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Sale temps, mondialisation : Et vogue le cargo

monJOURNAL depuis le « Debussy » (14/11/05, quatrième jour à bord)

À peine quatre heures à la montre et me voilà sorti de la nuit. Je dors donc aussi « en pointillé », selon les us et coutumes locaux. Me voilà atteint. Les premières nouvelles me sont données par les cent coups/minute du cœur infatigable. Et quand le cœur va…

Hier soir, à la passerelle, face à l’horizon, heure franco-roumaine avec Nicolae et Sandel, deux lieutenants de ponts qui sont de quart. La lune bien arrondie scintille sur les flots presque lisses. On parle bientôt de… Panaït Istrati, magnifique écrivain – pour tout dire un de mes préférés – à qui l’on doit quelques chefs d’œuvre, certains écrits en français : Kyra Kyralina, Oncle Anghel,  Présentation des Haïdoucs,, Codine… Comme Istrati, Sandel est originaire de Braïla – d’ailleurs la plupart des Roumains de l’équipage viennent du delta du Danube, et plusieurs de Constança. La marine roumaine comptait dans les 300 unités avant la révolution de 89. Elle s’est trouvée ruinée et dépecée du jours au lendemain, jetant à la rue des milliers de marins.

Étrange, de se trouver là, entre ciel et mer, dans l’univers et l’universel en paix. Le vaisseau n’a rien de fantomatique – Debussy n’est pas Wagner ; il file ses 25 nœuds, comme un bolide des mers. Les radars montrent la « route » et ses éventuels obstacles. Nicolae assure aux jumelles. L’heure est douce, comme l’air sur le pont.


Hier, escale d’une douzaine d’heures à Malte. Pointe touristique à La Vallette, très pimpante capitale, et à Mdina, ville médiévale qui fut l’ancienne capitale. Environ 400.000 habitants peuplent cette île située au sud de la Sicile et que l’Histoire ballotta comme un navire au gré des conquêtes arabes, normandes, angevines et aragonaises, enfin napoléoniennes et britanniques. Cette désormais république n’est indépendante que depuis 1974… Intégrée dans la Communauté européenne, elle ralliera la zone euro en 2007, abandonnant ainsi la livre maltaise.

Mais je n’ai pas vraiment rejoint le « Debussy » pour faire du tourisme, même si l’escale constitue par définition une rupture dans le quotidien du « voyageur au long cours ». Pas pour l’équipage, surtout en escale courte qui, en fait, occasionne à chacun un surcroît de travail. Tout le monde est donc resté à bord, chacun à son poste ou à une tâche particulière liée à l’escale.  Effarant, le boulot à abattre !

Prévu pour 8 heures, l’accostage à Malte mobilise tout l’équipage dès 6 heures. Pour s’en tenir à la passerelle, l’officier de quart doit s’assurer du respect des 29 actions de la check-list « Préparatifs d’arrivée au port et au mouillage ». En vrac, cela concerne la notification, l’affichage et la vérification de données multiples : plans de traversée et derniers avis à la navigation, avis météo, canaux radio VHF des ports ; hauteurs et tirants d’eau, ballastage (s’il y a lieu d’adapter l’assiette du bateau, lui relever l’arrière par exemple), synchronisation des horloges, test des équipements de navigation, des enregistreurs de cap et d’ordres machine, essai des moteurs auxiliaires, allumage des feux, mise en place des pavillons, passage en barre manuelle ; mise en place de l’échelle de pilote et dessaisissement des ancres ; descente de l’allure de la machine ; tests des communications radio entre passerelle et plages de manœuvres, essai des treuils. Sans oublier les points 13 et 14 : prévenir le commandant et le PC machine…

