Cinéma. « Another Year », une cosmogonie de l’ordinaire
Le titre, "Another Year" me semblait s’imposer pour un 31 décembre : Une autre année, et aussi une année autre. Comme un bilan, un constat, et aussi une espérance : ça ne pourra qu’aller mieux… Hmm, pas sûr… Ce film de Mike Leigh est rien moins que magnifique. Je le dis d’abord à ceux qui risqueraient de le rater, même si le succès semble l’installer pour un moment… Quoique, justement, les choses allant comme elles vont, si vite ou si lentement ; dans l’allégresse ou la détresse, selon… Deux heures et quelques sur le temps. Celui qui passe, celui qu’il fait, dehors et dedans, dans le monde et en soi.
[dropcap]Un[/dropcap] film sur le quotidien autant qu’une cosmogonie de l’ordinaire, la vie - l’amour - la mort ; l’air - l’eau - la terre ; la ville et son béton, les averses, le coin de potager et ses tomates de fin d’été ; les saisons justement, les années qui passent. Et s’égrènent secondes et années, et fanent les fleurs, et repoussent d’autres graines : une mort, une naissance ; un fils rebelle, un père naufragé ; une femme éperdue devant les rides de son miroir, terrible face à face – philosopher : apprendre à mourir, jusqu’au suicide mou au goût acre d’alcool et de tabac ; croire chercher l’autre en se fuyant soi-même ; accuser, juger pour ne se voir point.
Another Year - Bande annonce Vost FR par _Caprice_
Tom et Gerry [sic], la soixantaine entamée, forment un couple, un vrai, du genre à cultiver leurs différences comme ils le font des légumes de leur lopin hors la ville. Et de même à récolter leurs richesses communes en de grands moments de complicité qui souvent rime avec simplicité : lecture au lit, petits plats mitonnés et verres de vin à l’avenant… Elle est psychothérapeute, lui géologue. Pas de problèmes de fin de mois, certes, pour ces bourgeois pourtant pas si petits. Car ils ont ce don d’entretenir un art de vivre qui vaut bien des programmes politiques. C’est pourquoi ils attirent tant et que leur entourage vient tenter de se remonter auprès d’eux – quand ce n’est pas s’agglutiner, comme cette Mary. Pathétique femme seule, en demande ouverte d’amour et donc en crise de vie. C’est ça, elle a mal à la vie et tente de calmer ses souffrances en moulinant des mots pour ne pas avoir à parler d’elle, en picolant chez ses amis, en s’emberlificotant avec les hommes.
Lesley Manville tient ce rôle avec un immense talent. De même d’ailleurs que tous les comédiens – aucune vedette connue pour ces personnages de la vie ordinaire, de plaies, de bosses et d’éclats de rire. Car il y a de l’humour sous ce regard so british, à la hauteur du meilleur cinéma britannique – on peut le dire aussi de la littérature contemporaine des Lodge, Amis, Boyd, Coe, etc. auquel j’ajoute Le Carré et, plus avant, Graham Greene. Au ciné aussi, on ne manque pas de parenté, à commencer par Ken Loach, en veine plus politiquement sociale à laquelle Mike Leigh rattache son Secrets et Mensonges (Secrets and Lies, 1996), Palme d’or à Cannes. On y ajoutera aussi, avec des airs de famille : Les Virtuoses (Brassed Off, 1996) de Mark Herman ; La Constance du jardinier (The Constant Gardener, 2005) de Fernando Meirelles, The Queen (2006) de Stephen Frears et Le Dernier roi d'Écosse (The Last King of Scotland, 2006) de Kevin MacDonald. Sans oublier Les Vestiges du jour (The Remains of the Day, 1993), de James Ivory, ni surtout le Vera Drake du même Mike Leigh (2005, Lion d’or à Venise) et le Ken Loach, Le vent se lève (The Wind That Shakes the Barley, 2005, Palme d’or à Cannes). Et je ne peux m’empêcher de faire une référence à John Huston – même s’il était Américain et qu’il mourut en Irlande, sa patrie d’adoption, pour son dernier film, le sublime Gens de Dublin (The Dead), d'après James Joyce, qui porte à lui seul (ça n’engage que moi) la british touch du plus grand cinéma.
Pour finir, une pensée vers cette cette femme qui, à peine levée de son siège, l’autre soir, pas loin de moi, s’empressait de faire savoir bien haut qu’elle avait « trouvé ça gnangnan »… M’étonnerait qu’elle passe par ce blog, mais si quelqu’un la (re)connaît… lui indiquer le chemin.
