrivée à l’aéroport. Ça les faisait poiler, lui et son comparse. Ils en auront une bien bonne à raconter aux copains.

La bagnole, la route Si peu de cas de la vie, de la sienne comme celle des autres. Folie meurtrière.

Il me reste à gagner Suez. Par la route, hélas. Deux bonnes heures depuis Le Caire. Là, je vais embarquer vers 22 heures sur le « Debussy », un cargo porte-conteneurs, un monstre de la CMA-CGM, compagnie basée à Marseille. Mais c’est au Havre que je débarquerai, via Malte et Gibraltar. Je tiendrai un vrai journal de bord, pouvant bénéficier de la connexion de bord. Appareillage au petit matin pour remonter le canal à la vitesse d’un chaland. Une dizaine d’heures plus tard, à nous la grande bleue !

Mon mac de voyage, qui a de la mémoire, me rappelle sèchement cet anniversaire : « 10 novembre 1891. Mort de Rimbaud à Marseille ». Je m’en tiens là pour aujourd’hui, ayant en réserve une pleine malle d’images, de souvenirs et d’émotions cueillies sur ses traces à Harar.

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Une réflexion sur “Sur Le Caire, démence et sagesse. Sur la bagnole et le peu de prix de la vie

  • Commentaires en vrac, publiés lors de la parution sur une autre adresse de "C'est pour dire"

    Commentaires
    Bonjour Gérard,

    C’est vrai, je n’ai rien à dire de pré­cis, mais je n’arrivais pas à me taire…

    Alors, com­ment dire… Merci de ces billets rela­tant votre iti­né­raire, tan­tôt tou­chants, tan­tôt frap­pants, tan­tôt rageants !
    Y’a pas à dire, ça change des revues tou­ris­tiques ou des émis­sions télé­vi­suelles ! Le « vrai » monde est beau­coup plus en nuances de gris et en perles cachées que l’on trou­ve­ra par hasard, rien à voir avec le clin­quant ou le toc qu’on voit à la télé…

    Pardonnez-moi si j’ai man­qué cette infor­ma­tion-là, mais quelle sorte de forme prend votre “contri­bu­tion” à votre jour­nal ? Une chro­nique heb­do­ma­daire avec pho­tos et textes, quelque-chose dans ces eaux-là ? Ne connais­sant que peu le milieu jour­na­lis­tique, je doute d’avoir devi­né juste ^^;;

    Amicalement,
    Sabin

    Rédigé par : Sabin | le 11 novembre 2005 à 22:46 | Alerter
    Malgrgé le faîtes que je par­tage la plu­part de vos sen­sa­tions au Caire, car c’est le sen­ti­ment que j’ai depuis 7 mois que je vis ici.
    Mais faut tou­jours que vous nous sor­tez vous les non musul­mans vos cli­chés sur la femme voi­lé et votre depla­çant opi­nion non moins cho­qant sur l’islam que vous ne dis­po­ser par ailleurs que très peu de connaissance.
    Sachez pour clore que j’ai quit­té la france jus­te­ment pour pra­ti­quer ma reli­gion libre­ment et me sous­traire au regards des imbé­ciles de vos genres et voi­là que cela nous pour­suit jusqu’à dans nos pays musulmans.
    C’est las­sant tout de même, lâchez-nous un peu les bas­quet ! Vous ne com­pre­nez pas ce que signi­fie un choix de vie, d’opinion et de croyance.
    Désolant vrai­ment et ça se dit defen­seurs de droits de l’homme, lequel d’ailleurs le vôtre ou le nôtre, hein !
    Bien mal­heu­reux sont ceux qui vous croient, ils ne courent qu’à leur perte.

