Bizot, éclaireur toujours Actuel
C’est étrange, ceux qui partent laissent toujours le même message : Gaffe à vous, à vos bordures, à vos jours comptés ! On en rigole un peu, mais du rire jaune de la profondeur inquiète. Quand j’apprends ça dans le poste, au petit déj, mon café devient noir-noir. Jean-François Bizot est mort. Ça m’en fout un coup, pour pleins de raisons. D’abord l’âge, le même à huit jours près – ça veut dire même génération et ça ne voudrait rien dire si ce n’était surtout ces convergences vers bien des points, dont celui d’une première rencontre, en 72 par là.
C’était impasse de l’Ouest à Montparnasse, siège d’Actuel, un vieil immeuble limite pourave, quasi squatt (cherchez plus, le quartier a été rasé de près et boboïsé). Le patron régnait dans une grande pièce, derrière un vieux bureau de récup. Je pigeais alors pour une encyclopédie suisse (EDMA, Encyclopédie du monde actuel…, éditions Rencontres, bureau au quartier Latin où l’on croisait à l’occasion un certain Raoul Vanegeim) à qui j’avais proposé un article sur Actuel, le canard, et sur Bizot. On a donc discuté un bon moment « entre pros » (jeunes pros) à cause de la commande, et ça s’est prolongé bien au delà pour culminer sur le free jazz.
Bizot et la musique, ça causait ! Pas étonnant qu’il ait aussi lancé une radio, Nova, puis relancé TSF comme station de jazz. Ça causait musique-donc-politique. Se souvenir de ces années : la guerre du Vietnam tirait à sa fin, mais on ne le savait pas, en ayant chamboulé l’ « Amérique » dont la beat generation avait inventé la contre-culture, l’underground nourri des Kerouac, Ginsberg et aussi Dylan et encore Andy Warhol, entre autres – la route, la déviance anticonformiste, la révolte comme art de vie. Ça c’est le côté Amérique blanche et sa jeunesse crachant dans la soupe poisseuse et merdique touillée par les Nixon et Kissinger. Côté Noirs, le « dream » de Luther King a viré au cauchemar des grandes émeutes urbaines ; le mouvement des droits civiques patauge. On appelle ça une crise, et quand il s’agit de l’Amérique, c’est un choc mondial.
La contre culture émane de ce merdier – la fleur qui éclot sur le fumier. Qui, aussi, va secouer la France de Mai 68, par ailleurs année de lancement d’Actuel, canard de jazz… Titre que reprend donc Bizot en 70 pour le tordre à sa manière en un fanzine complètement allumé (à coups de pétards…), fond et forme triturés parfois jusqu’à l’illisible, l’imbitable majestueux, la couleur LSD fluo-ripolinée au cul de la roto (affolée). J’ai aimé cet Actuel dégueulant dans les ornières, en appelant aussi à l’Autre chose dans cette Phrance de la phynance pompidolienne, bousculant le conformisme des canards et leurs plan-plan « sujets de société », propulsant des dessineux déjantés comme Robert Crumb*, Gilbert Shelton. Ouah !
Donc Bizot, c’était ça, version frenchie très made in USA, surtout côté Californie où copulaient d’ardeur en un étrange plumard adeptes d’un collectivisme (les communautés hippies et autres) et un individualisme farouche, anarchiste, esthète et bourgeois à la fois : tout Actuel (le collectif du journal) et tout Bizot et la bande d’électrons en quête de « libération ». Bizot bourgeois, certes, au sens de l’origine de classe, ça compte : un papa qui signe un chèque de 800 patates – on n’aurait pas fini dans le même hospice… De ces «bourgeois à talent» dont aimait à parler Madeleine Rebérioux à propos des accoucheurs de la Révolution française, ceux qui allument les lumières quand il fait trop noir.
Mai 68 a grandi dans ces années-là. Celles des grandes dérives en mer d’Utopie, certes bordurant à l’occasion les chimères, bravant le ridicule politique des gauchismes infantiles et jusqu’au maoïsme – en fallait-il de la désespérance ! Bizot en fut – tentation bourgeoise des extrêmes ? S’en remit. Lui ne sembla pas sombrer dans l’alcool du libéralisme, l’alcoo-libéralisme, celui qui consacre la défaite du collectif (on ne peut même plus écrire collectivisme alors que la question de la collectivité a viré à la communauté – d’intérêts !) sur l’individualisme. Bizot avait chopé le cancer qui, peut-être, lui rendit ce service de consacrer en lui le sens du vital, du précieux de la vie, de la vanité du pouvoir et du paraître, aujourd’hui valeurs suprêmes et avariées. Il ne sera donc pas rentré à la niche néolibérale, comme le Kouchner, qui eut aussi son passage « Actuel » puis chopa, lui, le cancer du politicien claironnant.
J’en reviens à mes « seventies », impasse de l’Ouest (impasse de l’Occident ?), tandis que nous causons bientôt jazz. Champ libre vient d’éditer «Free Jazz / Black Power» de Carles et Comoli, couverture de Reiser ; et aussi «Le Meurtre du Christ» de Reich, et de ressortir «La société du Spectacle» de Debord. C’était pas du Houellebeque, du Angot et autres branlettes. Encore moins du Ferry, l’anti-68, ou du Besson (le pantalon)… C’est dire l’époque, quand même…
D’ailleurs, imaginez ça, Bizot m’offre un 30 cm de Coltrane, « Ole » ; je l’entends encore me dire « Tu verras, c’est le morceau charnière entre le bop et le free, j’aime beaucoup ». J’ai « vu » et ça reste un de mes morceaux de jazz préférés. Il avait du flair le zigue. Sinon aurait-il soutenu Sexpol ? Oui, la revue Sexpol, celle selon le Reich ci-dessus cité, celle qui zébra le front sexo-politique de 75 à 81. [En savoir plus : clic ! ] On cherchait des sous pour éditer le numéro un (et les autres d’ailleurs). Bizot n’a pas écorné le chèque de papa pour ça, il lui fallait nourrir ses « actuels », non mais il proposa l’hospitalité, si bien que le Sexpol 1, ça ne se sait pas, hein, a été imprimé puis assemblé, à la main, chez Actuel, impasse de l’Ouest : historique ! Comme quoi l’histoire n’est jamais si loin qu’on croit, surtout dans le registre Actuel.
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* Crumb joue du banjo et de la mandoline dans le groupe de jazz Les Primitifs du futur.