Jacques Ellul. Ou quand la technique rend l’avenir impensable
« Qui donc manœuvre le navire planétaire ? » Il en a de bonnes, mon pote Joël (Decarsin), à poser pareille question à l’heure précise où il n’y a plus de pilote dans l'engin en dérive totale. Mais il a une réponse, sa réponse, LA réponse – qui est aussi celle d’un certain Jacques Ellul (1912-1994). Si on en est « là », dixit mon pote et les siens, c’est à cause de la technique, voire la Technique, considérée comme entité princeps, celle qui régit le monde et les relations humaines, si peu humaines.
[dropcap]Je[/dropcap] reviens de la conférence sur ce thème organisée ce soir [30/3/11] à l’IEP d’Aix-en-Provence, devant un public pas bien jeune – cause que la technique aussi les aurait déculturés, les jeunes, et qu’ils ont des divertissements ne croisant guère les grandes questions sur l’avenir du monde. L’hypothèse fut avancée, quoique non vérifiée. Mais c’est un fait qu’il faut avoir accumulé des milliers d’heures de vol pour comprendre et la fragile beauté du monde et les affreuses menaces venues des hommes . Et c’est à l’heure de rentrer au hangar qu’on se soucie des envolées du lendemain, qui ne seront pas les nôtres… Mystère et grandeurs de l’homo erectus. S’il s’est levé, justement, l’homo, ce ne devrait pas être pour se coucher devant on ne sait quelle idôle, divine ou technique, avec ou sans majuscule.
Pourtant, on en est bien là, et il y a plus que du vrai dans la quête de Jacques Ellul. Ce touche-à-tout aux cinquante livres publiés, celui qui « avait (presque) tout prévu » comme l’a écrit Jean-Luc Porchet (éd. Le Cherche-midi, 2003), journaliste au Canard, qui devait esquisser l’envergure du professeur de droit bordelais : marxiste, écologiste avant la lettre, chrétien, anarchiste et ainsi contre l’État et la politique, dont il n’attendait plus rien.
Ce qui n’a pas empêché l’engagement, reprit à son tour Daniel Compagnon (IEP Bordeaux), citant Ellul : « La technique rend l’avenir impensable ». Les faits, l’actualité la plus irradiante corroborent la prédiction. Aussi devait-il être maintes fois question du nucléaire et de la catastrophe de Fukushima, succédant à de multiples autres. Et de plus, « la technique piétine la démocratie », autre évidence ellulienne, là encore confirmée par la « politique » nucléaire, les OGM ou encore les nanotechnologies s’accumulant comme autant de dénis démocratiques. Ainsi la politique se trouve-t-elle déterminée par l’économie, et celle-ci par la technique. Le nucléaire, ô combien, en constitue la plus flagrante illustration, ainsi que le souligna de son côté Jean-Pierre Gaudin (IEP d’Aix-en-Provence), rappelant l’alliance entre le « complexe militaro-industriel » et les grands corps technocratiques (X, les Mines…) pour aboutir à l’aval (politique) du tout nucléaire-tout électrique (en Allemagne, un schéma tout différent devait conduire à une moindre dépendance au nucléaire, à l’apparition des Verts, huit ans avant la France, et à une sortie programmée dudit nucléaire). En conséquence de quoi, et de manière plus générale, avons-nous vu s’instaurer « un univers de décisions irresponsables » (D. Compagnon).
Ellul, fut-il aussi rappelé, n’était pas tout à fait technophobe. il croyait même aux bienfaits libérateurs des ordinateurs… Ce qui n’était pas pour fâcher le plutôt technophile Charles Népote (Fondation Internet Nouvelle Génération), toutefois assez critique entre admiration (les algorithmes en informatique) et dénonciation (les morts par GPS, pour cause de suivi aveugle…) Bref, résuma Daniel Compagnon en une formule bien assénée, il s’agit au fond de « penser la technique pour la contrôler ».
Et l’homme dans tout ça ? Pourquoi sa fascination technolâtre ? Ses pertes de repères ? Son manque de sagesse ? Pourquoi la richesse ostentatoire, obscène. Pourquoi aussi ce besoin d’idoles et de Sauveurs ? Sa foi aveugle (pléonasme) dans la technique ne saurait expliquer à elle seule ses propres dérives et le déboussolement du monde. D’autres conférences son prévues – il y a de quoi !