    Rédigé par : Mariama | le 16 mai 2008 à 01:22 | Alerter
    Mariama a entiè­re­ment rai­son, je ne suis ni musul­mane ni chétienne
    je suis allée 2 fois en Egypte et j’ai ado­ré, et je n’ai pas vu que des monu­ments, mon cir­cuit n’était pas du tout tou­ris­tique mais j’ai été impres­sion­née par la gen­tillesse des gens et leur tolé­rence (ils le sont bien plus que dans nos pays soient disant civilisés) .
    J’avais par­fois honte de nous , nous nous impo­sons là comme des occi­den­taux pré­ten­tieux croyant avoir La Vérité.
    Les pas­sants nous disaient “wel­come in Egypte” sans rien nous demandé.
    Je n’ai jamais enten­du “Welcome in France” aux nord africain.
    De plus ma fille et moi nous nous sen­tions en sécu­ri­té dans les rues du Caire pas comme dans les villes en France.
    Non Mariama je ne crois pas ce qu’on peut racon­ter car je l’ai vécu et je sais que tu as rai­son : on na aucun droit de vous juger.
    En ce qui conserne la cir­cu­la­tion c’est vrai le Caire est en per­pé­tuelle mou­ve­ment, moi j’ai trou­vé ça plu­tôt drôle et les acci­dents il n’y en n’a pas plus qu’ici.

    Rédigé par : Dominique | le 29 mai 2008 à 18:10 | Alerter
    Entre Mariama qui me jettent ses ana­thèmes, et Dominique qui géné­ra­lise sur la “gen­tillesse des gens et leur tolé­rance”, je main­tiens ma posi­tion.. À savoir, celle d’un obser­va­teur de métier – c’est-à-dire réso­lu­ment atten­tif à ne pas pré­tendre à LA véri­té, pré­fé­rant livrer ses obser­va­tions comme l’expression de faits rele­vés à l’instant T. Attitude qui semble étran­gère à mes inter­lo­cu­trices. Quant à dénier le droit à un “non-musul­man” de por­ter un regard hon­nête sur un pays consi­dé­ré comme une frac­tion de l’humanité… Passons. Je n’irai pas jusqu’à vos argu­ments pour vous dénier le droit de me “juger”, moi a‑religieux et même de plus en plus athée, si j’ose dire… vu l’état du monde et de l’humanité souf­frante. Vous en avez plei­ne­ment le droit : le droit d’entrer en dis­cus­sion avec le désir authen­tique de ren­con­trer l’Autre. Voyageant sou­vent, je constate que les croyances de cha­cun ne consti­tuent jamais des obs­tacles à l’échange humain. A la dif­fé­rence de l’embrigadement reli­gieux qui dresse des mili­tants fana­ti­sés contre ceux qui ne sou­haitent pas leur ressembler.
    Pour en reve­nir au Caire et à pro­pos de la fré­quence des acci­dents et des agres­sions diverses, voyez tout de même les sta­tis­tiques avant de trou­ver ça “drôle”.

    Rédigé par : Gérard Ponthieu | le 29 mai 2008 à 18:52 | Alerter
    Si on ne dit pas “wel­come to France” c’est peut-être tout sim­ple­ment parce qu’on dit les choses quand on les pense. Bien enten­du que vous êtes bien­ve­nus en Egypte et dans tous ces pays où le tou­riste et sur­tout la manne moné­taire qu’il repré­sente sont for­te­ment sou­hai­tés sinon souhaitables.

    Un tou­riste géné­ra­le­ment ça va en petits groupes, au maxi­mum quelques cen­taines d’individus. Ca voyage réglo avec des papiers en bonne et dûe forme, ça ne fiche pas le boxon par­tout où ça passe parce que dans la plu­part de ces pays le concept de double peine connais pas, dans le meilleur des cas on est rapi­de­ment ren­voyé d’où on vient mais on peut aus­si bien crou­pir dans une de ces geôles sor­dides en atten­dant des semaines ou des mois de voir un avo­cat. Alors on se tient à car­reau et lais­sez-moi vous dire que tant que vous ne sor­tez pas des sen­tiers bat­tus vous ne ris­quez pas gros à cause du pas­sage inces­sant des autres tou­ristes. Donc on va là-bas pour dépen­ser des tas d’argent sans semer sa zone et en plus au bout de 2 semaines maxi­mum dans la plu­part des cas, on rentre gen­ti­ment chez soi.

    Je peux vous dire que si tous les tou­ristes qu’on rece­vait étaient comme ça, on leur dirait “wel­come to France” en arabe même. Et on leur ser­vi­rait leur crois­sant-café noir avec un sou­rire d’une oreille à l’autre tout en n’en pen­sant pas moins du reste. Exactement comme eux.

    Rédigé par : Serge | le 30 mai 2008 à 02:29 | Alerter

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