A Djibouti, chez les Marines
Œuvrer à la paix, n’empêche pas de s’entraîner à la guerre
Reportage de Gérard Ponthieu, novembre 2005 (note de cadrage).
Les Américains tentent de conjurer à Djibouti plusieurs de leurs grandes inquiétudes : limiter la menace terroriste, toujours latente de part et d’autre du détroit de Bab el-Mandeb, entre la mer Rouge et l’Océan indien ; sécuriser, par conséquent, les voies maritimes en provenance du Golfe ; renforcer leurs dispositifs militaires sur la corne de l’Afrique, particulièrement instable (Kenya, Somalie, Éthiopie-Érythrée, Soudan) et sur cette partie de l’Arabie (royaume saoudien et Yémen) fortement marquée par Al-Qaïda…
Surtout, depuis Djibouti, les troupes américaines protègent d’importants accès à la route du pétrole : trois terminaux d’oléoducs en mer Rouge et un dans le golfe d’Aden. Un quart du pétrole mondial transite dans ce secteur stratégique hanté par un « djihad maritime ».
Djibouti est enfin le seul port sécurisé qui garantisse l’accès maritime à l’Éthiopie (70 millions d’habitants), seul vrai allié régional et à ce titre enfant chéri du gouvernement américain.
C’est dans ce contexte que sont installés et vivent quelque 1.700 soldats des Forces conjointes de la Corne de l’Afrique (CJTF-HOA) coalition de onze pays, mais composée à 85 % de troupes américaines, essentiellement des Marines, mais aussi des membres des Forces spéciales et des services de renseignement. Cette force d’intervention alliée a autorité sur une flotte composée également d’éléments britanniques et espagnols, ainsi que d’une mini-escadre allemande (deux frégates, trois ravitailleurs, 1.500 marins) qui patrouille dans le golfe d’Aden et le long des côtes somaliennes et yéménites.
J’ai donc passé environ sept heures dans le camp Lemonnier, m’entretenant avec des officiers et des soldats, visitant l’ensemble des installations, sauf les lieux secrets… – et pour cause – et étant toujours cornaqué par une pétillante Marine’s sergent-major, Mrs Dona Perdue : 39 ans, entrée dans les Marines à 18 ans, imprégnée d’idéaux humanitaires, très critique sur la guerre en Irak… ; devant son « home », elle me montre les fleurs… et la bannière américaine qu’elle a plantés à son arrivée. [Photo].
J’ai ainsi été le premier journaliste français à visiter le campement, après un confrère suisse l’an dernier. C’est un camp relativement modeste par rapport aux dimensions des grandes bases US, et même par rapport à l’implantation française (2.750 hommes). Le matériel d’armement visible est également limité (six avions et dix hélicoptères ; une vingtaine de blindés légers), ce qui s’explique en partie par la présence française, autrement plus tapageuse, notamment avec ses Mirage ; et, d’autre part, du fait qu’il s’agit bien d’une base d’appui terrestre, reliée tant aux navires de la Navy présents sur les mers de la région qu’à la grande base de Diego Garcia et ses B-52. Ça, c’est pour la partie visible, le reste relevant d’une importante activité de renseignement et de contre-actions antiterroristes. C’est de Djibouti, en novembre 2002, qu’avait été mis en oeuvre par la CIA un missile tiré par un drone Predator, éliminant six membres présumés du réseau Al-Qaida au Yémen, de l’autre côté du détroit.
Lors d’un entretien à Addis-Abeba avec Gérard Prunier, l’un des fins connaisseurs français de la Corne de l’Afrique, celui-ci m’avait fait part d’informations de sources gouvernementales américaines selon lesquelles le camp de Djibouti serait prochainement délaissé (fin 2006), au profit d’une autre base terrestre ou d’un repli maritime – et cela alors que l’unité américaine de lutte contre le terrorisme international avait été jusque-là basée sur le Mount-Whitney, un navire croisant précisément dans le Golfe d’Aden et l’océan Indien. Le Pentagone trouverait le bail annuel djiboutien trop « salé » (31 millions de dollars) pour des avantages relatifs, et apprécierait peu la nature du régime politique mené par Ismaël Omar Guelleh estimé potentiellement compromettant (référence faite à sa gouvernance quelque peu opaque, en général, et à l’affaire Borrel, en particulier).
Ma visite sur place tendrait toutefois à démentir une telle hypothèse – à en croire du moins les travaux d’aménagement récents sur la base, telles l’installation récente d’un hangar technique, ou la construction en cours d’un nouveau bâtiment administratif. À en croire aussi les propos officiels sur la pérennité affirmée de la présence américaine – propos qui n’engagent que leurs auteurs… En tout cas, l’activité visible est telle qu’elle ne semble en rien présager d’une veille de départ.