Association Internationale Jacques Ellul - Groupe Marseille - Aix
Je ne sais plus qui disait (peut-être était-ce mon voisin) que le jardinage s’apprend en cent leçons…une par an.
Le problème en matière de navigation planétaire c’est que ça se fait à vue pour les « capitaines de ferry-boâtes » qui nous gouvernent et à l’aveugle pour les chiens de passagers payants que nous sommes.
En France, on frôle 700 récifs nucléaires par an sans sentir autre chose qu’un remous par ci par là. Je suppose que dans notre petite mare encombrée de 58 rochers on a un max de chances d’en prendre un jour un gros.
Ce jour là, le capitaine et l’équipage d’abord aux chaloupes ! Je les vois d’ici balançant à leurs passagers barbotant dans marigot des pastilles d’iode avec le geste auguste de notre vieille semeuse. Un futur beau comme l’antique. Tu vois, grâce à la technique on peut très bien penser l’avenir !
Putain, je ne peux même pas aller dans mon jardin : il pleut – « une pluie radio-active mais pas trop ».
Excellente la leçon sur le jardinage – j’en témoigne !
Pour ma part je pense que la technique est neutre et ne vaut, en bien ou en mal, que par ce que nous en faisons. Par exemple, tu écris : « la technique piétine la démocratie ». C’est vrai, mais on peut très bien imaginer l’inverse. La technique des cartes à puce pourrait permettre sans grosse difficulté de consulter les citoyens sur des tas de sujets, à tous moments et en toute fiabilité sans l’énorme lourdeur des urnes. Si ça ne se fait pas, c’est parce que tout le monde a peur de cette démocratie directe, en premier lieu nos chers édiles qui se verraient dépossédés de leurs pouvoirs…
Ca c’est vrai dans l’absolu. On a déjà l’outil – je suis en train de m’en servir – mais il est accessible seulement à une partie des citoyens. La technique, comme la politique et l’économie (pléonasme ? dirait GP) laissent une partie de la population au bord du chemin.
« La technique (…) laisse une partie de la population au bord du chemin. »
Les urnes aussi…
Vous avez raison. J’évoquais juste le fait que certaines personnes n’ont pas les moyens de s’offrir les moyens d’accès à la démocratie directe que vous et moi pratiquons actuellement.
Les urnes sont accessibles à tous gratuitement. Il me semble même qu’une bonne partie de ceux qui sont laissés pour compte retournent maintenant aux urnes avec le résultat que l’on sait.
Si l’homme se laisse prendre par la technique, c’est qu’il a oublié de prendre son cachet d’iode, na !
Ce que permettrait tout aussi bien internet, dores et déjà. Mais la question reste entière : en quoi la technique trouble l’ordre des valeurs humaines ? Ce n’est pas une question « que technique »…
Note technique… : comme un pied de nez à Ellul, le « système » informatique du blog a ajouté des lignes de code sous l’article, à la place du bouton « twitter ». Rien à faire pour les retirer. Signe du diable !
« La technique est neutre et ne vaut que par ce que nous en faisons » dit Vincent.
Ellul racontait régulièrement qu’à chaque fois qu’il entendait ce genre de baratin, il répondait : « plus vous croyez que la technique est neutre, plus c’est vous-même qui vous plaisez à rester neutre, non-critique, à l’égard de la technique. Et cela uniquement par pure attirance pour le confort et la puissance que vous procure la technique.
C’est donc à cause de ce préjugé de « la-technique-supposée-neutre » qu’Ellul reste aujourd’hui incompris, voire méconnu, et que l’on s’évertue à le considérer comme un technophobe.
La technique est fondamentalement incritiquable, tabou, et c’est pour çà qu’elle « rend l’avenir impensable ».
Quant à Ellul, il a de moins en moins de chances d’être compris car la technique est tellement intégrée dans les consciences que la majorité de gens sont incapables d’avoir sur elle le moindre recul et s’abandonnent toujours aux mêmes jugements simplistes.
Alors que la lucidité à l’égard de la technique n’a jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui (Fukushima), ils se foutent complètement d’être lucides et ne cherchent qu’à se rassurer avec des arguments à la noix.
On n’est vraiment pas sorti de l’auberge.