Le temps semble s’accélérer avec la concentration, sans rien enlever à la sérénité de l’équipe. Les ordres se multiplient, toujours répétés en accusé de réception. Les sondes de hauteur d’eau redeviennent actives – il s’agit d’abord, d’éviter tout échouage. C’est le moment où les deux pilotes maltais, montés « au vol » par l’échelle de corde, prennent la relève. Avec le commandant, ils vont assurer la manœuvre d’accostage, sans doute le moment le plus crucial de la navigation. 110.000 tonnes à faire « atterrir » en douceur, au mètre par minute, ou tout comme… ça relève de l’œuvre d’art. Il faut voir et entendre le commandant Mathieu régler ce pas de deux, entre les remorqueurs, le PC machine passé au propulseur d’étrave, le bosco aux amarres, les pilotes à bâbord comme à tribord – et en prime le journaliste qu’il ne veut pas délaisser… Ferait-il un créneau pour garer sa Rolls – enfin, celle de l’armateur… – dans une rue de Neuilly – à supposer que les incendiaires n’aient pas encore atteint la riche banlieue… – serait-il donc au volant lui-même qu’il ne prendrait pas plus de précautions tatillonnes.

A la fin de la bataille, voici le « vessel  Debussy » à quai, comme adossé à une batterie d’énormes amortisseurs, arrimé au jeu croisé des amarres avant et arrière. « Installez les garde-rats ! » ordonne le commandant… Aussitôt fait : telle la garde d’une épée, une sorte de bouclier est installé au débouché de l’amarre, près de la coque, empêchant les éventuels rats de descendre à terre – pas de rats signalés à bord mais, bon, c’est le règlement. On ne peut imaginer la masse réglementaire générée par des siècles, et plus, de navigation.  Le commandant Mathieu m’en abreuve régulièrement. Là, le « mode d’emploi » du  Canal de Suez, très contraignant parce que également très organisé, avec ses 10% d’amende en cas de retard sur l’horaire annoncé, à cinq minutes près. Ce matin encore, il me transmet une copie de la loi Perben II qui sanctionne les pollutions en  mer – jusqu’à 7 ans d’emprisonnement et 700.000 euros d’amende pour les commandants reconnus coupables…

La manœuvre n’est pas encore achevée que déjà s’alignent quatre monstrueuses grues bleues emmanchées d’un long col qui se déploie tel un prédateur du pliocène… « Time is money ! », commente le commandant. Il va s’agir de manipuler quelque 600 conteneurs dans les dix-douze heures de l’escale. La CMA-CGM s’est taillée sa réputation, notamment, sur la ponctualité ; pas question de la démentir. Et commence le ballet hallucinant des portiques happant littéralement les boîtes colorées selon un désordre absolument réglé – depuis Marseille d’ailleurs, où c’est le boulot des  « ship-planners ».

John, mon britannique ami « de passage », résume sobrement le manège : « Amazing ! ». Rien à redire.

Nous avons notre permission de sortie à terre. Pas si simple qu’il n’y paraît – toujours les règlements, renforcés par les tensions internationales et le terrorisme. Il faut pointer au registre d’une autorité maltaise montée à bord, en haut de l’échelle de coupée. Nous enfilons une chasuble fluo (réglementaire…), des gants pour se tenir à la rambarde. Sylvain Debray, le second capitaine nous accompagne. Je pars saluer le cargo depuis le quai, le toiser pour de vrai, moi qui ne l’ai connu que dans la nuit noire du golfe de Suez, depuis « mon » petit remorqueur égyptien. Bon sang, quelle bête ! « Amazing » répète John, qui en est pourtant à sa ixième escale, lui qui entame sa septième semaine sur le « Dibioussy » [John Singer vaut un article à lui seul – à venir ici – sinon un autre roman à la Conrad…].

17 heures pile. Nous re-voici au pied de la passerelle, après les formalités portuaires. À bord, le second capitaine contrôle le chargement depuis son ordinateur : répartition des masses selon les lignes de force et la structure du navire. Un logiciel traite les informations, en extrait des courbes, commande du ballastage, modification éventuelle du plan de chargement.

D’abord prévu pour 18 heures. Nous nous arracherons de terre une heure après, pleins à ras bords, ou presque,comme un porte-conteneurs digne de ce nom. La manœuvre est des plus précautionneuses, facilitée ce soir par la faiblesse du vent. Tout de même, les quais semblent bien proches lors de la sortie du « créneau ». Ne pas érafler la Rolls… ou pire, l’abîmer. Les remorqueurs jouent leur va-tout. Une fois dans l’axe, Laurent Mathieu fait démarrer le moteur, sous pression depuis bientôt une heure. L’île de Malte va s’éloigner doucement, alors que nous restons le centre du monde – le nôtre, clos, monstrueux et beau à la fois, mais si apprivoisé par les hommes de son bord – et jamais cette expression, « être du même bord » n’aura pris tant de sens pour moi. Nous sommes solidaires d’un univers en mouvement, fonctionnant à la confiance.

