>>> Deux petites vidéos à voir en pied d'article [appréciez moins la qualité technique que l'ambiance…]
[dropcap]Feuilles[/dropcap] de palmier coupées de la veille. L’ombre rafraîchit la petite courée bien balayée, cernée de cases carrées en banco et toits de paille. Chaises et bancs ont été agencés sur le pourtour. Ainsi qu’une banquette de bois brut recouvert de mousse et d’un tissu jaune bien propre, peut-être neuf. Ce sera pour honorer les visiteurs : un grand « frère » venu de la capitale et deux Blancs de France. C’est fête à Petit-Danané, un baptême rituel pour saluer la venue au monde, il y a deux mois, de « Marie-France Mon Désir », ainsi que le papa, si fier, la présente à l’assistance. C’est le cinquième enfant de cette famille de la tribu des Yacoubas, originaires de l’ouest de la Côte d’ivoire, frontaliers de la Guinée et du Liberia. Danané, là-haut, c’est leur capitale, la ville qui n’a pu les retenir faute de moyens de survie, et surtout à cause de la guerre. Immigrés de l’intérieurs, les Yacoubas ont grossi le flot des « déplacés de guerre », amassés à Abidjan ; ou sont venus vendre leurs bras dans les plantations de cacao ou d’hévéas, comme ici, à une cinquantaine de kilomètres au nord de la capitale.
Petit-Danané, village de brousse d’environ 2.000 habitants, flanqué au bord de l’autoroute qui s’enfonce vers le nord et la forêt. C’est la première autoroute qu’Houphouët-Boigny, fit construire pour rejoindre son village natal de Yamoussoukro – devenu ensuite la capitale officielle. Les Yacouba sont des montagnards du pays des Dans, qui constituent un ensemble linguistique et culturel. Ce qu’on appelle une tribu.
Pour saluer la venue au monde, il y a deux mois, de « Marie-France Mon Désir » [Ph. gp]
Jour de fête donc. Quelques dizaines d’invités, peut-être une cinquantaine en comptant tous les enfants virevoltant. Deux jeunes ados ont installé la sono alimentée par un petit groupe électrogène. Le courant n’arrive pas ici. Mais le téléphone mobile, si : deux pylônes relais dominent les cases et la petite église avec son oratoire à la vierge Marie. On a oublié les tambours, l’électronique va tonitruer en crachotant des airs traditionnels. Les femmes semblent impatientes, surtout les jeunes filles tout en beauté. Cheveux souvent défrisés, parfois teints en blond ou cuivrés, car elles le valent bien aussi, bien sûr.
Voici l’ancêtre, l’arrière-grand-mère, frêle et courbée, le regard profond, des mains comme des sarments. Voici le représentant du chef du village – ainsi nous est-il présenté. Voici la matrone, qui a fait naître la fillette et des centaines d’autres bébés. A sa gauche, bien plus jeune, moins de la trentaine, celle qui prendra la relève On leur offre des cadeaux, une bouteille d'orangeade, deux morceaux de savon blanc.
