Cornelius Castoriadis : « Nous devrions être les jardiniers de cette planète »
"Il faut cultiver notre jardin" dit ainsi Voltaire dans la bouche de son Candide. Célèbre injonction aux sens multiples, ouverts, à portée immédiate, au propre comme au figuré. Philosophe contemporain (mort en 1997), Cornelius Castoriadis étend la formule à une dimension planétaire qui relève de l'urgence, dépasse l'individuel et atteint ainsi à l'universel : "Nous devrions être les jardiniers de cette planète", lance-t-il au cours d'un entretien à la radio avec Daniel Mermet. L'actualité de ce propos est plus vive que jamais au regard de la dégradation écologique de notre Terre. Voici un extrait de cet entretien, ainsi que le lien qui permet d'accéder à la totalité.
Cornelius Castoriadis est mort en 1997. Né en Grèce, il s'installe en 1945 à Paris où il crée la revue, aujourd'hui mythique, Socialisme ou barbarie. En 1968, avec Edgar Morin et Claude Lefort, il publie Mai 68 la Brèche. En 1975, il publie L'institution imaginaire de la société, sans doute son ouvrage le plus important. En 1978, il entreprend la série Les carrefours du labyrinthe. L'entretien avec Mermet fait suite à la publication de La montée de l'insignifiance en novembre 1996.
– Cornelius Castoriadis : Mais, de toute façon il y a un irréductible désir. […]. Si vous prenez les sociétés archaïques ou les sociétés traditionnelles, il n’y a pas un irréductible désir. On ne parle pas là du désir du point de vue psychanalytique. On parle du désir tel qu’il est transformé par la socialisation. Et ces sociétés sont des sociétés de répétition. Or dans l’époque moderne, il y a une libération dans tous les sens du terme, par rapport aux contraintes de la socialisation des individus. On dit par exemple : "Tu prendras une femme dans tel clan ou dans telle famille. Tu auras une femme dans ta vie. Si tu en as deux, ou deux hommes, ce sera en cachette, ce sera une transgression. Tu auras un statut social, ce sera ça et pas autre chose". Mais aujourd’hui on est entré dans une époque d’illimitation dans tous les domaines et c’est en ça que nous avons le désir d’infini. Or cette libération est en un sens une grande conquête. Il n’est pas question de revenir aux sociétés de répétition. Mais il faut aussi apprendre – et ça c’est un très grand thème –apprendre à s’autolimiter, individuellement et collectivement. Et la société capitaliste aujourd’hui est une société qui à mes yeux court à l’abîme à tous points de vue car c’est une société qui ne sait pas s’autolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter.
D. M. – Limiter c’est interdire. Comment interdire ?
C. C. – Non, pas interdire au sens répressif. Mais savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer. Par exemple l’environnement. Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et ça pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela, évidemment, c’est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est l’imaginaire de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote… une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre, c’est ça qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire qui est là et qui fonctionne.
D. M. – Ce dont vous parlez là, sans cesse, c’est de la liberté ?
C. C. – Oui.
D. M. – Derrière ça, il y a la liberté ?
C. C. – Oui.
D. M. – Difficile liberté ?
C. C. – Ah oui ! La liberté, c’est très difficile.
D. M. – Difficile démocratie ?
C. C. – Démocratie difficile parce que liberté, et liberté difficile parce que démocratie, oui, absolument. Parce que c’est très facile de se laisser aller, l’homme est un animal paresseux, on l’a dit. Là encore je reviens à mes ancêtres, il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : Il faut choisir se reposer ou être libre. Je crois que c’est Périclès qui dit ça aux Athéniens: Si vous voulez être libres, il faut travailler. Vous ne pouvez pas vous reposer. Vous ne pouvez pas vous asseoir devant la télé. Vous n’êtes pas libres quand vous êtes devant la télé. Vous croyez être libres en zappant comme un imbécile, vous n’êtes pas libres, c’est une fausse liberté. Ce n’est pas seulement l’âne de Buridan qui choisit entre deux tas de foin. La liberté, c’est l’activité. Et la liberté, c’est une activité qui en même temps s’autolimite, c’est-à-dire sait qu’elle peut tout faire mais qu’elle ne doit pas tout faire. C’est ça le grand problème, pour moi, de la démocratie et de l’individualisme.
D. M. – La liberté, c’est les limites ? Philosopher, c’est établir les limites ?
C. C. – Non, la liberté, c’est l’activité et l’activité qui sait poser ses propres limites. Philosopher, c’est la pensée. C’est la pensée qui sait reconnaître qu’il y a des choses que nous ne savons pas et que nous ne connaîtrons jamais…"
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intégralité de l'entretien de Cornelius Castoriadis avec Daniel Mermet
Une évidence déniée … par des humains sidérés (cf. les trompettes du toujours plus).
Une époque ne revendiquant que des »droits » sans voir que ceux-ci ne peuvent être que le revers des »devoirs ».
La limite est bien un devoir fondamental.
Cf. le »Rien de trop » des anciens …
Réinventer les lecture de cette expression :
»Un tant soit peu » ?
Et puis j’ai oublié qui a dit : »Ne pas laisser sa panse dépasser les limites de sa ceinture »
PS. A propos d’insignifiance voir le dernier livre de Milan Kundera : La fête de l’insignifiance
Ça me rappelle Jean-Claude Carrière, né dans la vigne audoise, racontant que chez eux, il n’y avait pas de poubelle – puisque pas de déchets non recyclables. On ne jetait même pas un vieux clou : « Mon père le redressait au marteau ! ».
J’ai lu ce dernier Kundera. Très déçu. Je n’y ai trouvé que redites et quasi banalités… Une sorte d’épuisement…
Sur divers chantiers, j’ai fait ça longtemps, le réemploi de l’ancien. Inconvénients : ça prend beaucoup de temps en nettoyage, redressage et raffermissement préalables à l’utilisation ; vices cachés (qui ont justifié que l’objet ait été jeté) et donc durée de vie hasardeuse ; poursuites pour non-conformité ; persiflage des voisins voire des proches ; capacité de duplication exemplaire limitée. Avantages : pas ou peu cher (si on se paye au SMIC); connaissance intime de son oeuvre (aux possibles vices près); cultures de la sobriété, du détournement (démerde à la McGyver – système D auf Französisch) et de la sérendipité ; sentiments légitimes de fière pater/mater/nité et donc de sa propre capacité autarcique. Et hormis l’or, tous les matériaux ne sont pas inusables, à l’image de celui qui en fait usage.