Quatre heures et demie du matin. Je monte à la passerelle prendre le pouls d’en haut – et, en passant, une première tasse de café. On est dans la pénombre des instruments en veilleuse, marchant presque à tâtons, le temps d’accommoder. Nous naviguons au nord de la Tunisie, à hauteur de Carthage. Tiens, voilà déjà le « boss » le cheveu en pétard, mais pas l’humeur. Il aime son métier, pas besoin de le questionner là-dessus. Accoudés au bastingage, sous la lune légèrement rousse, la grande ourse et tous les attelages de la voûte céleste, on se rend au moment de grâce.  Puis la mer reprend la main : « Là on est bien. Après Gilbratar, ça sera autre chose. La mer est formée, avec un vent de force 6. Puis le golfe de Gascogne, toujours difficile… Bon, on verra bien. »

J’ai emmené dans mes bagages le formidable « Typhon » de Joseph Conrad (offert par mon fils il y a quelques années). Laurent Mathieu n’a rien du capitaine Mac Whirr. Mais de ce dernier je ne peux m’empêcher de penser à sa fameuse phrase leitmotiv, lâchée devant le baromètre en dépression: « Il doit faire quelque part un sale temps peu ordinaire »…

Retour dans ma cabine pour me mettre « à l’article ». Par le sabord que j’ai pris l’habitude d’ouvrir le matin, montent des odeurs de cuisine relevées au soufre du fuel lourd. Le large aussi m’envoie des signes odorants, par bouffées – pour le grand air, rien ne vaut la passerelle extérieure. Pour la vue, ça s’impose même car, de ma cabine, mon regard bute à deux mètres et quelques sur une montagne de conteneurs. Rappel qu’il ne s’agit pas d’une croisière au sens banal : c’est bien mieux – j’y reviendrai.

Des bruits de ferraille inhabituels me parviennent aussi. En me penchant, j’aperçois trois marins affairés à resserrer les barres d’arrimage des conteneurs. L’affrontement se confirme. Je constate du même coup que mon conteneur « préféfé » est toujours là. Le ECMU 95 60 75, d’un bleu soutenu, ne m’a pas quitté à Malte. J’apprécie l’attention. Huit pieds et demi de haut, quarante de long, il affiche ses 30 tonnes de charge. Que contient-il donc ? Mystère. Le commandant se questionne aussi : « Mon rêve, ce serait des conteneurs transparents… Ou alors, non, mieux vaut ne pas savoir !» Nous avons là sous les pieds et les yeux une expression concrète de la mondialisation. Le « Debussy » déplace 110.000 tonnes dont environ la moitié en marchandises, pour la plupart venues de Chine et de Malaisie. Combien de millions de chemises qui vont ruiner la petite usine textile marocaine qui, elle, avait coulé telle autre du côté de Roubaix-Tourcoing ? Et, au bout de la chaîne, combien de chômeurs ? Ce n’est pas le souci de l’armateur, certes. Son rôle est de transporter au moindre coût, dans les meilleures conditions, comme tous les armateurs du monde qui, aujourd’hui, assurent ainsi 90 % du commerce mondial.

(à suivre).

16 h 30. Cap 234, 37°09 N, 3°42 E. Dans trois heures nous serons à hauteur d’Alger. Le vent s’est levé à force 5 : « Bonne brise », note l’officier de quart sur le Carnet de passerelle. Le « Debussy » commence à danser. C’est un slow pour le moment.

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Une réflexion sur “Sale temps, mondialisation : Et vogue le cargo

  • Le trans­port glo­bal de contai­ners est vrai­ment incroyable. Je vous remer­cie pour le tra­vail que vous faites et mer­ci de nous ouvrir un peu les yeux sur votre domaine.

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