Pierre
En effet je reste « neutre, non critique, à l’égard de la technique ». Je ne critique pas les objets, le matériel, je ne critique que ceux qui pensent ou qui agissent (mal de mon point de vue). Je trouve très vain de condamner l’arc et le fusil, car le vrai responsable c’est le tireur. En 1977 dans les fossés de Malville je ne manifestais pas contre la technique nucléaire, mais contre une décision politique. Je pense que se satisfaire de critiquer la technique c’est être très aveugle sur la réalité de notre humanité.
Une centrale nucléaire n’a strictement RIEN à voir avec un arc et un flèche.
- L’arc et la flèche étaient des MOYENS qui permettaient au chasseur (et à lui SEUL) d’atteindre une fin : le gibier.
- La centrale nucléaire, elle, fait partie d’un SYSTEME ENVIRONNANT qui nous englobe TOUS (les chasseurs à l’arc, les pas-chasseurs… les « pro » et les « anti » nucléaires, etc…): un systeme qui se développe de façon autonome, sans aucun contrôle humain (Fukushima en est le meilleur symbole).
Le principe de précaution n’est qu’un piège à bénêts : quelle précaution peut-on prendre devant la démocratisation de l’atome ? De même croire qu’une « décision politique » peut arrêter le nucléaire, la télésurveillance, les nanotechnologies relève d’une l’utopie douceâtre qui, à la longue, s’avère la meilleure alliée de l’idéologie technicienne car elle en est l’indispensable compensation.
On ne sait tout simplement pas de quoi on parle quand on parle de « technique » et d” »humanité » dès lors que l’on reste incapable de réaliser qu’elle a changé de statut et que « ce n’est pas la technique qui nous aliène mais le sacré transféré à la technique ».
Cette incapacité tient à ce que « l’homme moderne » s’imagine qu’il est suffisamment éclairé pour ne rien sacraliser. Les Japonais payent aujourd’hui cette illusion au prix fort.
Cette illusion, qui est d’abord une illusion SUR NOUS-MÊMES (et pas seulement sur la technique), rend impensable (imprévisible) non seulement notre avenir mais aussi – et d’abord – notre présent. Dans la mesure où penser, c’est être un minimum lucide sur le fait que nous sacralisons la technique sans le savoir, sans vouloir le reconnaître tant cet aveu nous contraint à l’humilité.
Et quand au contraire on témoigne de la lucidité nécessaire et que l’on s’entend dire que l’on est « aveugle sur la réalité de notre humanité », c’est tout simplement que l’on baigne en plein dialogue de sourds et qu’il vaut mieux alors redonner la parole au silence.
Pierre.
Parle-t-on de la technique en général ou du nucléaire ? Il est tentant – et je ne m’en prive pas – d’illustrer les dérives de la technique par l’actualité japonaise où simplement la fuite en avant française dans le domaine de l’atome, mais ça ne me semble pas être la question générale posée par le papier de G.P.
Je crois que l’arc et la flèche puis le fusil sont effectivement les premières étapes d’un chemin pas si long que ça qui a conduit au nucléaire. Si leur finalité première était probablement la chasse, ils ont très vite été utilisés pour « optimiser » les conflits… comme le nucléaire : La même technique de base a permis de me trouver une saloperie que rien ne laissait deviner aux poumons, de tuer ou mutiler des milliers de japonais volontairement en 1945 et de récidiver involontairement en 2011. D’accord, ça n’a rien à voir…et pourtant.
Si vous pensez ce que vous écrivez, « croire qu’une « décision politique » peut arrêter le nucléaire, la télésurveillance, les nanotechnologies relève d’une l’utopie douceâtre », il vaut mieux effectivement retourner au silence, surtout si vous parlez pour qualifier de « baratin » des arguments qui valent, à mon sens, très largement les vôtres.
Ceci dit en toute cordialité.
Pierre,
Pardonnez-moi cet « aveugle » que j’aurai mieux fait de taire. Vouloir discréditer son interlocuteur par des mots trop forts est toujours un aveu de faiblesse. En réalité je ne critiquais pas Ellul que je n’ai pas lu. J’essayai simplement d’exprimer la vieille idée morale de la prééminence de l’humain sur le matériel. Peut-être est-ce justement le renversement de ce paradigme qu’Ellul prévoit dans son analyse de l’auto-acroissement de la technique niant l’homme, ses besoins et sa culture (wiki)? Quoiqu’il en soit, je suis d’accord avec vous quand vous écrivez que « l’homme moderne s’imagine qu’il est suffisement éclairé pour ne rien sacraliser ». Comme Ellul je suis chrétien, et je pense que nous sommes profondément faillibles, et aussi très orgueilleux. Nos belles inventions peuvent parfaitement nous péter à la gueule et nous détruire, mais je suis pas convaincu que, même sacralisée, la technique puisse vraiment nous dominer. Bref, je ferais mieux de lire Ellul. Cordialement.
