HistoireHommage

14 – 18. L’abbé Georges Estrangin : « A la sortie du bois, le capitaine nous rassemble, il en manque 107 à l’appel. Il pleure. »

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Le témoignage ci-dessous émane d’un curé marseillais, l’abbé Georges Estrangin, « clerc tonsuré du Diocèse de Marseille »[ref] Un boulevard et une station de métro portent son nom à Marseille.[/ref], envoyé au front dès 1914, au 23e B.C.A, puis au 115e Bataillon de Chasseurs, enfin au 63e comme sous-lieutenant. Il est mort à Étinehem, dans la Somme, le 29 août 1916. Voici quatre extraits tirés d’une petite plaquette de 1923 qui lui fut consacrée. Témoignage poignant par son réalisme, et aussi du fait que son auteur, un religieux, semble avoir perdu toute référence divine ou même spirituelle. Tel un combattant sans âme ? – comble de l’abomination guerrière.

« Un pauvre diable a toujours eu pitié de son semblable, et rien ne ressemble plus à un soldat allemand dans sa tranchée que le soldat français dans la sienne. Ce sont deux pauvres bougres, voilà tout. » Capitaine Paul Rimbault, dans Propos d'un marmité (1915-1917), Paris : L. Fournier , 1920.

A Vergaville, août 1914 :
« Alors, pour la première fois, j’entendis... pstt... pstt... Ce sont les balles qui chantent. Oh ! la drôle de chanson ! Elles sifflent ; il y en a qui ont comme des cris de douleur, d’autres comme des cris de rage. Instinctivement, toute la section s’est couchée ; on baisse la tête, moi comme les autres. Je me sens un peu pâle, mais je n’ai pas peur. Pour réagir, je cherche ma pipe et je l’allume. »

Au bois de Saint-Mansuy, août 1914 :
« Il était trois heures du matin lorsque la sentinelle qui était à quelques mètres de moi à voix basse s’approchant : “Attention, les vieux !” Chacun attrape son fusil. On entend marcher devant et tout à coup c’est un commandement en allemand. On crie à tue-tête : "Feu", et voilà que les culasses s’ouvrent et toute la tranchée tire ; ça crépite. On tire dans le noir, car on ne voit rien. Les étuis sautent. "Cessez le feu !" Tout rentre dans le calme. On se blottit au fond de la tranchée, mais maintenant on ne peut dormir.

Le jour se lève ; il y a du brouillard. Cependant, on peut y voir à cent mètres devant soi et voilà que, tout à coup, la sentinelle fait signe de la main : Silence ! La section prend les fusils et nous voyons les boches, à cent mètres, en tirailleurs, qui viennent sur nous. On épaule, chacun vise son homme et on attend. Le lieutenant est immobile : "On y est ?… Feu !" et un craquement terrible. On voit les culbutes des boches, la ligne de tirailleurs n’existe plus. Le brouillard se dissipe tout à coup et maintenant on les voit dans l’avoine qui s’approchent. La pétarade recommence, on s’amuse. "Ça y est ? Non. Tu l’as manqué ? Attends un peu celui-là".
Quant à moi, pour mieux les voir, je monte sur la tranchée avec un camarade ; un autre caporal est là, nous tirons comme à la cible ; chaque coup touche, mais ils répondent dur, eux aussi. Les balles nous sifflent aux oreilles, les branches sont coupées. Tout à coup le caporal qui était avec moi, tourne sur lui-même et tombe. Je me baisse. "Qu’as-tu ?" "J’en ai une dans la cuisse." Je le prends dans mes bras et le descends dans la tranchée. Il y a des blessés dans la tranchée : un pauvre chasseur est étendu, une balle lui a traversé la poitrine. La sentinelle de tout à l’heure a le pied fracassé. J’étends le caporal, je lui ouvre le pantalon d’un coup de couteau, la balle lui a traversé toute la cuisse, je le panse et lui donne ma cigarette ; il la fume en rigolant tranquillement.

Mais la lutte continue, les fusils claquent toujours. Je reprends mon poste, le caporal couché entre mes jambes à chaque coup que je tire me demande "Ça y est ?" et il me fait passer les cartouches une à une. Mon voisin tombe, une balle lui a traversé la tête et sa cervelle va s’aplatir sur le talus.

