La vue trouble, troublante et révélatrice du « reporter » BHL en Géorgie
On le sait, Bernard-Henri Lévy a des convictions. Des convictions arrêtées. Au point d’avoir à plier les faits à celles-ci. Démarche de croisé, pas de journaliste. Or, l’ « essayiste-philosophe » se targue volontiers de pratiquer le métier d’informateur. Ce qui n’est pas interdit, et ne devrait l’être à quiconque respecte les règles professionnelles : rigueur dans la collecte des faits, recoupements auprès de sources avérées et multiples. Cela peut paraître peu de choses, au fond. Mais n’en revient pas moins à honorer une pratique fort difficile, exigeante et méritoire : celle du « penser contre soi-même » chère à Charles Péguy qui l’étendait à tout le champ de l’honnêteté intellectuelle.
Voilà donc que notre « BHL », dans un élan d’indignation qu’on ne saurait a priori lui reprocher, se pique d’aller, sur place, vérifier ses appréhensions sur le front russo-géorgien. « Vérifier » n’est d’ailleurs pas le mot convenable, s’agissant, on va le voir, de plutôt conforter ses postulats. Pour cela, rien de plus simple. Dès lors, du moins, que l’on a les moyens d’affréter un jet privé, d’y emmener trois compères plus un garde du corps (se faire entarter à Tbilissi…), d’obtenir par avance les services d’un traducteur local fourni par les autorités géorgiennes et la réservation de chambres au Marriott, le cinq étoiles de Tbilissi. Ah oui, non sans avoir réservé deux pages dans Le Monde, où celui-ci – nous y voilà – publia le précieux « témoignage ». Conditions sommes toutes ordinaires… J’ironise pour ne pas exploser de rage, quand je sais les conditions rencontrées par la plupart des journalistes non vedettarisés… J’invoque « mon vieux pote » Ryszard Kapuscinski, reporter « polak », hébergé le plus souvent chez l’habitant, refusant les palaces par principe professionnel. Mais bref, Le Monde publie le 20 août les « choses vues », avec appel à la une, c’est bien le moins.
C’est une sorte de coutume, que dis-je ? un « must », pour le quotidien du soir que de s’offrir (à quel prix, au fait ?) une « plume » de cette qualité… médiatique. Je ne voudrais donner dans le démagogique, mais je puis m’empêcher de relever la coïncidence entre cette pratique de « prestige » et la liste publiée par Marianne des plus de cinquante journalistes quittant le journal – de quoi constituer une rédaction complète ! Et que dire des errances éditoriales du journal et de son site internet, saisis par un journalisme clinquant, mâtiné de Parisien (le journal) – ceci expliquant cela –, tâtant du sondage express et du « choc des images » à la Match avec des unes tapageuses… Que veut dire, par exemple et tout en restant dans le sujet de la guerre au Caucase, celle du 21 août [ci-dessous], selon qu’on interprète la photo par ses dimensions, son emplacement, son cadrage, son esthétique enfin ?
Re-bref, et pour en revenir à BHL et à ses visions, au sens trouble du mot ; au sens de la récriture de l’histoire, comme il en est coutumier, en Géorgie comme au Pakistan, en Afghanistan ou en Algérie, en Israël, au Kosovo ou au Darfour, ou concernant l’écrivain Daniel Pearl et aussi, récemment, le dessinateur Siné. La question n’étant pas tant celle du parti pris que celle de la quête de vérité relative aux faits. C’est précisément cette prise en défaut que vient de réussir Rue89. Le site s’est appliqué à recouper les « choses vues » de BHL avec celles d’autres témoins embarqués avec lui. Où l’on constate que les visions divergent… en proportion des approximations, voire affabulations du témoin-vedette. Lequel n’a pu se rendre dans la ville de Gori, comme il le laisse entendre, au point de l’avoir vue en flammes et d’y avoir senti l’ « odeur, légère, de putréfaction et de mort. »
Le passage par Rue89 vaut le détour, y compris les commentaires des lecteurs, la mise au point de BHL lui-même – par courriel – et le droit de réponse d’un des compères, cameraman, de la virée germanopratine en zone caucasienne – qui n’aura duré que deux jours et demi…, le philosophe ayant alors un autre rendez-vous à honorer à Nice… Deux jours et demi, c’est plus qu’il n’en faut à tout illusionniste un peu habile pour remplir deux pages du Monde, avec une grande image jolie comme la guerre [ci-dessous].
