Daniel Humair. Conversation à quatre sur un air de baguettes
Daniel Humair, sa batterie, le jazz, la musique, la peinture et le monde… Pour démarrer mon concert – des mots comme des notes, des phrases comme des accords –, j’avais en tête une image forte, celle qui me revenait d’une photo montrant un gamin noir, à la Louisiane sans doute, derrière son « instrument » : deux bouts de bois, un vieux bidon, une assiette rouillée. J’y voyais l’histoire profonde de l’instrument emblématique du jazz, du moins celui qui fut inventé par et pour cette musique. Pas moyen de remettre la main sur la photo, hélas. J’aurais aimé la coller à côté des autres, prises lors du concert donné ce 25 janvier au Moulin à Jazz de Vitrolles – plus exactement juste à côté, au théâtre municipal de Fontblanche.
[dropcap]La[/dropcap] salle était pleine d’un public venu saluer un monument. Même si Daniel Humair ne se considère pas comme tel – en tout cas, il s’en défend derrière un humour distancié et salutaire. À 80 ans sonnés, il pourrait n’avoir plus rien à prouver. Mais chacun de ses concerts apporte sa preuve. C’est le défi de la musique et, ici, celui du jazz, qui oscille entre le savant et le populaire – on l’a dit : la plus populaire des musiques savantes. Il faudrait vérifier quand même : savoir où donc se tapit « le peuple » quand il s’agit de musique et d’art en général. Justement, le programme du quartet s’intitulait « Modern Art » – on aime faire américain dans le jazz.
L’Art moderne a surgi en Europe à la fin du XIXe siècle, quasi en même temps que la révolution industrielle et technique, peu avant les inventions de la photo, du cinéma – et du jazz. Un courant, comme on dit, qui démarre avec un Déjeuner sur l’herbe (Manet), s’élance avec les impressionnistes et, en littérature avec Charles Baudelaire et Walt Whitman, poète américain, et ne finira pas vraiment si l’on considère que l’avant-garde et le contemporain en sont des continuations plus ou moins outrées.
Il en va de même, ou presque, en musique – j’y reviens – avec le jazz comme éruption volcanique, cette « musique de nègres » comme disaient les imbéciles et ignares (musique d’Afro-américains, certes, résultante aussi de toute la diaspora musicale européenne), musique explosive qui renversait les canons antiques, classiques, pour former un autre monde esthétique. Il faudra bien un siècle pour remettre le tout dans un même univers, celui de la Musique… universelle.
C’est ainsi que je revoyais mon petit gamin de la Louisiane, derrière sa batterie de misère, tandis que Daniel Humair, dans une même continuité historique, faisait vibrer fûts, cymbales et charleston. La batterie, c’est le battement de cœur d’un organisme musical, un orchestre, un combo, ici un quartet. Oui, question de cœur : Humair aime « ses » musiciens, il les cajole, les propulse. Ils sont heureux, comme des gamins qui jouent. Magnifiquement. Jouer de la musique, jouer de la contrebasse (Stéphane Kerecki), du saxophone (Vincent Lê Quang), de la trompette (Fabrice Martinez), la scène comme un bac à sable où tout peut s’inventer. Pas d’interdit dans le jeu ! Même s’il y a un cadre – ou plutôt parce qu’il y a un cadre : une écriture, précise, fine et, tout autour, le possible de l’invention libre, l’improvisation – cet art que pratiquaient aussi Bach, Beethoven, Chopin… Le batteur-vedette, qui ne veut pas l’être, s’excuse presque d’être si connu. Tel est le vrai leader naturel[ref]J’aime cette expression, telle qu’exprimée par Wilhelm Reich dans Le Meurtre du Christ (1953), où il dénonce les usurpateurs religieux, politiques et autres comme impotents, incapables de se laisser aller au flux du vivant.[/ref], celui qui libère les autres – pas le maître. Le jazz, selon Humair : « Une musique de la conversation ». Une dialectique subtile, heureuse. Il faudrait y voir une métaphore de la politique – notre époque en manque.
Ainsi, tous participent de cette pulsation-pulsion, à commencer par le contrebassiste, sculpteur du grave ; il libère le batteur de la grosse caisse, qui se donne alors aux harmoniques des cymbales, et aux timbres des peaux, si riches chez Humair. Un régal ! Le bois et le cuivre – saxos et trompette ou bugle – prennent la parole et se mêlent en harmoniques et contrepoints.
Le batteur de jazz, si souvent, entretient un rapport trouble au public. Celui-ci raffole du démonstratif : le « bûcheron » qui cogne comme un sourd, se dépense, transpire. C’est le bosseur, le prolo qui en bave : « Chapeau bas devant la casquette, à genoux devant l’ouvrier » ![ref]Expression ouvriériste s'il en est, notamment reprise par Gustave Flaubert dans un passage de L’Éducation sentimentale.[/ref] Alors, il applaudit, il ovationne, il récompense le travailleur si magnifié dans nos sociétés de l’effort et du sacrifice. Humair ne se prête en rien à cette ferveur suspecte. Loin du démonstratif, il joue.
Voilà pourquoi, ce musicien a tant joué, a tant été sollicité – il est plus facile de pointer les jazzmen avec lesquels il ne s’est pas produit. Dire encore qu’il a composé pour le cinéma – entre autres pour Le Procès d’Orson Welles. Dire aussi – Modern Art oblige – que ce Genèvois est un peintre de renommée internationale[ref]Plusieurs des morceaux joués hvendredi se référaient par leurs intitulés à des peintres contemporains proches du musicien : Jim Dine, Jackson Pollock, Bram Van Velde, Pierre Alechinsky, Yves Klein.[/ref]. C’est à ce titre qu’en 2014 je l’ai rejoint dans son atelier parisien. Je confirme la validité (relative) de cette (mauvaise) blague “beethovénienne” : Humair est tellement sourd qu’il croit faire de la peinture.
Tandis que nos quatre baladins remballaient leurs instruments, avant de quitter la bande de Charlie Jazz, Michel Legrand lâchait prise. Dura lex, sed lex. J’écrivais ici le lendemain : « Les artistes embellissent le monde – ou le rendent moins laid. Salut à eux ! »
Très bon article. Pas étonnant avec des musiciens pareils ! Quelle chance.
Bravo Geai, ton analyse si finement ressentie
La force du batteur, l’entente des instruments, musique trépidante qui nous prend aux tripes rien qu’à la lecture.
Et l’allusion à ce petit noir jouant avec bouts de bois un vieux bidon une assiette…
Début du jazz ?
Je regrette de pas être allée à ce Concert, car je vibre aux mots qui décrivent si bien l’ambiance, le bonheur des musiciens leur talent, mais ton texte m’a donné le regret de ne pas avoir vibré pleinement sensuellement
Merci pour ce si bel éloge .
Salut les jazzfreaks
DRUMMER
A Daniel Humair
Captateur de foudre à crû
tes caisses tes cymbales
puls’et sculpt” et zèbrent l’air.
TRIO
Pour Sonny Rollins
Somnambule la basse bourdonne et tisse
ses blocs de notes aux sons clairs
des caisses
Par rafales l’entrelacs des cymbales froisse l’air
Entre éclats entre rets le saxo s’exténue
bascule en spirale
s’épanche en nappes
et clame enfin son dernier brame.
NAISSANCE DU JAZZ
A Robert Vigneau
Jesus ! le jazz serait né
Bordel et gospel
Entre la messe et la fesse.