Mais voilà le capitaine qui arrive, impassible dans sa pèlerine. L’ordre est donné de quitter la tranchée et d’aller secourir la deuxième section qui est fortement attaquée. Nous sortons au pas de gymnastique et nous faisons les trois cents mètres qui nous séparent d’elle. On se met dans la tranchée, et aussitôt on ouvre le feu.

Un arbre est devant moi. J’y appuie mon fusil pour mieux viser. Clac ! une balle tape dans l’arbre, le traverse et vlan ! dans mon sac tout près de l’épaule. "Oh ! Cabot, me crie mon voisin, elle était pour vous celle-là !" Je n’ai pas le temps de lui répondre, une deuxième balle m’érafle la main et traverse ma manche. J’ai une longue écorchure du pouce au poignet. Je me baisse pour regarder ma main et avec mon mouchoir je m’essuie. Je reprends ma place et ici c’est un massacre. Les boches tombent comme des mouches de tous côtés. Alors ils reculent et on nous donne l’ordre d’aller à notre ancienne tranchée.

Nous partons. Pendant notre absence, les boches s’étaient installés à notre place. Nous sommes reçus par une fusillade. "A la baïonnette ! En avant !" et comme des fous, hurlants, nous montons à l’assaut. Alors ils ont peur, ils sortent de la tranchée. Devant moi, un gros Allemand. D’un bond je suis sur lui, il n’a pas le temps de se retourner et pan ! il est à terre. Je lui saute par dessus et j’ouvre le feu sur les fuyards. A côté de moi, les camarades font de même. La tranchée est reprise. Nous tirons, nous tirons toujours, et ils tombent, ils tombent toujours et ils courent, et lorsque enfin, ils ont tous disparus, je regarde autour de moi. Dans la tranchée, une dizaine d’Allemands, les uns sur les autres, un officier ; au dehors de la tranchée une trentaine sont couchés de chaque côté.

Le boche que j’ai descendu est là, il est blessé, il me regarde. Je m’approche ; il me montre sa jambe, je le panse, je le prends dans mes bras et le couche au fond de la tranchée, il me regarde avec de grands yeux, puis me serre la main et me donne son bidon. Mais ma pauvre section ! Comme il en manque : le lieutenant est là, mort, troué par une balle qui l’a traversé de part en part, le sergent agonise ; nous nous comptons : quatorze, au réveil nous étions trente-deux. Il ne reste plus qu’un caporal, c’est moi, et treize hommes. Je fais jeter les morts hors de la tranchée, je prends le casque de l’officier tué. Puis nous n’avons pas le temps de ramasser nos blessés, car l’ordre a été donné de reculer.Maintenant au milieu des balles et des obus, nous partons. Je suis en tête avec mes treize hommes. Je file, je file au pas de course, les obus tapent de tous les côtés, brisant les branches. Un de mes hommes a une main brisée, je lui crie de marcher toujours. Un autre tombe, il a la cuisse traversée. Je donne mon fusil à un autre et le prends sur mes épaules. Nous ne courons plus maintenant, car il n’y a plus de danger. Je dépose mon blessé, nous le pansons ainsi que celui qui a la main traversée et nous reprenons notre route. A la sortie du bois, le capitaine nous rassemble, il en manque 107 à l’appel. Il pleure, plus d’officier que lui. Nous rentrons dans un village.

Mais malgré notre retraite les Allemands n’ont pu rentrer dans le bois ; ils ont battu en retraite eux aussi. Deux jours après, je vis le même endroit, il y avait au moins six cents Allemands tués devant ma tranchée ! »

A Lampernisse, décembre 1914 :
« La sentinelle prend sa place ; maintenant il pleut, on a froid, l’eau ruisselle, on se couvre du manteau, on reste là, l’eau remplit la tranchée, elle monte, monte doucement, on en a jusqu’au-dessus de la cheville et l’on a froid, un froid terrible ; personne ne parle, on ne dit rien et sûrement chacun pense à sa maison. On tire toujours de temps en temps ; encore un qui tombe plus loin de moi, lui aussi une balle dans la tête, il est mort et la même cérémonie recommence. Oh ! la triste journée, un vent terrible, et un froid si froid qu’il me semble encore en t’écrivant grelotter. Les heures, passent, le canon tape à côté, les nôtres tapent sur leur tranchée. Encore un tué, cela fait trois, décidément la place, n’est pas bonne, et quand la nuit arrive un quatrième tombe, il râle avec des cris épouvantables, puis il s’arrête, il est mort.