Cette « affaire » questionne moins un BHL que le journalisme en ses formes abâtardies, là où moins qu’ailleurs il devrait s’exercer. Mais Le Monde non plus n’échappe au désarroi qui frappe la presse, les journalistes et nos sociétés en proie à la dictature du spectacle et de la marchandise. Le règne de Colombani-Minc a juste marqué un tournant, lui-même signe d’une soumission volontaire au libéralisme triomphant et impérial, celui de la soumission bienheureuse au Marché, au Dieu tout puissant tapi entre l’offre et la demande, comme entre la poule et l’œuf, dans la confusion d’un Tout mêlant l’Argent, la Représentation, l’Entreprise et, point culminant, l’Opinion et ses cohortes de Com’.
Le ver était depuis longtemps dans la pomme, dès après 68 et ses liquidateurs, ces « nouveaux philosophes », BHL en tête, qui savaient ne pouvoir survivre et prospérer qu’en étouffant l’idée de Révolution – « en finir avec l’héritage de Mai 68 », cette rengaine sarkozienne du quarantenaire, tandis que l’opinion, justement, semblait avoir retenu ses acquis – et en faire un deuil douloureux… Ces soixante-huitards là, c’était inscrit, allaient devenir les notaires de la pensée opportuniste. Des spéculateurs enrichis sur l’appauvrissement dominant, économique et intellectuel, politique et médiatique, gonflant de leur suffisance les cabinets ministériels et même les ministères, caquetant sur le fumier de leurs nébuleuses convictions, toute crête dehors, ergots et égos de même – suis-je bien dans le cadre pour le 20 heures ?
Un texte de Gilles Deleuze – de 1977 ! – apparaît aujourd’hui dans sa pleine clairvoyance :
« Ce ne sont pas les nouveaux philosophes qui importent. Même s’ils s’évanouissent demain, leur entreprise de marketing sera recommencée. Elle représente en effet la soumission de toute pensée aux médias ; du même coup, elle donne à ces médias le minimum de caution et de tranquillité intellectuelles pour étouffer les tentatives de création qui les feraient bouger eux-mêmes. » [Supplément au n°24, mai 1977, de la revue bimestrielle Minuit; entretien complet ici )
Immobilisme de la presse, immobilisme politique, immobilisme de la pensée – du moins dans leurs formes dominantes qui excluent dans le Spectacle, pareillement dominant, les apparitions visibles de ce qui marche et de ceux qui marchent, qui cherchent leur direction, non pas pour « bouger » dans l’agitation vibrionnante « moderne », dans le « m’as-tu-vuisme » frénétique et aussi triomphant [Ce matin à la radio, messe médiatisée des Verts, Cohn-Bendit : Il nous faut en passer par le casting [sic], sinon ça ne marche pas ! [re-sic] Et voilà 40 ans tout juste que l’ex Dany-le-Rouge, exploite la marque DCB comme le hérault du premier casté (castré?), de la caste des surmédiatisés, à l’image, c’est bien le mot, des BHL et autres « nouveaux choses », produits chics d’un consumérisme heurtant dans ce monde mondialisé la misère toujours violemment dominante.]
S’il y a bien de 68 un héritage à liquider, ce serait précisément celui-là, ce ver dans la pomme aujourd’hui blette jusqu’au trognon qui a fait de notre monde aux abois ce dépotoir dément des images complues autant que complaisantes, jusque dans l’extase admirative des décadences morbides, ce « tout à l’égo » selon l’expression de Régis Debray.
De cette peste, « ils n’en mouraient pas tous mais tous étaient atteints ». Le monde est devenu un monde d’écrans, des écrans plats de platitude, montrant (obscénité) et masquant (fascisme) dans un jeu de miroirs sans tain, fausse transparence, dissimulation-et-exhibition. Exister = avoir une image. Point se salut hors de cette équation. Alors, quel salut, au fait ?
Bravo Ponthieu et que les confrères se l’impriment profond et le relisent chaque matin avant le premier clic, le premier mot, la première pensée, la première image !
Certains jours, j’échangerais quasi ma carte de presse contre une baraque à frites mais je respecte trop les marchands de frites. Continue Ponthieu, t’es pas tout seul, la liberté s’use si on ne l’exprime pas !