Côte-d’Ivoire. On recompte les voix ou on refait le match ?
par Bernard Nantet
Alors que les mânes de Jean Hélène, de Guy-André Kieffer et d'Albert Zongo planent encore sur les palais présidentiels de Laurent Gbagbo à Abidjan et du mentor d'Alassane Ouatara à Ouagadougou, les clans locaux et les intérêts supranationaux qui font le malheur de la Côte-d'Ivoire depuis une décennie en remettent une couche. Qu'auraient pensé ces trois journalistes, aujourd'hui disparus pour avoir voulu lorgner de trop près les allées nauséabondes des pouvoirs en place, du manque de distance pris par nombre de leurs confrères dans le traitement des informations sur le sujet ?
Parions que le temps, les événements, les polémiques faisant leurs œuvre, la Côte d'Ivoire ne devienne, comme le Rwanda, un de ces sujets sur lesquels, à trop se passionner et à s'investir, on ne puisse plus revenir sur des engagements trop lapidaires… ou un fonds de commerce trop rentable. (Où sont passés les thuriféraires et les communicants de Kagamé face aux quatre millions de morts du Kivu ? ).
Un unanimisme étonnant faisant de Gbagbo un horrible dictateur refusant de laisser la place à un vainqueur démocratiquement élu a de quoi choquer, mais pose un problème élémentaire. Pourquoi ce vertueux prurit démocratique de Washington, Paris, Bruxelles, de l'ONU, alors que des élections récentes (Égypte, Burkina, Tunisie, etc) ont porté au pouvoir des majorités atteignant des scores à la soviétique ou qu'ailleurs, des réformes constitutionnelles permettent de faire perdurer indéfiniment des présidents inamovibles ?
Comme Kagamé, qui a fait ses classes à Fort Leavenworth (USA), centre doctrinaire de l'armée américaine, Ouattara, enfant chéri du FMI à l'anagramme ("ADO" pour Alassane Dramane Ouattara) qui ne s'invente pas, fait partie de cette nouvelle stratégie d'après guerre froide visant à s'appuyer sur de nouveaux dirigeants détachés des colonisateurs du passé. (Hou ! la vilaine Françafrique, tarte à la crème servie à grandes louchées et destinée à faire oublier ces nouveaux arrivants et leurs maîtres à penser de la finance mondialisée !)
Doit-on se réjouir de voir l'Afrique prendre ses distances d'avec les anciennes métropoles où ses cadres et son personnel politique et technique ont été formés ? Est-ce parce que dans le nouveau grand jeu mondial qui se met en place entre les USA et la Chine, l'Europe, avec ses vestiges de socialisme, est considéré comme un maillon trop faible pour s'opposer à une Chine au mao-capitalisme sans borne ? Ouattara est-il un des responsables de cette "nouvelle Afrique" rêvée par le nouvel ordre mondial ?
Aujourd'hui, le silence est retombé sur le Kivu pour le plus grand bonheur des multinationales minières. De son côté, l'Afrique de l'Ouest attend son grand homme qui saura mettre de l'ordre dans ses économies. Et pourquoi pas en s'appuyant sur le réseau commercial dioula vieux de sept siècles qui a donné son unité culturelle à la savane ? C'est peut-être ce calcul que font ceux qui piaffent de le voir arriver aux "affaires". Mais attention, la savane n'est pas la forêt, et ce clivage ethnique, exacerbé par les tenants de l'"ivoirité", est une dangereuse ligne de faille qui risque de s'élargir en abîme.
Ne pas avoir voulu recompter les voix de la Floride en 2001 nous a valu la guerre en Irak, la montée d'Al-Qaida et l'enlisement en Afghanistan. Avaliser tels quels les résultats de la dernière élection ivoirienne, dans laquelle chaque candidat est convaincu de sa propre victoire comme des manipulations de son adversaire, peut être lourd de conséquences*. Et en plus, demander aux pays voisins de la CEDEAO d'intervenir militairement, c'est lancer toute l'Afrique de l'Ouest dans un inconnu fait de haines fratricides. (Le Ghana ne s'y est d'ailleurs pas trompé en déclarant qu'il se refuserait à toute option militaire.) Rappelons-nous que c'est pour éviter une telle situation que les Africains ont décidé, lors de la création de l'OUA en 1963, de bannir les interventions dans les pays voisins pour remettre en question les frontières coloniales, ou en changer le gouvernement.
Quoi qu'il en soit, les Ivoiriens, et au-delà les Africains, n'ont pas envie de voir recommencer une guerre civile qui risque d'être encore plus meurtrière que celle qu'ils ont encore tous en mémoire.
* A-t-on déjà oublié cet échange relaté par Philippe Bernard [Le Monde, 11 déc. 2010] à l'occasion de la projection du documentaire "Françafrique, 50 années sous le sceau du secret" : « … Plus précis, Michel Bonnecorse, le "Monsieur Afrique" de l'Élysée sous la présidence de Jacques Chirac (avant l'élection de Bongo), assure : "Nous, on a plein d'infos comme quoi Obamé (|'adversaire de M. Bongo, actuel président du Gabon] a eu 42 % et Ali Bongo 37 %. Et que ça a été quasiment inversé."…»
Bernard Nantet est journaliste et écrivain africaniste
« On est ce qu’on est » ou quand la biographie rejoint l’Histoire sous couvert anecdotique. Si j’en crois Wikipedia : « En 1990, Alassane Ouattara et Dominique Novion se marient. Le mariage est célébré à Neuilly-sur-Seine par le maire Nicolas Sarkozy. Mme Novion est une femme d’affaires qui gère les propriétés immobilières du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny et de son collègue gabonais Omar Bongo. Le couple a deux enfants. »
Ne pas en déduire pour autant que je puisse rouler pour Gbagbo !