Alors, mon petit François, commence un travail terrible, nous faisons un trou dans la tranchée au fond et là nous descendons les quatre camarades, tout doucement comme si nous avions peur de leur faire mal, puis nous jetons de la terre ou plutôt de la boue par-dessus... Et maintenant c’est fini, ils sont là, sous nos pieds, nous marchons à l’endroit même où ils sont enterrés, pas une croix pour dire : "Ici sont morts quatre braves !" Non, rien, rien...

Et la pluie glacée arrive, les mitrailleuses claquent sans cesse, des fusées sont lancées qui éclairent comme en plein jour et toute la nuit c’est le même bruit, le même vacarme et voilà le jour qui revient et c’est la même chose, on est là ; toujours aussi froid, toujours la boue, on se secoue un peu, mais rien à faire. Allons du courage, combien de temps va-t-on rester dans ces tranchées pleines d’eau ? Le jour passa, et une nuit aussi, puis encore un jour, puis une nuit et enfin nous fûmes remplacés...

Voilà vite, vite racontée, la vie dans les tranchées d’Ypres. Ce sont les plus mauvaises de toutes. »

Au Linge, juillet 1915 :
« Ce que je sais, c’est qu’aujourd’hui, regardez bien la date ; le canon tonne, tonne sec et que la victoire nous attend ; je dis nous. Chacun de nous est joyeux à cette pensée et vous ne sauriez croire ce qu’elle contient pour nous. Vous vous en faites une idée, mais je suis certain que vous ne comprenez pas bien, aussi bien que nous. Je m’explique mal, vous comprenez autrement que nous ; sous un angle différent, vous voyez les choses que nous voyons.

Aujourd’hui surtout, pour moi et pour plusieurs du bataillon, nous sentons qu’il y a là-haut sur une montagne, un cimetière, celui du 23e et ce cimetière il nous le faut. Entendez-moi bien, il nous le faut coûte que, coûte…

Vous le dirais-je : mes meilleurs amis du 23e, à part Raoul, sont tombés là-haut ; ceux de ma classe, tous lâchement assassinés : Ginoux, un caporal comme moi, de ma classe, qui imitait si bien le sifflet du train du Sud, est tombé d’une balle explosive ; Nicolaï, mon ancien sergent de l’active, tué de la même manière ; Corniglion, celui qui avait fait le poste d’hiver à Beuil avec moi, le grand avec ses moustaches si belles que vous avez vu sur mes photos, tué aussi et bien d’autres... Comprenez-vous maintenant ce que ce mot victoire contient pour nous, du 23e. Il est inutile de l’expliquer plus longtemps, j’ajoute seulement que cette camaraderie de caserne en temps de paix n’existait plus, mais comme l’on avait souffert ensemble à Dieuze, à Lunéville, en Belgique, cette camaraderie était devenue de la fraternité, de la vraie fraternité chrétienne.

Et alors vous devez comprendre maintenant ce que cette montagne est pour nous. Il me semble que de recevoir aujourd’hui mon uniforme [son premier uniforme de sous-lieutenant] est un présage de victoire et d’espoir. Cela veut dire beaucoup. Cet uniforme semble me dire : « Toi, le seul du 115e qui ait connu vraiment ceux qui sont tombés là-haut, le seul de leur classe qui soit survivant, caporal avec eux, reçois-moi avec mes numéros d’argent et mes petits galons blancs et conduis-moi à la victoire pour les venger. Toi, maintenant officier des jeunes, dis-leur bien que ceux qui dorment là-bas ne sont pas tombés inutilement, mais glorieusement et qu’aujourd’hui, le jour même où tu me reçois, des chasseurs commandés par toi s’apprêtent à monter vaillamment là-haut où ils sont tombés !

Me comprenez-vous maintenant ? »

Georges Estrangin est mort à l'Ambulance 5/1 d'Étinehem, dans la Somme, le 29 août 1916.

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Une réflexion sur “14 – 18. L’abbé Georges Estrangin : « A la sortie du bois, le capitaine nous rassemble, il en manque 107 à l’appel. Il pleure. »

  • Agnes Dupire

    Je relève une erreur.
    Il y a bien un bou­le­vard dans le 7° arron­dis­se­ment, ou j’habite…Mais pas de sta­tion de métro.
    En effet Estrangin – Pastré n’a rien a voir.
    Merci
    Agnès Dupire
    Tél ; 06 01 75 37 00
    adide2@​gmail.​com

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