« Je crois que l’arc et la flèche puis le fusil sont les premières étapes d’un chemin qui conduit au nucléaire. »
« Je crois »… Le mot est lâché.
Toute la question est de savoir qui est prêt aujourd’hui à sacrifier ses croyances et ses préjugés pour se lancer sur le chemin d’un diagnostic rigoureux.
Je vous en prie, faites, et si cela aboutit à des propositions, ça sera encore mieux.
PS : Merci quand même de la remarque, elle est très juste. Il va falloir que je prenne un pseudo pour éviter que mes approximations de langage ne se retournent contre moi. S’ils lisent ça, mes copains vont PENSER que je CROIS ! Mon Dieu mon Dieu…
Pour parodier Trénet, sur l’air de sa musique : « Que reste-t-il de nos croyances ? », en particulier quand on croit les avoir toutes balayées… D’où l’exergue qui surplombe (mot bizarre, tiens…) ce lieu-même : « L’argument fondamental pour la liberté d’expression est le caractère douteux de toutes nos croyances », (Bertrand Russell). On se sert plutôt bien de la liberté d’expression, peut-être pas assez du doute. Je dis bien » peut-être « … 😉
Je veux bien remplacer « je crois, je pense, je suppose » par « je doute », mais si tout le monde en fait autant, ça sera le même bordel !
Croire – à mon sens – a deux sens. C’est le charme de la langue française : « tenir pour certain » ou « considérer comme possible ». On peut choisir en fonction du crédit que l’on accorde à son interlocuteur…ou suivant son humeur du moment. Je suis un client trop récent dans ton établissement pour solliciter déjà du crédit.
(A l’instant, Edwy Plenel dans « Lignes de fuite » sur France culture, faisait sa chronique sur Jacques Ellul)
Dominique cite Jacques Ellul, celui dont Gérard est parti dans son article.
Ellul est également l’auteur du diagnostic auquel je faisais allusion le 2 avril.
Il l’a fait dans un livre écrit en 1950, et publié quatre ans plus tard, intitulé « La technique ou l’enjeu du siècle » (3ème réédition, 2009, chez Economica).
Pour de multiples raisons (il était chrétien, il n’était pas un intellectuel parisien, etc, etc…), il a été snobé et rares sont sont ceux qui l’ont lu et médité.
Parmi ces derniers, un journaliste du canard enchaîné : Jean-Luc Porquet, l’auteur en 2003 du lumineux « Jacques Ellul, l’homme qui avait (presque) tout prévu ».
La raison première pour laquelle Ellul n’est pas lu, lui-même la formule dans ses livres, c’est que la technique est devenue in-critiquable, du fait de la croyance tenace mais intériorisée (rarement consciente et formulée) que « elle-n’est-ni-bonne-ni-mauvaise » et que « tout-dépend-de-l’usage-qu’on-en-fait ».
A cet égard la posture de ce technicien de l’ISRN, que Gérard décrit dans son dernier article, est juste et en même temps caricaturale : ce que dit tout haut ce brave homme n’est rien d’autre que ce que tout le monde pense tout bas : un vulgaire lieu commun.
Dominique me demande des propositions ? Je n’en aurai qu’une seule : lire Ellul en rangeant son préjugé (sa croyance) au placard, au moins le temps de cette lecture et autant qu’il est possible. Le doute de B. Russell.
Tout le reste n’est à mes yeux que discussion de comptoir, autrement dit – j’insiste – « baratin ».
Plenel cite Ellul, tant mieux ! Mamère le fait aussi. Ainsi que Bové, quelques autres… « c’est déjà çà » chante Souchon.
Mais bon sang, qu’on le lise et qu’ensuite – que l’on soit pour, contre, ou qu’on y soit indifférent – qu’on en parle entre gens avisés.
Pierre