Je lis et, même avec des lunettes, je ne vois pas ce qu’on peut on en déduire. Que madame Novion est une femme d’affaires, ce n’est pas un crime punissable par la loi jusqu’ici. Qu’elle a géré les biens du vieux alors qu’Houphouet voyait dans Ouattara son digne héritier, quoi de plus normal. Qu’elle gérait les biens de Bongo à une époque (1990) où celui ci était en odeur de sainteté tant aupres de la droite que des socialistes français, est ce étonnant?. Qu’y a t‑il de si scandaleux dans ce texte de Wikipedia à moins que ce ne soit la présence du “bénisseur” de Neuilly.…
« Crime punissable », est-ce la question ? Non. Que Simone Gbagbo aurait bien pu tenir les mêmes rôles ? Admettons, mais ce n’est pas le cas. Qu’il y ait bien un camp/clan libéraliste dans les affaires africaines, autant que cela soit dit clairement ; qu’on ne confonde pas libéral, ultra-libéral, libéraliste et libérateur de la Côte d’Ivoire… Mêmes réserves concernant le socialiste d’en face.
Ce qui pose problème c’est que les biens immobiliers du clan Bongo à l’étranger, et en France en particulier, de même que ceux du président Teodoro Obiang de Guinée Équatoriale, et de Sassous Nguesso du Congo, font l’objet d’une plainte pour « recel et détournements e fonds publics » (ce qu’on appelle en Afrique les « biens mal acquis »).
Si Ouatara est effectivement élu, cette proximité risque de ressortir. Et dans ce cas : « Même la femme de César……… »
Pour ma part la seule explication que je vois à l’enthousiasme de la communauté internationale pour Ouattara est sa respectabilité « présumée » d’ancien technocrate du FMI. Faut dire que Gbagbo, élu (déjà contesté) en 2000 pour 5 ans et qui ne remet son trône en jeu que 10 ans plus tard, ne fait pas vraiment figure de grand démocrate… Mais la démocratie à l’occidentale est-elle réellement efficace pour la paix en Afrique ? Quoi qu’il en soit l’ONU ne se dédira pas, il en va de sa crédibilité dans le monde entier. Quand Gbagbo n’aura plus d’argent pour payer ses amis, il sera obligé de lacher le morceau. Espérons que cela se passe sans trop de heurts. Est-ce que Ouattara (qui aura le fric) sera alors accepté par la Côte d’Ivoire, et en premier lieu par Abidjan la sudiste ? Si j’en crois mes amis ivoiriens et marseillais, rien n’est moins sûr…
Je peux partager l’analyse de Bernard Nantet dans ses ses propos essentiels. Néanmoins, je voudrais apporter un contrepoint relatif à deux affirmations :
– Ouattara serait l’enfant chéri des américains et du FMI. En fait ce qu’on critique à l’homme c’est d’avoir fait ses classes aux Etats Unis dans un organisme perçu comme le diable personnifié. Je ne suis pas un défenseur à tout crin du FMI (dont il y a beaucoup à dire sur son rôle dans les échecs des plans de stabilisation) mais le FMI (comme la Banque mondiale) sont aussi “responsables” d’un pays voisin de la Cote d’Ivoire dont personne ne parle jamais parce que sa réussite pourrait etre honteuse. Le Ghana a été l’enfant chéri de Washington pendant plusieurs décennies alors qu’il a été gouverné pendant plus de 20 ans par un jeune capitaine Jerry Rawlings qui a maintenant passé la main. Le Ghana est un des rares modèles de développement dans la régIon, avec des institutions qui fonctionnent et une vraie gouvernance démocratique. Bref, le Ghana est peut être pour les plus machiavéliques, un “produit” du FMI. Je ne suis pas persuadé que ses habitants s’en plaignent beaucoup…
- le parallélisme avec les “multinationales minières” aux Kivus me semble hasardeux. Pour avoir travaillé sur place et observé les flux de transferts de métaux précieux vers le Rwanda, j’affirme que le Nord Kivu n’est pas le fief des multinationales minières. Le Katanga par contre voit s’affronter groupes anglo américains, canadiens et chinois. Le coffre fort du Congo c’est le Katanga pas le Kivu. Ca ne veut pas dire qu’il n’y a rien d’intéressant dans le sous sol mais les structures exploitantes sont plus le fait de petites sociétés utilisant le Rwanda comme intermediaire pour la revente aux groupes essentiellement asiatiques.
En effet, la référence au Ghana semble bien plus pertinente que celle à la RDC et au Rwanda. Peut-être est-ce là la raison du fond du choix de Ouattara par la communauté internationale : tenter de créér un noyeau stable en Afrique de l’Ouest en partant du Ghana. Et après tout, puisque la consultation démocratique ivoirienne n’a rien donné, cette stratégie ne semble pas stupide.
Quoi « stabilité » ? Quelle « stabilité » ? Celle du capitalisme mondialisé et « virtuel » mais qui détrousse pour de vrai les pauvres de tous les pays ? Je ne vois pas en quoi un Ouattara serait plus « stable » pour l’avenir de la Côte d’Ivoire qu’un Gbagbo. Comme s’il n’y avait d’autre choix. Il est vrai qu’une troisième voix reste à inventer. En tout cas,comme le dit B. Nantet, on dirait que le peuple ivoirien (la « rue ») n’a pas très envie de se faire trouer la peau pour l’un ou l’autre de ces deux aigrefins.