Je n’ai évidemment pas manqué de m’interroger sur l’accueil ainsi ménagé à un journaliste français par les autorités américaines (l’ambassade américaine ayant donné son aval). Plusieurs raisons, semble-t-il :
– Le désir de se montrer moins opaque qu’il ne se dit, en particulier à Djibouti-même, sur le mode : « Les Américains, on ne les voit pas… Ils sont terrés dans leur camp… Ils n’ont aucun contact avec la population… Ils font même venir le Coca des États-Unis… Ils sont totalement paranos… » De fait, on ne rencontre que fort peu de militaires américains en ville, sauf quelques rares le soir dans certains bars et restaurants, toujours en civil. Ils ont pourtant des permissions de sortie, moyennant quelques précautions de sécurité ; mais ils n’en usent que fort peu, préférant la vie au camp où a été reconstituée une vie à l’américaine : chapelle, supermarché, gymnase super équipé ; terrain de sport, piscine, salons de détente (lecture, télé, vidéo, internet), le tout, comme les « chambres » sous tente dans une atmosphère climatisée – tandis que la fournaise djiboutienne est de rigueur à l’extérieur… Et puis, l’environnement djiboutien est tout de même des plus exotiques ! Qu’il s’agisse de la langue (on y est assez peu anglophone), de la religion, des modes de vie, de la pauvreté ambiante, etc.
– Le souci de « ne pas la ramener », de la « jouer modeste » en évitant de trop se montrer – c’est-à-dire de trop montrer la force militaire états-unienne… Au contraire, n’apparaître de préférence que dans des actions humanitaires. C’est le mot d’ordre dominant, ainsi que me l’a exposé le major Ron Watrous, officier de relations extérieures, recensant les opérations menées, en cours et projetées de constructions d’écoles, de cliniques, d’hôpitaux, de creusement de puits, etc. De nombreux marines exercent des fonctions de médecins, vétérinaires, ingénieurs hydrauliques ou de travaux publics. « Notre credo, ici, c’est ”make peace, not war !” Nous voulons contribuer à une meilleure gouvernance, à l’action sociale, aux droits de l’homme. Nous ne sommes pas que des hommes de combat. »…
– La conscience d’avoir à reconstruire une image salement écornée, en particulier depuis la guerre en Irak et l’occupation de plusieurs pays. J’ai ainsi assisté, un soir, à une réunion-rencontre organisée à l’initiative des marines avec des étudiants djiboutiens anglophones. Cela se passait dans une école misérable, à Balbala, un quartier périphérique de Djibouti. J’ai connu ce lieu avant l’indépendance : il était alors de l’autre côté du barrage électrifié qu’avaient édifié les troupes françaises pour contrôler les allées et venues. Déjà s’y amassait toute une population refoulée et ainsi marginalisée. Le barrage en moins, une sous-ville dans la ville s’est incrustée là, dans un dénuement accablant. Précédés par quelques ONG, les marines ont ainsi établi des contacts avec les jeunes, soutenant l’enseignement de l’anglais, et venant régulièrement à leurs rencontres sous la forme de causeries informelles. Ce soir-là, le thème – qui avait été arrêté lors de la réunion précédente – portait sur « les causes du terrorisme ». Il y avait là, outre mon accompagnatrice Dona Perdue, une attachée de l’ambassade américaine – venue avec des bonbons –, un « agent » que je ne devais pas prendre en photo, et quatre marines, soient trois hommes et une femme, tous en tenue civile.
La discussion, en effet, fut des plus ouvertes ; je fus étonné de la manière directe dont les jeunes Djiboutiens s’adressaient aux Américains, n’hésitant pas à les asticoter sur la politique au Moyen-Orient.
Par contraste, le hasard a voulu que, le lendemain au camp, j’assiste à la cérémonie du 230e anniversaire de la naissance du corps des Marines (10 novembre 1775), avec accueil des nouveaux arrivants et rituel d’intégration, et toute sa symbolique pagano-religieuse… Tout cela au son des hymnes, et devant une baraque Burger King…
–––––
Rappels sur le contexte djiboutien
C’est en septembre 2002 – un an après les attaques du 11 septembre, et dans le cadre de l’opération « Liberté immuable » –, que les troupes américaines prennent pied à Djibouti, dans le camp Lemonnier, ancienne base de la Légion étrangère. L’armée française perd ainsi le monopole d’une présence séculaire, prolongée en accord de coopération depuis l’indépendance du territoire, en 1977. En réalité, chaque partie y gagne.
À commencer par la petite république de Djibouti qui, en ne dépendant plus des uniques subsides français, renforce ainsi sa relative souveraineté – tout en engrangeant des retombées économiques supplémentaires côté américain, elle en profite pour augmenter le « loyer » des militaires français.
Ces derniers, de leur côté, peuvent aussi se réjouir d’un renfort objectif dans une région, celle de la Corne de l’Afrique, particulièrement instable et qui, de surcroît, tient historiquement le verrou stratégique du golfe d’Aden. Ils se voient également, en prime et en quelque sorte, dédouanés d’une toujours latente suspicion de post-colonialisme.