Que dire de plus que Gérard et son amour des gens qui passe ici par son talent de plume ! Et surtout son analyse si fine « Car ils ont ce don d’entretenir un art de vivre qui vaut bien des programmes politiques ». Oui, Gérard… absolument. Je l’ai vu en mon Méliès de Montreuil cet extraordinaire film. Un peu avant toi semble-t-il… mais il m’avait donné envie – malgré tout hein ? – de m’engager vite (pas trop) dans une autre année. Car elles sont belles au final… Et à chaque début de cycle, ça dépend un peu de nous. Juste une insistance personnelle sur le film de Mike Leigh : les comédiens sont fantastiques, inconnus et incroyablement justes. Comme ceux de tant d’autres films anglais que tu cites – peut-être ici davantage encore – et bien loin de nos talents français, pourtant réels, dont beaucoup tournent trop vite cabotins. Si un « lourdaud » se pose à côté de moi dans le TGV avec des canettes de bières, je ne le regarderai pas sans penser au film. Et pareil pour tant d’autres situations en moi à jamais. Et enfin l’humour présent « à l’anglaise ». Celui de leurs mots exquis en retour de service discrets et gagnants que je pense unique (même si nous avons notre French touch pas mal non plus). Et de scènes qu’il fallait oser. Ainsi, parmi d’autres, celle-ci : le lourdaud (celui du train) qui vient de se prendre un triste camouflet auprès d’une belle espérée (qui descend sec le blanc) et qui « compréhensif », la quittant en s’extrayant difficilement de sa petite voiture rouge (elle a un rôle aussi l’automobile…), lui balance un coup de sac à dos sur la nuque (pas méchant ; volontaire ou involontaire ?). On en rigole… et on s’arrête vite. Car ici, avant tout, ils restent beaux tous les deux.
Ah oui mon pote Ponthieu. D’accord avec toi. Nous sommes allés entre aminches zieuter le film une poignée d’heures avant le minuit, titre oblige. C’est magnifique cette fresque humaine, juste, émouvante. Je le vois aussi en théâtre délicat, ce film, du côté de Tchékhov. Y a à rire et à pleurer. Hachement bien interprété. J’ajouterai tout de même que ce bonheur de couple parfait est un chouia ostentatoire, exemplaire, toute la panoplie y est dans ce bonheur de certitude dorée. Vous avez vu not” bonheur ? V’nez donc y gouter, on vous montrera ce que c’est. Car sans les autres quel gout aurait-il ce bon vin ? Mais bon, je chipote et le bonheur me rend souvent triste. Parmi ta liste référentielle, je rajoute l’inoubliable « déclin de l’empire américain » suivi (longtemps après) « des invasions barbares ». Beau cadeau de fin d’année en tout cas. Bravo les artistes, ça nous change des daubes françaises.
Allez tiens, comme c’est la nouvelle année, j’en rajoute une couche. Une seule. Faber n’aurait pas tort sur le « couple parfait ». Mais l’est-il vraiment pour Mike Leigh ? Je n’en suis pas certain. Bien sûr, ils sont heureux et leur maison de bourgeois (pas si petits) est réellement ouverte comme leur coeur. Mais à part écouter, avec beaucoup de silences et de retenue, que font-ils d’autre ? Peu d’engagement. On salue poliment… et la porte se referme sur les pas de ceux qui retournent au métro ou prennent le volant. Mais… peut-il en être autrement… n’est-ce pas aussi ce que dit le film ?
Enfin, non pas que des daubes (parmi beaucoup je le concède et regrette) dans le cinéma français. Ainsi, alors que j’y allais quasi « à reculons », je recommande désormais « Le nom des gens », premier film de Michel Leclerc. Le propos « coucher avec ses ennemis politiques pour les convaincre » m’avait même franchement hérissé et les lignes sur le passage de Jospin dans le monde des acteurs avaient renforcé mon rejet premier. Erreur sur toute la ligne : c’est une comédie fraiche (même si les deux premières minutes j’ai crains le pire), dont le déroulement est malin ; les acteurs sont bons (Jacques Gamblin l’est toujours), bref très prometteur. Et Lionel ? Parfait, c’est vrai. On se dit même que s’il… c’aurait vraiment été mieux.