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Cannes et son cinoche, je m’en fous

cannes.1243256096.jpgLe soir de la Palme – ce soir – j’aimerais penser à autre chose. Mais, paradoxe, le spectacle me rattrape et anéantit du même coup ce désir de m’en contrefiche. Je pense donc à « ça » mais, devant mon ordi, je ne cède en rien à sa célébration, à l’étalage des impudiques mamours de la classe spectaculaire. L’air est bon et doux sur la terrasse qui n’est pas celle du « Majestic » où des journaleux en éruption admirative brossent à reluire les pompes du vedettariat. De ma terrasse, mon ciné : ma chatte aux yeux pers surveille sans angoisse le calme vespéral de son territoire. Deux tourterelles en retard lui font lever la tête avec innocence ; elle trône sous son laurier comme Saint-Louis sous son chêne de légende, le sens historique en moins – ce qui porte à son comble le sentiment ambiant de Paix magistrale.

Je me fous de Cannes et de son cinoche. Enfin, je m’en contrefoutrais totalement si je ne voyais malice à une telle célébration de l’insignifiance, rapportée à la monstrueuse importance que lui voue cette société, dont je fais partie. J’aime assez l’art et donc le cinéma pour ne pas rester indifférent à leurs détournements. J’aime assez mes contemporains pour ne pas m’enquérir de la santé de cette partie d’entre eux qui cède au satané culte du factice et de la représentation. Il en va de même de la plupart des innombrables célébrations cultuelles qui, tour à tour, religieuses ou païennes, émaillent chaque année de ses rites. Non pas que je dénie le sens et l’utilité des rites ; ils sont, souvent, constitutifs de toute société qu’ils perpétuent dans un ordre et une durée. Souvent et peut-être de moins en moins, ce qui expliquerait en partie le délitement de ces mêmes sociétés qui, à leur tour, par des mécanismes les plus pervers, détournent en spectacle la détresse humaine, la modèlent en une sinistre dramaturgie. Je pense précisément aux « faits divers », atroce et cynique classification journalistique, par l’exploitation spectaculaire desquels les victimes sont doublement atteintes : par les faits eux-mêmes et, davantage encore, par leur interprétation « scénographique ».

Et Cannes dans tout ça ? Un même processus de mise en abyme de la détresse humaine – car il s’agit bien plus chichement, au cinéma, du si ténu bonheur d’exister, devenu dans notre monde « en crise » une rareté négligeable. Ainsi l’humanité en désarroi est-elle devenue la principale source d’inspiration, pour ne pas dire la seule, du cinéma dominant, industriel et commercial. A l’image d’ailleurs – on ne saurait mieux dire – de la télé de masse, ce qui n’exclut pas les chaînes publiques puisque leurs rédactions ont intégré depuis longtemps ces processus de conformation à l’information spectaculaire – sorte d’antinomie désormais admise, comme « naturalisée ».

Ainsi, qu’il s’agisse du cinéma ou de sa variante télévisée, ou encore  plus généralement de leurs pendants médiatiques, la perception de l’ « actualité » est-elle devenue pour nous autres – logés à la même enseigne de la représentation factice, secondaire, arrangée, manipulée – un même produit virtuel, commercial et, in fine, politique.

Où l’on comprendra pourquoi et comment le « champ de la (pseudo) communication » est ainsi devenu l’enjeu premier de nos sociétés « modernes ». Et pourquoi et comment ledit champ est aussi devenu le principal champ de bataille où s’affrontent les agents dominants du capitalisme mondial, c’est-à-dire de l’économie financiarisée.

Non seulement cette prédominance du spectacle – je me réfère, bien sûr, à ce sujet, à la critique de la société marchande élaborée dans les années 60 par Guy Debord et les situationnistes revisitant le concept marxiste d’aliénation – porte en elle-même son expression politique, mais celle-ci, en retour, se trouve portée à la réalimenter sans cesse en la renforçant. D’ou cette même mise en abyme, cette infernale spirale dont on peine à imaginer aujourd’hui quel coup d’arrêt pourrait l’anéantir. Faut-il s’y résigner dans ce même réalisme – pessimiste, forcément – qui peut désormais faire douter de l’avenir de la planète et de l’humanité ? Car, au fond, peut-être s’agit-il de cette force de dégradation entropique revêtant le clinquant costume du Progrès ?

Il n’est que de le constater : ni l’économie mondiale dans son chaos, ni la doxa idéologique bornant tout son horizon à la sacro-sainte et suicidaire croissance, ne sont disposées à contrer cette fuite en avant désespérée.

Auquel cas, on ne saurait s’étonner de voir le cinéma sombrer dans la même tempête tout en orchestrant la super-production du naufrage annoncé. Le Titanic – avant de devenir le plus gros succès du cinéma-commerce – était un luxueux palace flottant, une sorte de Majestic cannois où une classe dominante, sur les ponts supérieurs, paradait en fracs et nœuds pap’. Le peuple du dessous – d’«en-bas » comme disait l’autre – ne voyait rien à redire à cet état de fait darwinien. Tout comme à Cannes, le bon populo des gogos, agglutiné contre  des barrières d’éloignement, vient acclamer ses vedettes dont il alimente les fortunes éhontées. Une photo, un griffonnage à la va-vite, et les voilà payés d’une pauvre illusion. Celle-là même qu’ils (et nous avec !) vont chercher en échange d’un ticket de cinéma. Si tant est que nous ayons besoin d’illusion. Comme si la vie serait trop insupportable sans Elle.

Tout ça pour ça : Cannes, je m’en tape ! Oui et non.

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Dessin © andré faber

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