La cérémonie va suivre son ordre rituel, mené par N’Do, le « neveu ». La trentaine, c’est un maillon représentatif de la lignée maternelle. Il veillera à l’ordre cérémonial, et surtout à la présentation orale des dons, consignés au fur et à mesure sur un cahier d’école : mille, deux mille, plus rarement cinq mille francs CFA (entre 3 et 8 euros) et aussi des morceaux de savon. Bienvenue aux voyageurs. On nous offre de l’eau fraîche. Puis le vin de palme, tiré de grands bidons de plastique. Le parrain de la petite, notre ami André grâce à qui nous sommes « de la tribu », a été désigné comme tel – c’est ainsi, pas question de se dérober à un telle et impérieuse nécessité. Voici le bébé des grands jours et la maman, belle femme au port altier, dans sa robe bleue [photo]. La « Marie-France Mon désir » tête tout son saoul. Il y a quelques jours, on a tondu ses cheveux tout neufs. Exigence du rite. Lignée assurée. Lui se présente comme le « tuteur Ébrié », de la tribu du même nom, c'est-à-dire des habitants de la lagune Ébrié qui ont concédé une parcelle de terre aux Yacoubas. On se trouve en pleine complexité africaine. Depuis « toujours », il en a été « ainsi ». Plus récemment, en particulier quand les politiques ont cru devoir fourrer leurs nez là-dedans, histoire de se réserver quelques avantages intéressés, les rivalités ordinaires ont dégénéré en affrontements. Puis en guerre. Tandis que dans les villages on continuait à se mélanger sans préjugés, et donc à se marier et à se reproduire dans la diversité. Ce qui constitue une menace pour les espèces dominantes…
Et qu’on ne nous parle pas d’« ethnies », ce concept aussi vaseux que manipulé et manipulateur ! Voir le Rwanda, voir le Darfour et encore le Kenya – pour s’en tenir là. À Petit-Danané, samedi après-midi, les gamins ont relancé la sono et les filles sont entrées en danse et en grâce, rejointes par quelques gaillards paradeurs comme des coqs. Un coq, un vrai, est aussi entré en scène, tenu par les ailes, se demandant quoi – sans savoir qu’il finirait demain dans la casserole du parrain. Ledit parrain a aussi parlé ; il a remercié ; il a honoré sa petite perle de filleule. Et il a aussi présenté les Blancs à l’assistance, jusqu’à les gêner. L’un d’eux le méritait vraiment, c’est mon grand ami Bernard,
Bernard Nantet – vous savez cet africaniste aux vingt bouquins d’érudit qu’il est, pour la plupart consacré au continent Noir. Mais ici, au beau milieu de cette brousse profonde, il a reçu un vrai bel hommage, sans doute le plus beau qu’on ait pu lui adresser, sous les applaudissements nourris. Car ces villageois, pour les plus âgés du moins, se souvenaient de deux revues de leur jeunesse : « Kouakou », destinée aux petits et « Kalao » aux ados. Eh bien, Bernard y racontait l’histoire de l’Afrique et de l’art africain… Aujourd’hui, la modernité cause dans les postes ; les villageois de Petit-Danané sont reliés au Grand Monde ; eux aussi tripotent leurs téléphones portables, comme le font les citadins. Comme eux, ils échangent leurs numéros. Ils ne se sentent plus si seuls. Voilà qui ne devrait pas nuire à la paix retrouvée. Ce ne sera pas non plus suffisant.
Ah ! C’était le bon temps. Celui du poulet à l’huile de palme et des batraciens à la mode du pays. Quant au vin de palme, agréable en début d’après-midi, tord-boyaux à la tombée du jour.
J’ai vécu 7 ans en Côte d’Ivoire, mais je n’ai pas connu Petit-Danané. Je ne suis pas passé loin, à Man, d’où je garde un merveilleux souvenir.
Oui, le poulet à l’huile (ou aux arachides), qui n’était pas à l’époque du congelé de Bretagne (et ne l’est plus j’espère) on l’appelait poulet « Zatopek » à cause de ses longues pattes maigres, et se nourrir pour lui était un vrai marathon.
Le vin de palme, je l’aimais aussi distillé : c’était le koutoukou. La Côte d’Ivoire, j’aimerais que ce soit mon dernier voyage, avec mes enfants qui y sont nés…
C’est dommage qu’Antoine Gonti considère le spectacle de ces vidéos comme arriéré. J’ai connu dans ce type d’habitat des moments d’échange extraordinaires.
C’est bien : on en apprend tous les jours et alors la vie vaut le coup. Donc, j’ignorais ça de ton passé, et bien d’autres choses, peuchère ! En fait, ce papier date (2008) et c’est par accident de manip” que je l’ai remis dans le circuit. Ah, le hasard (et la nécessité) ! Avec mon pote Bernard Nantet, on a passé là-bas des heures inoubliables. Ce qui nous fascine dans ces moments d’Afrique, c’est ce que tu exprimes : un goût prononcé de ce que, enfants, nous avons connu dans les campagnes françaises. On dirait « authenticité », tout en craignant que le mot ne fasse passéiste, ringard, « has been ». Oui, cela a été ; on l’écrit déjà au passé, c’est dire…